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Full text of "Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre"

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http://www.archive.org/details/nouvellefranceetOObent 


NOUVELLE-FRANGE 


ET 


.  "lUVELLE-ANGLETERRE 


P 


CALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 


DU  MÊME  AUTEUR 

Format  grand  in-l8. 

LES    AMÉRICAINES    CHEZ    ELLES    

AMOUR    PERDU  

UN    CHATIMENT 

CHOSES    ET    GENS  D'AMÉRIQUE 

CONSTANCE  (Ouvraçe courouné  par  l'Académie  fran- 
çavie) 

UNE   CONVERSION 

UN    DIVORCE 

UNE    DOUBLE    ÉPREUVE    

ÉMANCIPÉE 

FIGURE    ÉTRANGE 

GEORGETTE ( 

LA    GRANDE    SAULIÈRÉ 

JACQUELINE  

LITTÉRATURE    ET    MOEURS    ÉTRANGÈRES 

LEMARIAGE    DE    JACQUES 

LE    MEURTRE    DE    BRUNO    GALLI    

MISS    JANE 

NOUVEAUX    ROMANCIERS    AMÉRICAINS  

l'obstacle   

LE    PARRAIN    D'ANNETTE 

LA    PETITE    PERLE  

UN  REMORDS  (Ouvroçe  couronné  par  l'Académie  fran- 
çaise)      

LE  RETOUR 

LE  ROMAN  d'un  MUET 

TENTÉE 

TÊTE  FOLLE  

TONY  (Ouvrage  couronné  par  V Académie  française)  . 

LE    VEUVAGE    d'ALINE 

UNE    VIE    MANQUÉE 

LE    VIOLON    DE    JOB 

LA    VOCATION    DE    LOUISE 


vol. 


IMPRIMEUIE  CHAi.x,  RUE  BEROERE  20,  PARIS.  —  23004-10-98.  —  (Kscre  Lorilleux). 


NOTES   DE  VOYAGE 


NOUVELLE-FRANCE 


ET 


NOUVELLE-ANGLETERRE 


PAR 


TH.    BENTZON  Cfî"J) 


PARIS 
CALMANN   LÉVY,    ÉDITEUR 

3,    RUE   AUBER,    3 

1899 


Droits  de  reproduction  et  de  traductiou  réservés  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  et  la  Hollande. 


NOUVELLE-FRANCE 

ET 

NOUVELLE-ANGLETERRE 


LES  FEMMES    DU  CANADA  FRANÇAIS 


Avant  de  commencer  à  mettre  en  ordre  les 
impressions  que  j'ai  rapportées  pelé- môle  du 
Canada,  je  voudrais  dire  comment  il  m'a  été 
donné  de  les  recueillir,  comment  j'ai  pu  voir 
et  comprendre  très  vite  beaucoup  de  choses 
en  appuyant  mes  observations,  nécessairement 
superficielles,  sur  des  connaissances  histo- 
riques que  je  n'avais  certes  pas  acquises 
à  Paris.  Ce  fut  une  bonne  fortune  inat- 
tendue qui  me  fit  rencontrer  l'un  des  repré- 
sentants les  plus  distingués  de  l'Amérique 
française  en  la  personne  de  M.  l'abbé  Cas- 
grain.  Nous  venions  de  nous  embarquer  sur  la 

1 


2  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Champagne,  nous  n'avions  pas  encore  quitté  le 
Havre,  quand,  au  milieu  d'un  nombre  de  pas- 
sagers moins  considérable  que  si  le  jour  du 
départ  n'eût  pas  été  le  13,  cette  haute  figure 
de  prêtre  qui  arpentait  le  pont  à  grands  pas 
déterminés,  tout  en  causant  avec  un  ami,  fixa 
mon  attention.  Je  dis  prêtre,  bien  que  mon 
compagnon  de  traversée  portât  l'habit  civil, 
mais  il  y  a  je  ne  sais  quoi  qui  trahit  l'état 
ecclésiastique  même  chez  un  voyageur  de 
profession  comme  l'est  l'abbé  Gasgrain,  lequel 
entamait  bravement  sa  trentième  traversée. 

Ce  pèlerin  annuel  aux  pays  d'Europe,  ce 
passionné  pêcheur  de  saumon ,  héritier  de 
l'étonnante  activité  physique  de  sa  race,  est 
pourvu  d'une  activité  d'esprit  au  moins  égale. 
Il  parlait  avec  animation  en  soulignant  par 
des  gestes  expressifs  un  français  plus  ferme- 
ment et  plus  lourdement  prononcé  qu'il  ne 
l'est  chez  nous  d'habitude,  et  je  cherchais  en 
vain  à  reconnaître  dans  les  inflexions  assez 
particulières  de  sa  voix  au  timbre  clair , 
Faccent  de  telle  ou  telle  province.  Cet  accent 
non  classé  est  tout  simplement,  on  le  croit 
du  moins  au  Canada,  l'accent  du  xvii®  siècle. 

Évidemment  je  me  trouvais  en  présence  de 
quelqu'un.  Grande  taille,  grands  traits,  lunettes 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       3 

noires  abritant  des  yeux  usés  par  la  lecture  des 
vieux  manuscrits ,  la  face  rasée  développant 
une  charpente  osseuse  énergique,  les  dents 
fortes  et  blanches  qui  se  découvrent  tout 
entières  en  parlant,  les  cheveux  gris,  épais  et 
drus  sous  le  chapeau  haut  de  forme,  l'air 
d'autorité  naturelle  et  involontaire  d'un  homme 
liabitué  à  inspirer  confiance  et  respect  :  voilà 
en  quelques  coups  de  crayon  l'abbé  Casgrain. 
J'entendais,  à  mesure  qu'il  passait  et  repas- 
sait, les  noms  qui,  pour  moi,  ne  représentaient 
rien  encore,  de  Québec  et  de  Laurier,  la  ville 
française  par  excellence  et  le  ministre  à  la 
fois  catholique  et  libéral,  objet  d'un  double 
dévouement  de  la  part  de  ce  Canadien  très 
éclairé,  supérieur  à  toute  étroitesse.  Par  la 
force  de  sa  parole  vivante  et  persuasive  et 
aussi  la  plume  à  la  main,  l'abbé  Casgrain  a 
donné  autant  d'amis  à  son  pays  qu'il  a  eu 
d'interlocuteurs  et  de  lecteurs  dans  une  carrière 
déjà  longue.  C'est  sa  tache  en  ce  monde  que 
de  faire  connaître  et  valoir  le  Canada  français. 
Celui-ci  est  encore  tout  aux  mains  de  l'Église  ; 
de  nombreux  missionnaires  continuent  dans 
ses  parties  les  plus  lointaines  à  faire  avancer 
pas  à  pas  la  civilisation  parmi  les  sauvages; 
les  écoles  sont  au  pouvoir  des  prêtres  et  des 


4  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

religieuses  ;  les  archives  complètes  de  tous 
les  villages,  documents  uniques  et  sans  prix, 
leur  appartiennent  ;  le  clergé  garde  la  clef  de 
tout,  et  les  historiens  protestants  comme 
Parkman  l'ont  bien  compris.  Rien  n'est  pos- 
sible sans  son  intermédiaire.  Or,  entre  les 
guides  compétents  à  titres  divers  qu'il  aurait 
pu  me  fournir,  j'eusse  choisi  l'abbé  Casgrain, 
docteur  es  lettres ,  professeur  d'université , 
membre  de  plusieurs  sociétés  savantes  tant 
en  France  qu'en  Amérique ,  biographe  de 
Montcalm  et  de  Lévis,  compilateur  patient  des 
précieuses  archives  de  THôtel-Dieu  de  Québec, 
lauréat  de  l'Académie  française  pour  l'atta- 
chante histoire  des  Acadiens  qu'il  a  intitulée, 
se  souvenant  de  Longfellow  :  Pèlerinage  au  pays 
(TÉvangéline.  Un  hasard,  auquel  il  prétend 
avoir  aidé  un  peu,  le  plaça  dès  le  premier 
soir  de  la  traversée  à  la  table  où  je  me  trou- 
vais. Il  eut  vite  fait  de  se  déclarer  lecteur  assidu 
de  la  Bévue  des  Deux  Mondes;  tel  fut  le  début 
de  ce  que  je  lui  demande  respectueusement 
d'appeler  notre  amitié.  Ce  que  j'ai  vu  et  appris 
au  Canada,  c'est  beaucoup  grâce  aux  facilités 
qu'il  m'a  généreusement  procurées.  Chez  lui 
et  dans  son  entourage  immédiat  j'ai  rencontré 
les  personnalités  les  plus  marquantes  de  cette 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       5 

province  de  Québec,  française  autant  pour  le 
moins  que  la  France  elle-même. 

Je  tiens  à  l'en  remercier  sous  forme  d'avant- 
propos,  d'abord  pour  avoir  le  droit  de  lui  dé- 
dier mes  souvenirs  et  aussi  pour  n'être  pas 
forcée  de  revenir  à  chaque  instant,  comme  il 
le  faudrait  sans  cela,  sur  ce  que  j'ai  puisé  dans 
le  trésor  toujours  ouvert  de  ses  renseignements. 


Ayant  dit  à  M.  Casgrain  que  je  pensais  con- 
tinuer au  Canada  des  études  déjà  commencées 
sur  la  condition  des  femmes  en  Amérique,  il 
me  donna  cet  excellent  conseil  :  «  Visitez  d'a- 
bord les  couvents.  » 

Bien  entendu,  ce  fut  lui  encore  qui  me  fit 
pénétrer  dans  ces  retraites  closes,  et,  après 
examen  attentif,  je  déclare  qu'avec  d'essentielles 
différences  dans  leurs  moyens  d'action  et  avec 
un  but  qui  n'est  certes  pas  le  même,  les  Amé- 
ricaines du  Canada  ont  exercé  et  exercent  encore 
une  influence  sociale  tout  aussi  grande  que 
leurs  sœurs  des  États-Unis;  mais  les  plus  inté- 
ressantes d'entre  elles  sont  assurément  les  reli- 
gieuses. Le  prestige  qu'elles  ont  hérité  de  leurs 
grandes  ancêtres  spirituelles,  le  rôle  actif  que 
ces  dernières  jouèrent  dans  la  fondation  de  la 


6  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

colonie,  le  pouvoir  indiscuté  qui  en  résulte 
pour  les  religieuses  d'aujourd'hui  et  l'attitude 
particulière  que  leur  donne  le  sentiment  de 
cette  force,  les  souvenirs  émouvants,  les  glo- 
rieuses annales  dont  elles  sont  les  gardiennes, 
le  mélange  dans  les  cloîtres  comme  ailleurs  des 
deux  nationalités  anglaise  et  française,  le  voi- 
sinage de  la  liberté  américaine  proprement  dite 
qui,  —  je  l'avais  déjà  remarqué  tant  à  Balti- 
more qu'à  New-York,  —  ouvre  de  certaines 
fenêtres  sur  des  horizons  plus  vastes  que  ne  le 
comporte  dans  nos  vieux  pa^'^s  l'état  monas- 
tique, tout  cela  contribue  à  les  placer  très  haut, 
même  au  point  de  vue  purement  humain.  Je 
commencerai  donc  par  une  visite  dans  quelques 
couvents  cette  étude  de  la  Canadienne. 

A  l'Hôtel -Dieu  de  Québec  ce  sera  même  autre 
chose  qu'une  visite,  car  j'y  ai  vécu,  quittant, 
pour  me  rapprocher  de  la  duchesse  d'Aiguillon 
et  de  ses  protégées,  les  splendeurs  du  château 
Frontenac,  l'une  des  plus  magnifiques  auberges 
qui  soient  au  monde.  Ce  qui  me  conduisit  chez 
les  Hospitalières  fut  justement  le  goût  que 
m'avait  inspiré  un  livre  de  l'abbé  Casgrain', 


1.  Histoire  de  VHôtel-Dieu  de  Québec,  par  l'abbé  H.-R.  Cas- 
grain,  Montréal. 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       7 

puis,  ayant  pénétré  dans  la  place,  j'y  revins 
comme  malgré  moi. 

Jamais  je  n'oublierai  cette  première  entrée 
au  parloir.  Je  ne  vis  d'abord  que  la  grille  de 
clôture  et,  en  face,  attaché  à  la  boiserie,  le 
portrait  de  la  bienfaitrice  de  l'endroit,  une 
belle  gravure  ancienne  qu'entouraient  les  noms 
de  Très  haute  et  très  puissante  dame,  Marie 
de  Vignerod,  duchesse  d'Aiguillon.  Mais  dès  que 
deux  religieuses  étrangement  semblables,  dans 
leurs  vêtements  blancs  amples  et  majestueux, 
à  mes  chères  amies  du  Louvre,  immortalisées 
par  Philippe  de  Ghampaigne ,  eurent  paru 
derrière  la  double  grille,  tout  s'évanouit  pour 
moi,  sauf  ces  deux  intéressants  visages  :  l'un 
vermeil,  animé,  rayonnant  de  bienveillance  et 
de  franchise,  l'autre  d'une  blancheur  d'albâtre 
transparent,  éclairé  par  un  regard  et  un  sourire 
que  je  ne  rencontrerai  plus  jamais  en  ce 
monde,  une  mère  Agnès  qui  porte  au  Canada 
le  nom  de  Saint-André.  Nous  causâmes  sim- 
plement de  tout,  à  travers  les  noirs  barreaux, 
comme  nous  l'aurions  fait  dans  un  salon,  et 
ma  première  impression  s'affermit;  je  sentis 
qu'une  occasion  unique  se  présentait  pour  moi 
de  pénétrer  au  cœur  même  de  la  Nouvelle- 
France  telle  que  la  façonna,  bien  plus  que  ne 


8  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

le  firent  jamais  gouverneurs  ni  intendants,  ce 
triple  pouvoir  qui  abordait  le  4"  août  1639 
à  l'île  d'Orléans,  en  vue  de  Québec,  entassé, 
on  peut  le  dire,  dans  la  pauvre  petite  barque 
de  maître  Jacques  Vastel  :  «  un  collège  de 
Jésuites,  un  couvent  d'Ursulincs  et  une  maison 
d'Hospitalières  ».  En  tout,  treize  personnes, 
y  compris  un  frère  et  une  brave  suivante  qui 
s'était  engagée  à  servir  dix  ans  pourvu  qu'à 
la  fin  lui  fût  donné  l'habit  de  sœur  converse. 
On  sait  comment  s'était  produit  l'exode  extra- 
ordinaire de  ces  missionnaires  des  deux  sexes. 
La  duchesse  d'Aiguillon,  malgré  ses  boucles 
flottantes,  les  guipures  de  son  corsage  et  sa  toi- 
lette de  cour,  était  une  veuve  chrétienne  qui 
avait  essayé  de  la  vie  des  Carmélites.  Forcée 
par  sa  frôle  santé,  plus  encore  que  par  la  volonté 
d'un  oncle  auquel  on  ne  résistait  guère  pour- 
tant, que  l'on  fût  ou  non  sa  nièce,  car  il  se 
nommait  le  cardinal  de  Richelieu,  forcée  par 
un  double  motif  à  rentrer  dans  le  monde,  elle 
s'en  consolait  en  accomplissant  des  œuvres  de 
piété  innombrables.  Son  intérêt  se  portait  par- 
ticuHèrement  sur  les  missions,  ce  qui  ne  peut 
nous  surprendre  puisqu'elle  avait  saint  Vincent 
de  Paul  pour  directeur;  d'ailleurs  les  pages, 
palpitantes  d'enthousiasme,   de  la  Relation  des 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.  \i 

Jésuites  arrivaient  à  Paris  pour  y  enflammer 
dans  les  couvents  toutes  les  imaginations,  et 
pour  répandre  dans  les  cercles  mondains  une 
émotion  singulière  égale  à  celle  qu'eût  pu  cau- 
ser un  beau  roman  de  chevalerie.  Or  le  père 
Lejeune,  placé  à  la  tête  des  missions  de  la 
Nouvelle -France,  avait  écrit,  dans  le  style  un 
peu  fleuri  et  précieux  qui  lui  était  propre,  que 
non  seulement  un  grand  nombre  de  religieux 
s'empressaient  vers  le  froid  et  lointain  pays  où 
ils  savaient  trouver  l'air  du  ciel,  mais  qu'un 
nombre  non  moins  grand  de  religieuses  ne 
demanderaient  qu'à  les  rejoindre  pour  secourir 
les  pauvres  filles  et  les  pauvres  femmes  des 
sauvages. 

c(  Hélas  !  s'écriait-il,  voilà  des  vierges  tendres 
et  délicates  prêtes  à  jeter  leur  vie  au  hasard 
sur  les  ondes  de  l'Océan  et  on  ne  trouvera  point 
quelque  brave  dame  qui  donne  un  passeport  à 
ces  amazones  du  Grand  Dieu?  » 

On  trouva  deux  de  ces  braves  dames.  La  pre- 
mière qui  se  déclara  prête  fut  madame  de  la 
Peltrie,  la  plus  romanesque,  la  plus  séduisante, 
la  plus  imprudente  aussi  des  âmes  dévotes. 
Restée  veuve  de  très  bonne  heure  et  pressée  par 
son  père  de  se  remarier,  elle  avait  repoussé 
tous  les  prétendants  d'abord,  puis  offert  hardi- 

1. 


10  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

ment  sa  main  à  un  M.  de  Bernières,  trésorier 
de  France  à  Caen.  Celui-ci  joignait  à  toutes  les 
qualités  qui  font  un  homme  aimable  et  un 
galant  homme  une  piété  très  rare.  Avertie  qu'il 
avait  fait  vœu  de  chasteté,  la  jeune  veuve,  liée 
vis-à-vis  d'elle-même  par  le  même  vœu,  le 
choisit  pour  la  protéger  contre  les  persécutions 
paternelles.  Il  accepta  ce  rôle  délicat  et  la  se- 
conda peu  après  dans  une  héroïque  entreprise, 
restant  en  France  comme  son  mandataire 
dévoué,  tandis  qu'elle  frétait  un  navire  pour 
aller  consacrer  sa  grande  fortune  et  sa  per- 
sonne exquise  au  salut  des  sauvages. 

Le  mystère  de  cette  union,  simulée  entre 
deux  êtres  dignes  l'un  de  l'autre,  n'a  jamais 
été  complètement  pénétré  ;  ils  ne  se  revirent 
plus  après  un  suprême  adieu  dans  la  rade 
de  Dieppe  où  madame  de  la  Peltrie  s'em- 
barqua le  4  mai  1639  avec  trois  religieuses 
Ursulines  de  Tours  :  mademoiselle  de  la  Troche- 
Savonnières,  partie  malgré  les  supplications  de 
sa  famille,  la  mère  Cécile  de  Sainte  -  Croix, 
accourue  au  dernier  moment  ;  et  cette  Marie  de 
l'Incarnation,  tant  de  fois  appelée,  depuis 
Bossuet  qui,  le  premier,  la  salua  de  ce  nom, 
la  Sainte-Thérèse  de  la  Nouvelle-France.  Veuve 
comme  madame  de  la  Peltrie,  mais  née  dans 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      11 

d'autres  sphères  sociales,  cette  sublime  vision- 
naire s'était  détachée  impitoyablement,  pour 
prendre  le  voile,  d'un  fils  unique  qu'elle  remit 
au  départ  entre  les  mains  de  Dieu  sans  vouloir 
entendre  ses  prières,  ses  reproches,  ni  la  menace 
désespérée  qu'il  lui  avait  faite  de  se  perdre, 
tandis  qu'elle  irait  prodiguer  à  des  inconnus 
l'amour  qu'elle  lui  devait,  menace  rétractée  à 
la  fin,  puis  expiée  dans  l'exercice  de  toutes  les 
vertus  par  celui  qui  devait  devenir  lui-même 
un  religieux  plein  de  mérite,  dom  Claude 
Martin. 

Tandis  que,  sous  les  auspices  de  madame  de 
la  Peltrie,  se  formait  le  no3^au  du  premier  cou- 
vent de  femmes  qui  dut  exister  au  Canada,  la 
duchesse  d'Aiguillon  prenait  de  son  côté  l'enga- 
gement de  dédier  un  hôpital  «  au  précieux  sang 
du  Fils  de  Dieu  répandu  pour  faire  miséricorde 
à  tous  les  hommes  ». 

'  En  effet,  ce  sont  bien  là  les  mots  inscrits  en 
abrégé  au-dessus  de  la  porte  principale  des 
grands  et  superbes  bâtiments  qui  représentent 
aujourd'hui  à  Québec  cet  asile  de  la  charité. 

Le  cardinal  joignit  ses  largesses  à  celles  de  sa 
nièce,  et  la  compagnie  des  Cent  Associés,  qui 
gouvernait  alors  la  colonie,  réserva  aux  nou- 
velles venues  sept  arpents  et  demi  de  terre  dans 


12  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

l'enclos  de  Québec*,  plus  un  fief  aux  environs. 
Restait  à  choisir  l'ordre.  Les  Augustines  de 
Dieppe,  dites  religieuses  de  la  Miséricorde  de 
Jésus,  dont  l'origine  remonte  au  xii®  siècle, 
parurent  prédestinées  à  cet  honneur.  On  en 
délégua  trois,  parmi  lesquelles  la  mère  de  Saint- 
Ignace,  maladive,  infirme,  mais  d'une  énergie 
plus  forte  que  toutes  les  souffrances,  fut  élue 
supérieure  bien  qu'elle  n'eût  que  vingt-neuf 
ans  ;  il  est  vrai  que  ses  deux  compagnes  étaient 
encore  plus  jeunes  :  la  mère  de  Saint-Bernard, 
une  contemplative,  abîmée  dans  la  vie  inté- 
rieure, ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  servir,  avec 
les  autres,  de  manœuvre  aux  maçons  et  aux 
charpentiers,  quand  il  le  fallut,  pour  qu'avançât 
plus  vite  la  construction  de  l'hôpital  ;  et  la  mère 
de  Saint-Bonaventure,  innocente  comme  un  petit 
enfant,  puisque  depuis  l'âge  de  huit  ans  elle 
n'était  point  sortie  du  cloître,  si  jolie  que  ni  les 
fatigues,  ni  la  vieillesse  ne  purent  jamais  l'en- 
laidir, et  que  les  sauvages  extasiés  l'appelèrent 
jusqu'au  bout  la  gentille  vierge.  Toutes  les  trois 
se  joignirent  aux  Ursulines  qui  partaient  de 


1.  Bien  des  rues  s'y  sont  ouvertes  depuis,  sans  rien  coûter  à 
la  ville.  Et,  malgré  son  extrême  libéralité,  la  communauté  en- 
tend à  merveille  l'administration  de  ses  biens,  séparés  pour  le 
bon  ordre  de  ceux  des  pauvres. 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      13 

Dieppe  sous  la  protection  de  quelques  pères 
jésuites.  Ce  fut  le  commencement  entre  ces 
représentantes  de  l'éducation  et  celles  de  la 
charité  au  Canada  d'une  alliance  intime  qui  ne 
faiblit  jamais.  Les  unes,  dès  qu'un  désastre 
venait  à  les  frapper,  se  réfugiaient  chez  les 
autres,  et  le  pacte  qui  les  unit  est  encore  au- 
jourd'hui affectueusement  gardé. 

Le  départ  eut  lieu  avec  éclat,  la  reine  Anne 
d'Autriche  leur  promettant  sa  protection,  la 
duchesse  d'Aiguillon  envoyant  un  gentilhomme 
pour  assister  à  l'embarquement,  de  très  nobles 
dames  se  faisant  honneur  de  conduire  les 
voyageuses  au  port  dans  leurs  carrosses  et 
toute  la  ville  formant  cortège,  ce  qui  n'em- 
pêcha pas  la  petite  flottille  qui  portait  la 
fortune  spirituelle  de  la  Nouvelle-France  de 
courir  les  plus  grands  dangers  :  mer  démontée 
le  premier  jour,  poursuite  des  croisières 
espagnoles,  tempêtes  répétées,  rencontre  d'une 
énorme  banquise,  quasi  naufrage  à  l'entrée  du 
golfp  Saint-Laurent.  Enfin,  après  deux  mois 
et  demi  de  périls  presque  incessants,  on  jeta 
l'ancre  à  Tadoussac,  d'où  Jésuites,  Ursulines 
et  Hospitalières  prirent  la  première  barque  qui 
partait  pour  Québec.  Ce  méchant  bateau  fort 
incommode  leur  fit  faire  ce  que  j'ai  envié  tout 


14  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

le  temps  de  mes  excursions  trop  rapides  sur  le 
Saint-Laurent,  un  voyage  d'été  à  petites  journées 
avec  campement  le  soir  dans  les  bois  au  pied  des 
Laurentides.  Les  caps  qui  forment  la  côte  nord 
entendirent  chaque  matin  des  voix  virginales 
monter  vers  le  ciel,  tandis  que  la  messe  était 
célébrée  à  la  face  du  soleil  levant.  C'est  la 
dévote  idylle  qui  de  Tadoussac  à  Québec 
nous  apparaît  à  travers  d'autres  scènes  moins 
douces  ;  les  échos  du  grand  fleuve  doivent 
retenir  ces  cantiques  de  l'aube  avec  le  terrible 
cri  de  guerre  des  sauvages,  le  rugissement  du 
canon,  et  le  pétillement  des  mousquets. 

Quelles  salves  joyeuses  retentirent  lorsque 
les  religieuses  abordèrent  la  terre  promise,  en 
la  baisant  à  genoux  I  Les  Indiens  étaient  enfin 
forcés  de  se  rendre  au  miracle  qui,  depuis 
longtemps  annoncé,  les  avait  laissés  incré- 
dules. Des  filles  vierges  «  qui  n'avaient  pas 
d'hommes  ni  d'autre  époux  que  le  Grand 
Esprit  »,  venaient  prendre  soin  d'eux  dans 
leurs  maladies,  élever  leurs  enfants,  les  se- 
courir, les  aimer  sans  les  connaître.  Elles  en 
donnèrent  la  preuve  aussitôt.  Les  Ursulines 
reçurent  toutes  les  petites  néophytes  qu'on 
voulut  leur  confier  dans  une  méchante  masure 
de  la  basse  ville* 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       15 

Les  Hospitalières,  un  peu  mieux  logées, 
remplirent  une  tâche  plus  dure  encore.  La 
terrible  picote,  la  petite  vérole,  fléau  de  la 
race  indienne,  sévissait  avec  la  dernière  vio- 
lence, et  une  malpropreté  sans  pareille  aggra- 
vait la  maladie  presque  toujours  mortelle.  Au 
milieu  de  miasmes  suffocants,  les  religieuses 
soignaient  ces  pauvres  êtres,  se  dépouillant 
pour  les  panser  de  leurs  guimpes  et  de  leurs 
bandeaux,  car  ils  n'avaient  en  fait  de  linge 
que  des  peaux  de  bêtes.  Ensuite  les  trois 
hospitalières,  renforcées  par  des  recrues  nou- 
velles de  France,  eurent  à  garder  pendant  la 
saison  de  la  chasse  les  enfants,  les  vieillards, 
et  ces  infirmes  qu'auparavant  les  sauvages 
tuaient  à  regret,  ne  pouvant  les  emmener 
avec  eux.  La  reconnaissance  des  chasseurs 
s'exprima  au  retour  par  le  don  des  meilleurs 
morceaux  d'orignal  ou  de  castor,  faute  des- 
quels les  pauvres  femmes  seraient  peut-être 
mortes  de  privations,  bien  que  le  Gouverneur 
supprimât  parfois  de  son  ordinaire,  pour 
leur  en  faire  hommage,  quelque  volaille  gelée. 

Québec,  rendu  depuis  peu  d'années  à  la 
France  par  le  traité  de  Saint- Germain,  n'était 
encore  qu'un  village  de  deux  cent  cinquante  âmes 
enveloppé  de  forêts  ;  on  y  manquait  de  tout* 


16  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Les  Hospitalières,  à  la  demande  des  sau- 
vages convertis,  groupés  dans  l'établissement 
qu'avait  organisé  pour  eux  le  commandeur  de 
Sillery,  allèrent  habiter  l'endroit  de  ce  nom  à 
une  lieue  de  la  ville  ;  mais  les  tentatives  des 
Iroquois,  résolus  à  enlever  «  les  filles  blan- 
ches »,  décidèrent  de  leur  retour  à  Québec. 
Là  elles  durent  se  contenter  de  misérables 
logements  d'emprunt,  jusqu'à  ce  que,  dans 
l'hôpital  enfin  achevé,  elles  retrouvassent  ce 
qui  leur  était  si  cher,  ce  qui  leur  manqua  si 
souvent,  la  clôture.  Les  épreuves  qu'eurent  à 
subir  depuis  leur  fondation  ces  premiers  cou- 
vents canadiens  semblent  presque  incroyables  : 
tremblements  de  terre,  sièges,  bombarde- 
ments, incendies,  rien  ne  manqua.  Quitte  à 
revenir  aux  Ursulines,  dans  un  autre  chapitre 
sur  l'éducation  des  femmes  au  Canada  et  le 
genre  de  société  qu'elle  a  produit,  je  parlerai 
d'abord  des  Hospitalières,  ces  bienfaitrices  de 
Québec. 

Les  voyez-vous,  lors  du  bombardement  de 
1690  par  les  Anglais,  ramasser  en  une  seule 
journée,  dans  l'enceinte  même  du  cloître, 
vingt -six  boulets  qu'elles  font  transporter 
aussitôt  pour  le  service  de  nos  batteries?  Les 
voyez-vous  donner  leur  pain  aux  soldats,  leurs 


LES   FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.  17 

planches  et  leurs  madriers  pour  construire  des 
redoutes?  Elles  furent  présentes  aussi  à  la 
victoire,  puis,  après  la  joyeuse  célébration  d'un 
premier  centenaire  où  leur  repos  semblait 
assuré,  tout  brûla  chez  les  sœurs;  elles  étaient 
campées  tant  bien  que  mal  dans  la  maison  des 
Jésuites  quand  la  guerre  dite  de  Sept  ans  s'an- 
nonça pour  elles  par  l'invasion  de  maladies 
pestilentielles  qu'amenèrent  les  troupes.  La  re- 
construction du  monastère  marchait  vite  cepen- 
dant, grâce  aux  quêtes  et  aux  collectes;  sans 
retard  aussi  les  bâtiments  neufs  furent  consa- 
crés par  le  martyre  obscur  de  plusieurs  reli- 
gieuses mortes  d'épuisement  et  de  fièvre  au  lit 
des  malades. 

En  1759,  le  siège  de  Québec  les  força  de 
s'exiler  hors  des  murs.  Durant  deux  mois, 
nous  disent  les  historiens,  la  ville  fut  ex- 
posée à  une  pluie  de  bombes  sans  presque 
pouvoir  y  répondre  à  cause  de  la  rareté  du 
matériel  de  guerre. 

Les  Hospitalières  rentrèrent  tristement  à 
Québec  jonché  de  ruines  et  tombé  au  pouvoir 
des  Anglais.  Les  soldats  remplissaient  leur 
maison.  Un  instant  encore  elles  espérèrent 
échapper  au  joug  de  l'étranger  hérétique  ;  Lévis 
avait  remporté  la  victoire  de  Sainte-Foy  à  la 


18  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

tête  des  milices  canadiennes,  mais  la  France 
ne  lui  envoya  pas  le  secours  sur  lequel  il 
comptait;  c'en  était  fait,  le  Canada  restait  à 
l'Angleterre.  Et  alors  se  produisit  quelque  chose 
de  quasi  miraculeux.  Il  se  trouva  une  duchesse 
d'Aiguillon,  petite-nièce  de  la  fondatrice,  pour 
intéresser  aux  Hospitalières,  lord  Chatham,  mi- 
nistre d'Angleterre,  qui  les  traita  avec  une  géné- 
rosité inattendue.  Leur  force  d'âme  et  leur 
industrie  vinrent  à  bout  des  autres  difficultés. 

Le  nouveau  siège  de  Québec  par  les  Amé- 
ricains les  alarma  une  fois  de  plus;  elles  se 
trouvèrent  relativement  heureuses  quand,  le  cou- 
vent ayant  cessé  d'être  une  caserne,  elles  purent 
reprendre  en  paix  l'exercice  de  leur  vocation. 

Depuis  lors  elles  ont  vécu  comme  je  les  ai 
vues  vivre  pendant  mon  inoubliable  séjour  sous 
leur  toit,  entourées  du  respect  et  de  l'afTection 
de  tous  :  une  atmosphère  d'héroïsme  autant  que 
de  sainteté  les  enveloppe  et  il  est  facile  de  com- 
prendre le  genre  d'enthousiasme  qui  amena 
dans  leurs  rangs  tant  de  filles  des  meilleures 
familles.  Elles  représentaient  tout  de  bon,  selon 
l'expression  du  père  Lejeune,  les  amazones  de 
la  charité,  mêlées  d'ailleurs  à  tous  les  grands 
événements,  recevant  chez  elles  au  débarqué 
cet  hôte  illustre,  le  père  de  l'Église  canadienne, 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      19 

monseigneur  de  Laval,  de  la  maison  de  Mont- 
morency, considérées  par  le  Gouverneur  et  par 
les   Intendants,  suivies   de   loin    d'un    regard 
d'admiration  par  les  amis  haut  placés  qu'elles 
comptaient  en  France  :  les  Richelieu,  les  Gondé, 
les  Fouquet,  les  Lamoignon  et  bien  d'autres. 
Leurs  exemples  de  dévouement  furent  conta- 
gieux même  dans  les  rangs  de  la  société  laïque. 
Lorsque  le  régiment  de  Garignan,  venu  en  1665 
avec  le  vice-roi,   marquis  de    Tracy,   apporta 
une  terrible  épidémie  de  fièvres  malignes  con- 
tractées pendant  l'expédition  aux  Indes  occi- 
dentales, les  dames  de  Québec  partagèrent  jour 
et  nuit  les    dangers  et  les  travaux  des  reli- 
gieuses. Ajoutons  que  ces  infirmières  impro- 
visées n'eurent  pas  affaire  à  des  ingrats  :  ce  qui 
survécut  d'une  troupe  d'élite,  renforcé  par  deux 
compagnies  envoyées  de  France,  resta  au  Ca- 
nada et  y  fit  souche. 

J'ai  subi  pour  ma  part  l'ascendant  singulier 
qui  se  dégage  du  contact  des  Hospitalières  de 
Québec,  contact  bien  rare  cependant,  car  elles 
sont  si  constamment  occupées  de  leurs  malades 
que  l'une  d'elles  m'avouait  n'avoir  pas  eu  le 
temps  depuis  des  mois  de  descendre  un  seul 
instant  dans  le  jardin.  Mais  on  a  la  fréquente 
vision  de  ce  voile  noir  qui  passe  toujours,  on 


20  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

le  sait,  en  roule  vers  une  mission  de  pitié.  Ces 
visages  que  ne  frappe  jamais  l'air  ni  le  soleil, 
si  blancs  sous  le  fm  bandeau  qui,  cachant  le 
front  et  encadrant  les  joues,  leur  prête  une 
apparence  de  jeunesse  éternelle,  vous  imposent 
le  calme,  un  calme  qui  est  d'ailleurs  tout  le 
contraire  de  mélancolique,  car  jamais  je  n'ai 
rencontré  de  personnes  aussi  satisfaites  de  leur 
sort.  Et  de  temps  à  autre,  quand  deux  d'entre 
elles  auxquelles  je  reviens  toujours,  s'oubliaient 
un  peu  à  causer,  j'étais  ravie  de  la  grâce  d(i 
leur  esprit,  de  leur  vive  compréhension  des 
choses  qui  devaient  leur  être  le  plus  étran- 
gères . 

—  C'est,  me  disait  l'une  d'elles  dont  je  tais 
le  nom  parce  qu'elle  ne  me  pardonnerait  pas 
de  la  faire  parler  et  agir  dans  ce  récit  profane, 
c'est  que  nos  malades  nous  apportent  le  monde 
en  abrégé.  La  souffrance  étant  au  fond  de  tout 
pour  les  plus  riches  et  les  plus  heureux,  nous 
en  savons  très  long  par  l'intermédiaire  des 
misérables. 

Elles  m'avaient  logée  dans  une  grande  cham- 
bre blanchie  à  la  chaux,  commode  et  bien 
chauffée,  dont  les  deux  fenêtres  très  hautes,  aux 
lourds  volets  de  bois  brun,  au  double  châssis 
vitré,  donnaient  sur  le  Saint-Laurent.  Je  par- 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.  21 

tais  de  là  pour  explorer  les  curiosités  des  envi- 
rons; pour  aller  voir  à  Lorette  les  derniers 
Hurons  ou  pour  reconnaître  en  Sainte-Anne  de 
Beaupré  une  succursale  de  Sainte-Anne  d'Auray  ; 
pour  rendre  aussi  des  visites  en  ville ,  comme  si 
j'eusse  été  tout  de  bon  naturalisée  Québec- 
quoise.  Les  jours  de  pluie,  je  les  passais  à 
lire,  ayant  sous  la  main  toute  une  bibliothèque 
canadienne  que  m'avaient  composée  des  amis  : 
l'excellente  Histoire  du  Canada  en  trois  volumes 
de  Garneau,  les  Poésies  d'Octave  Crémazie,  ce 
libraire  de  la  rue  de  la  Fabrique  chez  qui 
tous  les  esprits  distingués  de  Québec  se  don- 
nèrent longtemps  rendez-vous,  très  fin  lettré 
lui-même,  et  avant  tout  patriote. 
Il  a  chanté  : 

. . .  Les  jours  de  Carillon 
Où,  sur  le  drapeau  blanc  attachant  la  victoire. 
Nos  pères  se  couvraient  d'un  immortel  renom 
Et  traçaient  de  leur  gloire  une  héroïque  histoire. 

Je  me  plongeais  aussi  dans  le  charmant 
roman  de  M.  de  Gaspé,  les  Anciens  Canadiens, 
où  revit  la  société  de  la  Nouvelle-France  sous 
la  plume  piquante  et  facile  de  ce  gentilhomme 
d'autrefois,  lequel  à  ses  qualités  de  conteur 
joignait    les  mérites    d'un    patriarche,  car  il 


22  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

laissa  cent  quinze  enfants  et  petits -enfants. 
D'autres  livres  encore  appartenant  à  la  littéra- 
ture locale  et  plus  intéressants  par  le  fond  que 
par  la  forme  souvent  incorrecte,  furent  feuil- 
letés le  soir  à  la  clarté  d'une  modeste  petite 
lampe.  Je  devrais  parler  surtout  des  manu- 
scrits précieux,  annales  de  l'Hôtel-Dieu,  lettres 
jaunies,  parchemins  vénérables  tirés  des 
archives  des  religieuses  et  que  celles-ci  me 
permirent  de  regarder. 

Il  n'était  pas  jusqu'à  l'heure  du  repas  frugal 
servi  trois  fois  par  jour  dans  le  réfectoire  des 
pensionnaires,  qui  ne  me  fournît  quelques 
sujets  d'étude.  Ces  veuves  et  ces  demoiselles 
à  demi  retirées  du  monde  me  faisaient,  tout 
en  causant,  pénétrer  à  leur  insu  dans  l'inti- 
mité du  pays.  L'esprit  catholique  et  français 
s'y  affirme  partout,  chez  les  plus  humbles 
comme  chez  les  plus  intelligents  ;  j'étais  seule 
étrangère  et  je  n'avais  nullement  le  sentiment 
de  l'être  ;  il  me  semblait  avoir  élu  domicile 
dans  un  couvent  de  Bretagne  ou  de  Nor- 
mandie, au  milieu  d'excellentes  dames  de 
province.  Autour  de  nous  glissaient  les  sœurs 
converses  de  leur  pas  léger,  versant  les  bois- 
sons anodines  qui  remplacent  le  vin,  servant 
de  petits  plats  que  je  trouvais  délicieux,  sur- 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      23 

tout  depuis  qu'étant  entrée  un  matin  dès 
l'aube  dans  l'office  j'avais  trouvé  la  sœur 
Saint-I...  à  genoux  comme  le  bon  frère  que 
Murillo  a  élevé  au-dessus  de  terre  dans  le 
ravissement  de  l'extase,  tandis  que  les  anges 
font  la  cuisine  à  sa  place. 

Mais  le  plus  beau  moment  de  la  journée 
était  l'heure  des  grands  couchers  de  soleil 
qui  incendient  le  Saint-Laurent.  Je  sortais 
sur  le  balcon  de  bois,  occupant  toute  la  lon- 
gueur du  bâtiment  énorme  où  ma  chambre 
était  située,  et  je  l'arpentais  sans  me  lasser, 
perdue  dans  la  beauté  du  spectacle  et  aussi 
dans  d'interminables  songeries  que  favorisait 
le  calme  argenté  qui  précède  la  nuit.  Le  port, 
les  docks,  les  bassins,  le  bâtiment  pseudo-grec 
de  la  douane,  tout  cela  s'enveloppait  peu  à  peu 
d'ombre  et  de  silence.  On  ne  voyait  plus  le 
drapeau  anglais  flotter  au-dessus  de  cette  ville 
française,  anomalie  choquante  pour  moi  seule 
d'ailleurs.  Nous  ne  pouvons  qu'à  grand'peine, 
ici  où  la  haine  de  «  la  perfide  Albion  »  est  un 
trait  national,  nous  rendre  compte  des  deux 
sentiments,  inconciliables  à  notre  gré,  qui 
existent  chez  les  Canadiens.  Ils  restent  sur 
beaucoup  de  points  pareils  à  des  Français 
d'avant  89,  tout  en    acceptant  un  protectorat 


24  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOtJVELLË-ANGLËTERRE. 

qui  n'a  rien  d'importun,  sauf  le  devoir  de  se 
lever  et  de  se  découvrir  quand  retentit  le  God 
save  the  Queen. 

Le  poète  Fréchette  a  exprimé  ce  phénomène 
en  vers  dont  je  ne  me  rappelle  que  le  sens. 
C'est  un  père  qui  fait  l'éloge  pompeux  du 
drapeau  anglais  à  son  fils  et  qui  l'invite  à 
s'incliner  devant  lui.  L'enfant  écoute  en  silence, 
puis  il  dit  timidement  : 

—  Nous  en  avons  un  autre  à  nous  ? 

—  Oh!  répond  le  père,  celui-là  il  faut  le  baiser 
à  genoux  î 

En  effet  le  pavillon  britannique  déployé  sur 
la  citadelle  n'offense  personne,  et  cependant 
quand,  pour  la  première  fois  depuis  bien 
longtemps  sous  le  second  Empire,  un  navire 
de  guerre  français  entra  pacifiquement  dans 
la  rade  de  Québec,  tous  les  villages  ensemble 
vinrent  de  très  loin  saluer  ceux  qu'ils  appellent 
toujours  «  nos  bonnes  gens  ».  Ce  fut  une  allé- 
gresse générale  ;  on  se  disputait  l'équipage 
pour  lui  faire  fête.  Un  vieillard,  retenu  dans 
son  lit  par  la  maladie,  voulut  qu'on  lui  ame- 
nât un  des  officiers  et,  le  priant  de  se  mettre 
en  pleine  lumière,  le  regardant  longuement 
avec  attention,  il  lui  dit  ces  paroles  tou- 
chantes : 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.  2o 

—  Que  je  voie  les  yeux  qui  ont  vu  le  vieux 
pays  ! 

Le  Canada  me  fait  penser  à  de  certaines 
veuves  qui,  après  un  orageux  mariage  d'amour, 
trouvent  dans  leur  seconde  union  la  sécurité, 
la  paix,  beaucoup  d'avantages  matériels  et  qui 
répondent  à  de  bons  traitements  par  une 
reconnaissance  suffisante,  mais  dont  le  cœur, 
malgré  tout,  reste  à  celui  qui,  en  dépit  de  ses 
torts,  sut  se  faire  adorer.  Elles  ne  voudraient 
pas  recommencer  ce  beau  temps  de  la  jeunesse, 
il  leur  a  coûté  trop  cher  !  mais  elles  soupirent 
en  y  songeant,  et  elles  regrettent  jusqu'à  leurs 
souffrances. 

Je  pensais  à  ces  choses  et  à  bien  d'autres, 
durant  mes  promenades  du  soir,  accompagnée 
par  le  bruit  régulier  de  mon  pas  sur  les  plan- 
ches. Quelque  curieux  regardant,  du  fond  de 
la  rue  en  précipice,  la  haute  masse  des  bâti- 
ments de  l'Hôtel -Dieu,  m'eût  sans  doute  prise 
sous  mon  manteau  à  capuchon  pour  une  recluse 
ou  pour  une  malade. 

Des  malades  je  n'étais  pas  très  loin,  en  effet, 
quoique  les  appartements  réservés  aux  pension- 
naires soient  tout  à  fait  distincts  des  différentes 
salles.  Bien  des  fois,  en  allant  au  téléphone  cor- 
respondre avec  mes  amis  de  la  ville,  j'ai  tra- 

2 


26  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

versé  Tune  d'elles,  celle  où  sont  transportés  les 
malades  dont  l'état  ne  laisse  plus  d'espoir.  Eh 
bien,  au  bout  de  très  peu  de  temps,  j'avais 
cessé  d'éprouver  l'horreur  que  l'on  suppose.  Il 
faut  habiter  un  hôpital  pour  sentir  combien  se 
modifient  vite  dans  cette  atmosphère  nos  notions 
courantes  sur  la  mort  et  sur  la  vie  ;  pour  voir 
combien  tout  ce  que  nous  redoutons  le  plus 
dans  l'inévitable  fin  est,  après  tout,  simple  et 
facile;  et  pour  comprendre  une  bonne  fois, 
dans  sa  logique  sublime,  la  vocation  de  ces 
femmes  tout  ensemble  sœurs  et  mères,  comme 
l'une  d'elles  le  disait  affectueusement  devant 
moi  à  un  pauvre  diable  qui  lui  demandait,  en 
la  remerciant,  duquel  des  deux  noms  il  devait 
l'appeler. 

Cependant,  si  le  local  de  l'Hôtel-Dieu  pro- 
prement dit  m'était  familier,  le  domaine  parti- 
culier des  religieuses,  l'autre  côté  de  la  grille 
me  restait  inconnu.  Tout  près  de  la  commu- 
nauté, en  rapport  quotidien  avec  quelques-uns 
de  ses  membres,  j'étais  séparée  d'elle  par  ce  que 
je  sentais  être  une  barrière  infranchissable  au- 
tant que  celle  qui  sépare  le  temps  de  l'éternité. 

Une  permission,  demandée  en  haut  lieu,  me 
permit  à  la  fin  de  mon  séjour  de  pénétrer  chez 
mes  saintes  amies  et  ce  fut  avec  une  véritable 


LES   FEMMES   DU   CANADA   FRANÇAIS.  27 

émotion  que  je  franchis  la  porte  défendue  qui 
ferme  la  partie  la  plus  ancienne  du  monastère. 
Ce  bâtiment  vénérable  est  aimé  des  religieuses 
par-dessus  tout  :  elles  ne  se  résignent  pas  à 
occuper  les  cellules  de  l'aile  neuve.  Nous 
gagnons  vite  le  vieil  escalier  dont  les  marches 
sont  formées  de  madriers  indestructibles,  avec 
une  rampe  massive,  des  balustres  équarris  en 
bois,  de  lourds  pendentifs  et  un  grand  trou 
creusé  par  un  boulet  lors  du  siège  de  1759. 
On  n'a  pas  voulu  le  réparer  en  même  temps 
que  d'autres  dégâts  afin  qu'il  pût  porter  témoi- 
gnage du  péril  couru.  Aujourd'hui  encore  les 
Hospitalières  se  servent,  en  guise  de  pesées,  de 
presses  pour  la  lessive,  des  fragments  de  pro- 
jectiles qui  labouraient  dans  ce  temps -là  les 
cours,  les  jardins,  les  murs  d'enceinte.  Au 
sommet  de  l'escalier  se  trouve  la  cloche  chargée 
de  réveiller  dès  quatre  heures  du  matin  les 
habitantes  des  cellules  ouvrant  à  droite  et  à 
gauche  sur  un  large  corridor.  Le  nom  de  cha- 
cune d'elles  est  au-dessus  de  la  porte.  Si  la 
maison  en  général  avec  ses  murs  blanchis,  ses 
planchers  nus,  son  ameublement  sommaire  se 
défend  toute  espèce  de  luxe,  la  recherche  de  la 
pauvreté  est  ici  plus  sensible  que  partout  ail- 
leurs. 


28  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Les  très  petites  cellules,  toutes  à  peu  près  de 
môme  dimension,  ne  renferment  qu'un  lit  étroit 
et  bas  enveloppé  de  cotonnade  grise  et  marqué, 
parfois,  d'une  inscription  comme  celle-ci  :  «  Dieu 
seul.  »  Un  buffet  supportant  le  bassin  et  la 
cruche,  une  chaise,  un  prie -Dieu  surmonté  du 
crucifix,  voilà  tout.  Pour  ne  pas  s'attacher  à  ces 
objets,  les  religieuses  changent  de  chambre 
presque  tous  les  ans.  Même  austérité  dans  le 
vaste  réfectoire  où  une  antique  vaisselle  d'étain 
est  encore  en  usage.  La  princesse  Louise  d'An- 
gleterre, visitant  la  clôture,  voulut,  me  dit-on, 
manger  la  soupe  dans  ces  curieuses  écuelles  à 
oreilles.  Un  tour  fait  communiquer  le  réfec- 
toire et  les  cuisines,  vastes  comme  nos  anciennes 
cuisines  de  châteaux  avec  d'énormes  solives  au 
plafond  et  toutes  dallées  de  pierres  noires  iné- 
gales ;  les  vieux  usages  y  sont  immuablement 
gardés,  celui  de  la  chandelle,  par  exemple,  qui 
cède  difficilement  à  l'innovation  de  l'huile  de 
charbon.  Mais  une  propreté  exquise  règne  par- 
tout. Quelques  tableaux  anciens,  des  miniatures 
sur  cuivre  et  de  très  belles  estampes,  présents 
de  la  duchesse  d'Aiguillon  ou  d'autres  grandes 
dames,  décorent  les  petites  chapelles  placées  à 
intervalles  réguliers  dans  une  galerie  qui  règne 
sur  toute  la  longueur  du  premier  étage.  A  l'une 


LES  FEMMES  DU  CANADA   FRANÇAIS.  29 

de  ses  extrémités  certaine  armoire  aux  pan- 
neaux enluminés  de  paysages  naïfs  renferme 
une  crèche  exposée  seulement  au  temps  de 
Noël  :  des  anges  en  robes  de  satin,  avec 
d'amples  perruques  bouclées,  planent  au  bout 
d'un  fil  au-dessus  de  l'Enfant  Jésus,  de  la 
Sainte- Vierge,  de  Saint-Joseph  et  des  animaux 
de  l'étable.  Toutes  ces  pieuses  poupées  vinrent 
de  France  sous  Louis  XIV.  Un  noël  du  grand 
siècle  est  annuellement  chanté  devant  elles  sur 
un  air  de  menuet  que  me  fait  entendre  l'une 
des  sœurs. 

On  me  montre  à  cette  même  place  la  châsse 
qui  renferme  quelques  reliques  d'une  jeune 
Huronne  morte  en  odeur  de  sainteté.  C'est 
la  seule  sauvagesse  qui  ait  jamais  été  admise 
à  prononcer  ses  vœux;  elle  se  nommait  Scanud 
Haroï,  devenue  Agnès  au  baptême,  et  brû- 
lait d'entrer  dans  la  vie  religieuse;  mais  le 
caractère  inconstant  de  la  race  empêche  géné- 
ralement que  ces  sortes  de  vocation  soint  encou- 
ragées. Les  obstacles  les  plus  rudes  furent  donc 
opposés  à  Scanud  Haroï;  elle  les  surmonta  tous, 
puis  elle  mourut,  ayant  obtenu  comme  grâce 
suprême  de  quitter  ce  monde  en  habit  d'Hos- 
pitalière de  la  Miséricorde.  Au-dessous  du  très 
joli  reliquaire  qui  la  rappelle  se  trouvent  les 

2. 


30  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

tibias  entre -croisés  du  pauvre  père  Lalemant, 
dont  un  tableau  placé  dans  le  corridor  retrace 
l'épouvantable  martyre.  Pendant  l'hiver  de  1649, 
une  armée  d'Iroquois  massacra  la  nation  hu- 
ronne  qui  était  devenue  chrétienne.  Ces  ter- 
ribles ennemis  du  christianisme  et  de  la  France 
s'étaient  emparés  en  même  temps  de  deux 
Jésuites,  les  pères  de  Brébeuf  et  Lalemant, 
pour  lesquels,  dans  leur  haine  contre  les  robes 
noires,  ils  inventèrent  des  supplices  nouveaux. 
Le  père  de  Brébeuf  était  un  géant  parmi  les 
missionnaires,  un  de  ces  gentilshommes  nor- 
mands athlétiques  comme  aimait  à  les  peindre 
Barbey  d'Aurevilly,  sous  les  traits  d'un  abbé 
de  la  Croix- Jugan.  On  lui  suspendit  au  cou  un 
collier  de  haches  rougies  au  feu,  on  l'enveloppa 
d'une  ceinture  de  résine  enflammée,  on  baptisa 
d'eau  bouillante  sa  tête  scalpée,  on  tailla  sur 
lui  des  morceaux  de  chairs  grillées  et  dévorées 
en  sa  présence,  sans  parvenir  à  lui  faire  pousser 
un  cri.  Jusqu'au  bout,  d'une  voix  ferme,  il 
encouragea  les  malheureux  Hurons  qui  parta- 
geaient ses  souffrances.  Quand  on  lui  eut  coupé 
la  langue  et  enfoncé  un  fer  rouge  dans  la 
bouche,  il  bénissait  par  signes,  impassible  tou- 
jours. Les  Iroquois  stupéfaits  finirent  par  voir 
en  lui  un  être  surnaturel,  ils  lui  arrachèrent  le 


I 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      31 

cœur  et  le  mangèrent  entre  eux  pour  se  péné- 
trer de  son  courage.  Un  buste  d'argent  envoyé 
de  France  par  la  noble  famille  de  Brébeuf  ren- 
ferme aujourd'hui  le  crâne  du  martyr. 

Dans  la  salle  de  communauté  il  y  a  quelques 
portraits  intéressants,  entre  autres  celui  de  la 
mère  Duplessis  de  Sainte-Hélène,  fille  d'un 
trésorier  au  département  des  finances.  Elle  est 
en  Sainte-Hélène  impératrice,  portant  la  croix  : 
c'était  une  personne  spirituelle  et  lettrée,  qui, 
élue  supérieure  en  des  temps  difficiles,  s'ac- 
quitta noblement  de  sa  tâche,  forçant  au  res- 
pect les  Anglais  victorieux.  Mais  il  semble  que 
la  défaite  de  la  France  lui  ait  brisé  le  cœur. 
En  vain  le  général  Murray  lui  imposa- 
t-il  les  soins  du  plus  habile  chirurgien  de 
l'armée,  rien  ne  put  la  sauver.  H  reste  d'elle 
un  monument  historique  durable,  les  Annales 
de  la  communauté  depuis  leur  origine.  Elle 
fut  chargée  de  cette  compilation  par  la  mère 
Juchereau  de  Saint-Ignace,  dont  le  portrait, 
conservé  dans  la  même  salle,  donne  l'idée  d'un 
visage  énergique,  au  nez  aquilin,  aux  grands 
yeux  à  fleur  de  tête  pétillant    d'intelligence. 

Cette  maîtresse  femme,  la  première  Hospita- 
lière née  au  Canada  qui  soit  parvenue  au  rang 
de  supérieure,  sut  défendre  contre  tous,  même 


32  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

contre  un  évêque,  les  droits  imprescriptibles 
de  la  communauté.  Chacun  des  portraits  — 
ils  sont  en  trop  petit  nombre  —  donne  lieu  à 
d'intéressantes  explications;  le  plus  précieux 
est  celui  de  la  mystique  mère  de  saint  Augus- 
tin, car  les  Hospitalières  la  vénèrent  comme 
font  les  Ursulines  de  leur  grande  Marie  de  l'In- 
carnation :  ce  sont  les  deux  saintes  de  la  Nouvelle- 
France.  Catherine  deLongpré,  d'une  noble  famille 
de  Normandie,  promettait  dès  sa  première  jeu- 
nesse d'être  romanesque  et  passionnée.  Cette 
ardeur  se  reporta  sur  le  service  des  pauvres  ; 
elle  quitta  pour  eux  tout  ce  que  la  vie  peut 
promettre  d'enviable  à  une  brillante  héritière 
et  prit  à  Bayeux  le  voile  des  novices,  puis  à 
seize  ans  elle  alla  en  Canada  se  dévouer  aux 
sauvages,  ayant  écrit  avec  son  sang  qu'elle  y 
mourrait. 

Cette  enceinte  de  la  clôture  renferme  d'au- 
tres portraits  qui  ne  sont  pas  des  portraits  de 
religieuses  ;  dans  un  petit  parloir,  par  exemple, 
je  vois  le  cardinal  de  Richelieu  à  genoux  de- 
vant un  crucifix  qui  lui  apparaît  comme  à  saint 
François  d'Assise.  Je  dis  à  mes  guides  que  je 
ne  connais  aucun  portrait  de  Richelieu  dans 
une  attitude  aussi  dévote.  Elles  saisissent  l'iro- 
nie et  me  répondent  tranquillement  :  —  «  Oui, 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       33 

nous  savons  ce  qui  a  pu  lui  être  reproché, 
mais  pour  nous  il  est  le  bienfaiteur  de  la  com- 
munauté. Nous  prions  pour  lui  tous  les  jours. 
Il  fut  aussi  un  grand  ministre.  Peut-être  vous 
en  faudrait-il  aujourd'hui  de  pareils.  » 

Auprès  de  son  oncle  se  trouve  la  duchesse 
d'Aiguillon,  très  médiocrement  peinte,  en 
prière,  sous  un  manteau  d'hermine.  Ailleurs, 
je  reconnais  la  belle  figure  insouciante  de 
Louis  XV  que  les  rehgieuses,  comme  tous  les 
Canadiens,  excusent  de  s'être  montré  dédai- 
gneux des  «  quelques  arpents  de  neige  »  où 
pourtant  on  l'aimait;  toutes  ses  fautes  sont 
rejetées  sur  la  Pompadour.  Puis  nous  rencon- 
trons Marie  Leczinska,  victime  plainte  et  res- 
pectée ;  le  père  Ragueneau,  protecteur  des  der- 
niers Hurons  ;  l'intendant  Talon,  digne  agent 
de  Colbert,  créateur  du  système  administratif 
de  la  Nouvelle-France,  ami  puissant  de  l'Hôtel- 
Dieu.  C'était  un  homme  d'esprit  ;  il  eut  un 
commerce  épistolaire  assez  fréquent,  où  les 
petits  vers  jouaient  leur  rôle,  avec  la  mère  de 
la  Nativité,  une  fine  Bretonne  qui  tournait  à 
merveille  le  sonnet  et  l'épigramme.  Cet  échange 
d'à-propos  rimes  charmait  la  société  québec- 
quoise. 

On    voit,  sans  que  je  le  souligne,    quelles 


34  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

personnalités  originales  que  n'étouffa  jamais, 
comme  on  est  disposé  à  le  croire  ailleurs,  le 
joug  pourtant  très  rigoureux  de  la  règle,  se 
trouvèrent  réunies  à  difïx3rentes  époques  dans 
cette  maison  de  la  charité  :  grandes  dames 
venues  de  France  comme  Catherine  de  Longpré, 
filles  de  fonctionnaires  coloniaux  ou  d'offi- 
ciers supérieurs  comme  la  mère  Duplessis  de 
Sainte  -  Hélène  et  la  mère  des  Méloises  de 
la  Vierge  ;  Canadiennes  de  la  haute  bourgeoisie 
comme  la  mère  Juchereau  de  Saint -Ignace  et 
tant  d'autres.  Ajoutez-y  des  figures  d'excep- 
tion comme  les  sœurs  Gibson,  filles  d'Anglais 
protestants,  recueillies  dès  le  berceau,  élevées 
dans  le  temple  pour  ainsi  dire,  sous  l'aile  des 
religieuses,  et  n'aj^ant  pas  connu  d'autre 
famille  ;  ou  antérieurement,  la  mère  Davis  de 
Sainte-Cécile,  enlevée  toute  petite  à  son  foyer 
de  la  Nouvelle -Angleterre,  après  des  scènes  de 
meurtre,  par  nos  sauvages  alliés,  les  Abéna- 
quis,  et  passant,  de  la  hutte  où  elle  avait 
grandi,  au  couvent  où  elle  arriva  chaussée  de 
mocassins,  enveloppée  de  la  couverture.  Outre 
cela  des  filles  d'habitants,  sorties  en  masse  de 
ces  innombrables  paroisses  où  s'est  perpétué 
le  sang  le  plus  honnête  de  France. 
Il  y  eut  aussi  un  certain  mélange  de  laïques, 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      3o 

dignes  de  rivaliser  avec  les  religieuses;  telle 
madame  d'Ailleboust  qui  édifia  par  ses  vertus, 
peut-être  un  peu  suspectes  de  quiétisme, 
Montréal  et  Québec.  On  dit  qu'elle  avait  vécu 
dans  l'état  de  virginité  auprès  de  son  mari, 
gouverneur  de  la  colonie;  quoi  qu'il  en  fût, 
une  fois  veuve,  elle  refusa  successivement  le 
gouverneur  de  Gourcelles  et  l'intendant  Talon 
qui  recherchaient  sa  main,  disposa  de  ses 
grands  biens  en  faveur  de  l'Hôtel -Dieu  et  alla 
y  finir  ses  jours.  Cette  excellente  dame  avait 
fondé  sous  les  auspices  de  monseigneur  de  Laval 
la  Congrégation  de  la  Sainte- Famille  qui  sub- 
siste encore  à  Québec  et  compte  dans  ses  rangs 
la  meilleure  partie  de  la  ville.  Ainsi  l'élément 
séculier  et  l'élément  religieux  se  sont  toujours 
trouvés  ici  en  communication  fréquente,  les 
religieuses  s'intéressant  à  la  vie  publique  et  le 
monde  s'inspirant  des  exemples  qui  lui 
venaient  des  couvents. 

Mes  amies  me  font  visiter  en  dernier  lieu,  à 
l'extrémité  d'une  vaste  cour  intérieure,  leur 
cimetière  particulier  :  toutes  les  petites  tombes 
pareilles,  avec  des  croix  de  bois  uniformes, 
très  basses,  plantées  côte  à  côte;  les  plus 
anciennes  ne  portent  pas  môme  de  noms.  Ce 
cimetière  étant  trop  exigu,  on  le  déblaie  de 


36  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

temps  à  autre  pour  faire  de  la  place  ;  tout  près 
s'ouvre  un  ossuaire  de  l'aspect  le  plus  saisis- 
sant où  les  têtes  qui  jadis  portèrent  le  voile 
roulent  éparses  à  l'état  de  crânes  desséchés. 

Nous  sortons  de  la  clôture  parla  sacristie  de 
l'église  conventuelle  qui  renferme  deux  bons  ta- 
bleaux de  Zurbaran  et  de  Stella,  des  ornements 
précieux  d'étoffes  anciennes  et  d'orfèvrerie  et 
une  collection  de  reliques  rapportées  de  Rome. 

Dans  l'église  même  se  trouve  une  célèbre 
statue,  don  anonyme  et  mystérieux  fait,  vers 
la  fm  du  siècle  dernier,  par  un  marin  sauvé 
du  naufrage.  Il  s'acquitta  envers  Notre-Dame 
de  toute  Grâce,  du  Havre,  en  introduisant 
cette  Sainte  Vierge  normande  au  Canada. 
Notre-Dame  de  toute  Grâce  fut  sauvée  des 
flammes  lors  du  grand  incendie  ainsi  que  le 
crucifix  outragé  devant  lequel  les  fidèles  font 
une  perpétuelle  amende  honorable  en  répara- 
tion du  sacrilège  dont  il  fut  l'objet  en  1742  ; 
le  soldat  coupable  de  cette  profanation  ayant 
été  d'ailleurs  conduit  en  chemise,  la  corde  au 
cou  et  une  torche  ardente  à  la  main  devant  la 
porte  de  l'église,  après  quoi  le  bourreau  le 
fustigea  dans  tous  les  carrefours  de  la  ville 
préalablement  à  trois  ans  de  travaux  forcés  sur 
les  galères  du  Roi 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      3/ 

Crimes,  répression,  aclcs  d'héroïsme,  tout, 
dans  ce  curieux  pays,  a  je  ne  sais  quelle  âpre 
saveur  du  moyen  âge.  Mais  l'élément  de  ten- 
dresse et  de  miséricorde  qui  tempère  des  vertus 
trop  rudes,  de  trop  brutales  énergies  vient  des 
religieuses.  Voyez  la  mère  de  Saint- Augustin 
s'offrir  en  viclime  expiatoire  pour  les  fautes 
d'un  gouverneur  tyrannique,  le  chevalier  de 
Mésy  ;  écoutez  Marie  de  l'Incarnation  demander 
à  Dieu,  dans  un  élan  de  piété  qui  fait  l'ad- 
miration de  Bossuet,  d'être  condamnée  à  une 
éternité  de  peines,  afin  que  sa  justice  soit 
satisfaite,  ne  se  réservant  rien  que  de  l'aimer 
toujours. 

J)'oii  vient  que  les  sauvages  les  plus  hostiles 
à  la  France  épargnaient  parfois  leurs  prison- 
niers? C'est  que  quelqu'un  des  leurs,  une 
femme  peut-être,  avait  été  instruite  chez  les 
Ursulines  ou  bien  avait  pénétré  dans  les  salles 
de  l'Hôtel-Dieu.  De  loin,  les  filles  blanches 
dictaient  des  sentiments  d'humanité  à  ceux-là 
mêmes  qui  n'en  savaient  pas  le  nom. 

L'impression  que  laissent  les  Hospitalières 
serait  incomplète  si  l'on  n'avait  visité  Sillery. 

Sillery!  Quels  tableaux  ce  nom  évoque  I 
Derrière  une  ceinture  de  palissades  un  village 
indien.  Deux   ou  trois   barques   déposent  sur 

3 


38     NOUVELLE-FRANCK  ET  NOU  VELL  I>ANG  LETE  RRE. 

]a  plage  les  Hospitalières  et  les  Ursulines  arri- 
vées de  France  la  veille.  Affluence  émerveillée 
de  Montagnais  et  d'Abénaquis  autour  des  filles 
blanches,  de  celle  surtout  qui  apparaît  comme 
leur  reine,  madame  de  la  Peltrie.  Tout  à 
l'heure  elle  sera  marraine  de  plusieurs  néo- 
phytes, elle  couvre  de  caresses  les  enfants 
ébahis.  Salves  d'arquebuses,  chants  de  triomphe, 
prières,  cantiques  accompagnant  la  pose  de  la 
première  pierre  de  l'hôpital  où  viendront 
s'installer  quelques  mois  après  la  mère  de 
Saint-Ignace  et  ses  sœurs.  L'Anse  du  GouvenI 
est  le  point  historique  le  plus  vénéral)le  de 
tout  le  Canada. 

Aucun  site  ne  pouvait  être  mieux  choisi. 
Les  assises  d'un  cap  avancé  semblent  faites 
pour  porter  le  fort  aujourd'hui  disparu  ainsi 
que  l'hôpital,  dont  un  orme  gigantesque,  planté 
sur  les  murs  de  fondation,  continue  de  mar- 
quer l'emplacement.  Au-dessous,  sur  les  rives 
basses  du  grand  fleuve  qui  contourne  le  pro- 
montoire de  Québec  et  sa  couronne  murale, 
les  pirogues  pouvaient  facilement  aborder  et 
les  pauvres  missionnaires  péchaient  du  poisson, 
l'hiver,  à  sept  pieds  de  profondeur  sous  la  glace  î 
Les  bois  environnants  offraient  des  ressources 
pour  la  chasse,  mais  aussi   des   bêtes    féroces 


LES   FEMMES   DU   CANADA   FRANÇAIS.  39 

entre  toutes,  les  Iroqiiois,  y  rôdaient  sans 
cesse.  Ils  s'avançaient  jusqu'à  un  jet  de  pierre 
des  palissades,  emmenant,  quand  ils  le  pou- 
vaient, les  prêtres  en  captivité,  scalpant,  égor- 
geant, allumant  des  bûchers  alentour.  Le  péril- 
leux établissement  de  Sillery  fut  abandonné 
dès  les  premières  années  du  siècle  dernier  ; 
on  réussit  très  bien  néanmoins  à  se  repré- 
senter son  aspect  d'autrefois,  quoiqu'il  n'en 
reste  que  peu  de  traces,  saiif  la  demeure  des 
jr^suites.  J'ai  trouvé  celle-ci  soigneusement 
entretenue  ;  les  murs  sont  solides,  les  boiseries 
intérieures,  les  solives  du  plafond,  la  cheminée, 
une  espèce  d'alcôve  où  se  dressait  l'autel,  rien 
n'a  été  changé.  En  face  de  cette  humble  maison, 
un  obélisque  élevé  à  la  mémoire  du  pèi'e 
Massé,  premier  missionnaire  au  Canada,  in- 
dique où  fut  l'église. 

De  là  partirent  en  conquête  d'âme  tant  de  jé- 
suites qui  parfois  revenaient  mutilés,  défigurés 
après  des  supplices  affreux,  comme  le  père  Jogues 
par  exemple,  pour  retourner  toujours  à  leur 
tache  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuivît.  Il  faut  se 
placer  au  point  de  vue  strictement  chrétien 
si  Ton  veut  comprendre  ces  premières  missions 
canadiennes  dont  l'unique  but  était  de  porter 
partout  le  baptême,  car   la  civilisation   qu'on 


40  NOUVELLK-FRANCE  KT  NOUVELLE-ANGLETERRE, 

Jour  proposait  ou  niènie  leiiips  devenait  vite 
fatale  aux  sauvages.  Quand  elle  se  montra  le 
plus  clémente,  elle  ne  servit  qu'à  supprimer 
de  fait  ces  êtres  primitifs  indissolublement 
liés  au  sort  des  grands  bois  et  incapables  de 
vivre  ailleurs.  Aujourd'hui  encore,  malgré  les 
croisements  avec  la  race  blanche,  ce  trait  carac- 
téristique subsiste  à  peine  atténué.  Aux  États- 
Unis  les  écoles  indiennes  de  Hampton  et  de 
Carlisle  semblent  parfois  réussir  à  tirer  du 
Peau-Rouge  l'étoffe  d'un  futur  citoyen  amé- 
ricain, mais  en  Canada  les  qualités  d'origine 
résistent  à  toute  culture.  On  me  parle  d'un 
métis  qui,  après  des  années  d'études  dans 
quelque  séminaire,  répondit  lorsqu'on  l'inter- 
rogea sur  ce  qu'il  voulait  faire  :  «  De  la  viande,  y> 
c'est-à-dire  chasser.  La  chasse  se  mêle  toujours 
à  l'idée  qu'ils  conçoivent  de  la  félicité  éter- 
nelle. Et  qu'y  a-t-il  de  plus  païen  au  fond 
que  ce  mystère  môme  de  leur  existence  insé- 
parable de  la  forêt  ?  Mais  ce  n'était  pas  la  vie 
d'ici -bas  que  voulait  leur  assurer,  en  échange 
de  leur  propre  martyre,  le  zèle  ardent  des 
missionnaires  ;  c'était  le  ciel.  Le  peu  de  prix 
qu'on  attachait  alors  à  l'existence  humaine 
éclate  dans  tous  les  récits,  se  manifeste  dans 
tous  les  événements. 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      41 

A  cette  sublime  insouciance  s'ajoute  le  plus 
souvent  un  désintéressement  sans  égal.  Je  ne 
parle  pas  du  clergé  seulement  ;  la  même  foi 
vive  anime,  sous  son  impulsion  sans  doute, 
un  grand  nombre  de  laïques.  Ici,  à  Sillery, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  penser  au  sieur  de 
Maisonneuve,  qui  s'arrêta  sur  cette  plage  avant 
d'aller  fonder  Montréal  dont  il  fut  le  premier 
gouverneur.  Il  était  parti  comme  représen- 
tant d'une  association  toute  religieuse,  que 
menaient  M.  de  la  Dauversière,  receveur  des 
tailles  à  la  Flèche,  mauvais  administrateur  au 
demeurant,  et  M.  Olier,  le  père  des  Sulpi- 
ciens.  Aucun  but  d'ambition  personnelle  ne 
le  pousse,  il  se  déclare  prêt  à  donner  pour 
une  grande  entreprise  de  civilisation  tous  les 
biens  qu'il  possède  au  monde,  sans  autre 
récompense,  ce  sont  ses  paroles,  «  que  celle 
de  servir  Dieu  et  mon  roi  dans  les  armes  que 
j'ai  toujours  portées  )>.  Avec  ce  pieux  gentil- 
homme champenois  et  les  quelque  cinquante 
hommes,  laboureurs  et  soldats,  qui  l'escortaient, 
était  partie  une  courageuse  fdle,  née  en  Cham- 
pagne elle  aussi,  mademoiselle  Mance.  Grâce 
aux  largesses  de  la  veuve  d'un  surintendant 
des  finances,  madame  de  Bullion  qui,  de 
Paris,  la  protégeait,  mademoiselle  Mance  devait 


Ai     NOr  VF-LLE-FRANCE  KT  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

créer  l'Hôlcl-Dieu  de  Montréal,  desservi  aujour- 
d'hui encore  par  les  sœurs  de  Saint-Joseph, 
qu'elle  y  établit  en  16ii.  Et  Montréal,  en 
signe  de  reconnaissance,  a  réuni  sa  statue  à 
celle  de  Maisonneuve  dans  le  groupe  central  de 
la  place  d'Armes.  Que  seraient  devenues  ces  co- 
lonies naissantes  sans  les  femmes,  toujours  prêtes 
à  panser  les  blessés,  à  soigner  les  malades? 

A  Siller}',  où  les  nouveaux  venus  hiver- 
nèrent, une  vive  sympathie  rapprocha  ma- 
demoiselle Mance  et  madame  de  la  Peltrie. 
Celle-ci  se  partagea  même  un  instant  entre 
Québec  et,  comme  on  disait  alors,  Yille-Marie. 
Cette  dernière  colonie  était  faite  pour  séduire 
plus  encore  que  sa  devancière  les  imaginations 
exaltées,  car  la  première  raison  de  l'existence 
de  Québec  avait  été,  en  somme,  le  commerce 
des  fourrures,  tandis  que  les  colons  de  Mon- 
tréal ne  se  proposaient  qu'une  chose  :  inau- 
gurer en  Amérique  un  nouveau  royaume  de 
Dieu.  Dans  le  zèle  qui  la  transportait,  madame 
de  la  Peltrie  suivit  l'aventureuse  compagnie 
au  petit  poste  que  devaient  sans  relâche,  durant 
plusieurs  années  consécutives,  attaquer  les 
Indiens.  On  eut  peine  à  l'empêcher  de  pousser 
jusqu'au  pays  des  Hurons  pour  y  répandre 
elle-même  la  bonne   nouvelle   de  l'Évangile. 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       43 

Lors([Li'on  voit  le  portrait  de  cette  jolie 
femme,  au  sourire  ingénu,  aux  longues  paupières 
baissées,  réunissant  dans  un  t^^pe  de  la  plus 
rare  élégance  toutes  les  délicatesses  de  la  race, 
on  a  peine  à  se  la  figurer  intrépide  à  ce  point. 
Elle  le  fut  cependant,  parce  qu'il  y  avait  en 
elle  le  grain  de  folie  qui  seul  nous  permet 
d'accomplir  de  grandes  choses  sans  consulter 
ni  nos  forces  ni  les  circonstances. 


A  chacun  des  couvents  de  Québec  semble 
confié  le  soin  de  garder  une  mémoire  illustre. 
L'Hôtel -Dieu  possède  les  restes  du  père  de 
Brél)euf  ;  la  belle  chapelle  des  Ursulines  garde 
le  corps  de  Montcalm  couché  dans  la  brèche 
faite,  dit-on,  par  un  boulet  de  canon; 
l'Hôpital  général  est  tout  à  monseigneur  de 
Saint-Vallier  qui  le  fonda  en  1692,  em- 
pruntant pour  cela  de  gré  ou  de  force 
une  douzaine  de  religieuses  à  l'Hôtel-Dieu.  Si 
l'acte  fut  arbitraire,  il  a  une  grande  excuse  : 
la  charité.  Monseigneur  de  Saint-Vallier  la 
ressentait  à  l'état  de  passion,  les  aumônes 
qu'il  répandit  furent  sans  mesure,  il  laissa 
ses  grands  biens  aux  pauvres  vieillards  inva- 
lides ou  insensés   auxquels   l'Hôpital   général 


44  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

devait  servir  d'asile  et  ne  se  réserva  que 
d'aller  mourir  auprès  d'eux,  leur  ayant  tout 
donné.  Il  y  a  bien  là  de  quoi  effacer  quelques 
erreurs  de  jugement. 

Mon  premier  pèlerinage  à  Québec  fut  pour 
celle  maison  presque  contemporaine  de  la  fon- 
dation de  la  ville,  car  elle  appartint  d'abord 
aux  Récollels  appelés  par  Champlain.  Du  haut 
de  l'Esplanade,  on  m'avait  montré,  au  fond 
de  la  vallée  qu'arrose  la  rivière  Saint -Charles, 
les  vieux  bâtiments  agglomérés,  dont  une 
partie  remonte  au  temps  où  de  bons  frères 
mendiants  reçurent  sans  méfiance  les  premiers 
jésuites.  Eux  aussi  avaient  accompli  des 
œuvres  admirables,  Ibndé  cinq  missions 
s'élendant  de  l'Acadie  au  lac  Huron,  souffei't 
le  martyre  ;  n'importe,  leur  gloire  allait  être 
effacée  par  de  plus  forts  qu'eux.  Frontenac 
les  soutint  cependant  contre  la  domination 
envahissante  de  leurs  invincibles  rivaux,  mais 
celle-ci,  comme  toujours,  finit  par  l'emporter, 
aucune  armée  n'étant  jamais  arrivée  avec  la 
même  sûreté  que  la  compagnie  de  Jésus,  à 
vaincre,  à  prévaloir  en  tous  lieux  et  dans 
tous  les  temps,  par  le  seul  effet  de  l'obéis- 
sance passive  et  de  l'immolation  de  Tindivi- 
dualilé  à  un  intérêt  déclaré  supérieur. 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.  45 

Avant  de  se  retirer,  les  Récollets  cédèrent 
à  l'évêque  de  Québec  leur  maison  située 
presque  à  l'endroit  môme  où  débarquèrent 
Jacques  Cartier  et  ses  compagnons.  Là,  plus 
encore  que  dans  les  autres  couvents  du 
Canada,  les  souvenirs  belliqueux  s'imposent. 
Pendant  le  siège  de  1759,  ce  monastère,  hors 
des  murs,  donne  l'hospitalité  aux  Ursulines 
et  aux  religieuses  de  l'Hôtel -Dieu.  Les  pauvres 
sœurs  assistent  de  leurs  fenêtres  au  bombar- 
dement; elles  voient  se  préparer  la  bataille 
décisive  livrée  dans  les  plaines  d'Abraham. 
Lors  de  l'invasion  américaine,  les  troupes 
ennemies  sont  longtemps  cantonnées  à  l'Hôpital 
général.  Et,  à  travers  tout,  les  religieuses  se 
dévouent  à  la  souffrance  humaine,  suppléant 
à  l'insuffisance  de  leurs  ressources  par  toute 
sorte  de  travaux,  y  compris  le  rude  travail 
des  champs.  Tant  de  mérite  fut  reconnu  :  le 
gouvernement  anglais,  comme  avant  lui  le  gou- 
vernement français,  leur  accorda  des  subsides 
pour  l'entretien  d'un  certain  nombre  d'inva- 
lides et  d'aliénés  *.  Il  y  a  maintenant  cent 
soixante  de  ces  vieillards.  Dès  le  premier  pas 
que  l'on  fait  dans  l'Hôpital,   on  se  trouve  au 

1.  Un  grand  asile  spécial  d'aliénés  existe  aujourd'hui  au 
village  de  Beauport. 

3. 


40  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

milieu  d'eux.  Ils  sont  là,  mangeant,  dormant, 
se  traînant  au  soleil  et  soignés  jour  et  nuit 
comme  le  seraient  de  petits  enfants  par  des 
Augustines  qui  portent  le  même  habit  que 
celles  de  l'Hôtel -Dieu.  Leur  supérieure  me 
reçoit  d'abord  à  la  grille,  puis  elle  remet 
avec  un  certain  cérémonial  la  clef  de  la  clô- 
ture au  pcrsomiage  ofTiciel  qui  m'accompagne; 
son  accueil  est  plein  de  bonne  grâce,  de 
dignité  simple.  C'est  une  femme  jeune  encore, 
remarquablement  intelligente.  Elle  nous  fait 
entrer  dans  les  salles  de  travail  réservées  aux 
femmes,  où  les  moins  infirmes  s'occupent  à 
coudre,  à  tisser,  à  tricoter;  nous  visitons  tout 
ce  grand  refuge  et  aussi  les  rudes  cellules  des 
premiers  Récollets  et  la  chambre  où  sont 
pieusement  gardés,  —  comme  à  l'Hôtel -Dieu 
les  lettres  de  saint  François  de  Sales,  de  saint 
Vincent  de  Paul,  etc.,  —  tous  les  précieux 
autographes  légués  par  monseigneur  de  Saint- 
Yallier  qui  correspondit  avec  maintes  célébrités 
de  son  temps. 

Le  fondateur  de  la  maison  est  en  peinture 
un  peu  partout  :  grands  traits  bizarres,  irré- 
guliers et  sévères.  Les  moindres  objets  à 
son  usage  sont  tenus  en  vénération.  N'est- 
ce  pas  une  immortalité  enviable  que  celle  de 


LES  FEMMES  DU   CANADA  FRANÇAIS.  47 

cet  ami  des  pauvres  qui,  après  s'être  privé, 
dépouillé  à  leur  profit  tant  qu'il  vécut,  reste 
encore  parmi  eux  comme  un  bon  génie, 
comme  un  père,  objet  de  l'amour  et  des 
prières  d'un  groupe  de  saintes,  femmes  consa- 
crées à  sa  mémoire?  Elles  le  servent  en  la 
personne  de  tous  ces  vieillards  qu'il  leur  a 
recommandés  de  génération  en  génération  et 
à  jamais. 


La  maison  que  j'ai  visitée  à  Québec  avec 
le  plus  d'intérêt  est  l'asile  du  Bon-Pasteur. 
Il  ne  s'ouvre  pas  facilement  aux  personnes 
du  dehors  et  je  fus  reçue  dans  les  deux 
écoles  élémentaire  et  académique  très  renom- 
mées que  dirigent  les  Servantes  du  Cœur 
Immaculé  de  Marie,  bien  avant  de  franchir 
la  clôture  qui  retranche  du  monde  leurs 
pénitentes.  Quelle  troublante  impression  pro- 
duisirent sur  moi,  la  première  fois  que  je 
les  entendis  derrière  une  porte  close,  ces 
nombreuses  voix  de  femmes  qui,  d'un  plaintif 
cri  de  détresse,  appelaient  l'action  du  Saint- 
Esprit  :  «  Esprit-Saint,  descendez  en  nous  !  » 
J'exprimai  alors  à  la  supérieure  générale  le 
désir  de  m'approcher  d'elles.  Encore  une  des 


48     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

femmes  éminenlcs  de  Québec,  celle  mère 
Marie  du  Carmel,  en  qui  sont  réunies  la 
distinction,  l'autorité  morale  et  par  surcroît 
une  beauté  majestueuse  rehaussée  par  les 
longs  vêtement^  noirs,  par  la  coiffe  surtout, 
si  pittoresque,  qui  encadre  de  blancheur  tout 
le  visage  et  forme  sous  le  menton  comme  un 
large  rabat.  On  remarquera  que  je  parle 
souvent  de  belles  et  très  belles  religieuses  ; 
il  est  vrai  que  je  n'en  ai  jamais  vu  autant 
qu'en  Canada,  ce  qui  équivaut  à  dire  que  le 
type  féminin  y  est  beau  en  général  et  qu'une 
élite  entre  les  femmes  se  donne  à  la  vie  de 
couvent. 

Quelques  jours  après,  je  recevais  un  petit 
billet  de  la  plus  élégante  écriture  sur  papier 
timbré  aux  armes  de  la  Congrégation,  qui  m'au- 
torisait à  visiter  l'établissement  tout  entier. 

Comme  celui  dont  mademoiselle  Chuppin  fut 
chez  nous  la  fondatrice,  il  est  d'origine  laïque. 
Une  pieuse  veuve,  madame  Roy,  devenue  plus 
tard  en  religion  la  révérende  mère  Marie  du 
Sacré-Cœur,  sans  fortune,  sans  instruction,  sans 
influence,  commença,  dans  une  pauvre  maison 
à  peine  garnie  des  meubles  indispensables,  à 
recueillir  quelques  repenties,  et  la  première 
qu'on  admit  l'était  si  peu  que  madame  Roy 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      49 

se  crut  en  danger  d'être  assassinée  par  elle,  ce 
qui  n'empêcha  pas  l'amendement  graduel  de 
ce  rebut  de  l'humanité.  Vingt-six  misérables 
furent  de  même  arrachées  au  vice  dans  les 
deux  premières  années,  cette  personnification 
féminine  du  bon  Pasteur  de  l'Évangile  allant 
intrépidement  les  chercher  au  besoin  jusque 
dans  des  repaires  innomables.  Il  va  sans  dire 
qu'elle  ne  repoussait  pas  les  plus  dégradées 
quand  elles  se  présentaient  d'elles-mêmes,  et 
tout  cela  sans  ressources,  sauf  la  charité  publique 
qui  fut  d'abord  récalcitrante,  car  l'œuvre  était 
suspecte  à  cette  population  austère  qui  aujour- 
d'hui encore  ne  s'intéresse  qu'avec  effort  aux 
enfants  trouvés.  Des  statistiques  scrupuleuse- 
ment contrôlées  sont  là  pour  établir  que  sur 
cent  dix  pénitentes  que  renferme  le  couvent  où 
les  entrées  annuelles  sont  de  soixante  femmes 
environ,  les  quatre  cinquièmes  s'amendent.  Si 
l'on  joint  à  cela  le  bien  accompli  dans  l'école 
voisine,  école  de  réforme  et  d'industrie  où  plus 
de  cent  cinquante  petites  filles  reçoivent  un 
enseignement  pratique,  une  bonne  instruction 
élémentaire  et  sont  initiées  à  tous  les  travaux 
du  ménage,  puis  placées,  la  protection  des 
religieuses  les  suivant  sans  relâche  à  travers  la 
vie,  on  jugera  que  l'œuvre  de  madame  Roy  n'a 


5!)     NOUV-ELI.E-FUANCE   ET   N  0  1' V  F- LLE-AXG  LETERRE. 

pas  été  vaine.  Le  Bon-Pasteur  de  Québec  compte 
aujourd'hui  dix-neuf  maisons,  tant  au  Canada 
qu'aux  États-Unis  *. 

Je  voudrais  faire  ressortir,  par  la  comparaison 
avec  ce  ([ue  j'ai  dit  autrefois  de  la  prison  de 
Sh(n"born,  près  de  Boston  ^,  la  différence  des 
deux  méthodes  protestante  et  catholique  conver- 
geant vers  le  même  but.  A  ma  grande  satisfac- 
tion, il  se  trouva  que  les  religieuses  avaient 
eu  connaissance  de  mon  article  sur  Sherborn, 
et  qu'elles  avaient  même  emprunté  quelques 
moyens  ingénieux  au  système  de  Mrs.  Johnson, 
l'habile  directrice. 

—  Seulement,  me  dit  la  supérieure,  nous 
ne  croyons  pas  que  les  réformes  doivent  com- 
mencer par  le  dehors  et  peu  à  peu  gagner  le 
dedans  ;  c'est  au  dedans  que  nous  nous  adres- 
sons d'abord,  et  la  confession  nous  est  pour 
cela  d'un  grand  secours.  Quand,  après  les 
premiers  mois  d'épreuve  et  d'observation,  nous 


1 .  Les  communautés  canadiennes  de  différents  ordres  fixées 
aux  États-Unis  se  proposent  une  mission  toute  patriotique, 
celle  de  veiller  à  ce  que  leurs  compatriotes  émigrés  ne  soient 
pas  absorbés  par  d'autres  races.  Elles  contribuent  aussi  à 
empêcher  que  prédomine  sans  mesure  le  catholicisme  américain 
proprement  dit  qui  est  surtout  représenté,  on  le  sait,  par 
l'élément  irlandais. 

2.  Voir  les  Américaines  chez  elles. 


LES  FEMMES  D  C   C  AN  A  I)  A  FR  AN  Ç  AIS  .  51 

suggérons  à  la  pénitcnle  ce  moyen  d'en  finir 
avec  son  passé,  il  faut  voir  le  changement 
soudain  qui  s'accomplit  en  elle ,  avec  quel 
entrain  nouveau  elle  recommence  la  vie  comme 
sur  une  page  blanche.  Ah  I  c'est  une  grande 
force  que  celle-là  !  Il  se  peut  que  des  rechutes 
surviennent.  Nous  leur  disons  bien  qu'en  ce 
cas  nous  ne  les  reprendrons  plus,  mais  elles 
savent  qu'il  leur  suffira  de  frapper  pour  qu'on 
leur  ouvre  encore.  De  fait,  nous  avons  eu  très 
peu  de  défections,  si  l'on  considère  qu'en 
quarante-sept  ans  d'existence  plus  d'un  millier 
de  ces  pauvres  filles  est  passé  par  nos  mains. 
Le  couvent  fondé  rue  de  la  Chevrotière  à 
l'époque  où  le  faubourg  Saint-Louis,  dont 
cette  rue  fait  partie,  passait  pour  mal  fréquenté, 
se  trouve  maintenant  à  l'entrée  d'un  quartier 
neuf,  peuplé  de  belles  résidences  que  domine 
le  monumental  Palais  législatif.  Je  suis  d'abord 
introduite  dans  le  parloir,  dont  la  porte  est 
surmontée  d'une  inscription  significative  :  *  La 
séparation  en  ce  monde  ne  dure  qu'un  instant, 
la  réunion  au  ciel  est  éternelle.  »  Ensuite  nous 
passons  dans  les  salles  de  différentes  dimensions 
où  travaillent  par  groupes  les  pénitentes,  celles- 
ci  à  la  lingerie,  celles-là  aux  fleurs  artificielles, 
à   l'imprimerie,    etc.     Quelques-unes    tissent 


52  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE, 

Tétofle  rayée  purement  canadienne  qu'on  appelle 
catalogue.  Il  y  a  beaucoup  de  tailleuses  qui 
coupent  et  cousent  des  habits  religieux.  Le 
silence  est  absolu,  sauf  pendant  les  deux  heures 
de  récréation  ;  mais  à  chaque  heure  qui  sonne, 
une  prière  est  faite  à  haute  voix  et  une  péni- 
tente, tout  en  tirant  l'aiguille,  prononce  ces 
paroles  : 

Encore  une  heure  d'écoulée.  —  Encore  un  pas  vers 
l'éternilé.  —  Pour  les  pécheurs  endurcis,  c'est  un  pas 
de  plus  vers  l'enfer,  —  pour  les  justes  pénitents,  c'est 
un  pas  de  plus  vers  le  ciel. 

Puis  un  cantique,  puis  le  silence  et  toujours 
le  travail.  Généralement,  chaque  groupe  est 
sous  la  surveillance  d'une  ou  deux  consacrées. 
Les  consacrées  sont  des  pénitentes  qui,  choi- 
sissent de  rester  cloîtrées  jusqu'à  la  mort, 
gardant  auprès  des  religieuses  l'attitude  de 
Magdeleine  auprès  de  la  Vierge,  liées  comme 
elles  par  le  triple  vœu  de  pauvreté,  de  chasteté, 
d'obéissance,  et  ajoutant  des  austérités  volon- 
taires au  régime  rigoureux  de  la  maison.  Il 
y  a  de  ces  consacrées  qui,  depuis  douze,  quinze 
vingt-cinq  ans,  ne  sont  pas  sorties  de  l'enceinte 
du  Bon -Pasteur  ;  je  les  regarde  avec  un  respect 
presque    craintif,    tant   elles   me   paraissent 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.  53 

surhumaines.  Quelques-unes,  au  visage  de  cire, 
semblent  demi-mortes  déjà  sous  le  vêtement 
noir  qui  les  distingue  de  la  foule  en  robes  de 
cotonnade  bleue.  L'une  d'elles ,  d'apparence 
particulièrement  recommandable,  tenait  autre- 
fois, il  y  a  si  longtemps  qu'elle  ne  s'en  souvient 
plus,  un  mauvais  lieu  ;  d'autres  vous  parlent 
avec  un  sentiment  d'horreur  du  temps  qu'elles 
ont  passé  «  dans  le  monde  ». 

Une  seule  consacrée,  merveilleusement  jolie, 
malgré  l'affreux  bonnet  noir  qui  lui  cache  les 
cheveux,  jeune  encore,  quoique  depuis  onze 
ans  elle  expie,  grande,  élancée,  souriante  et 
fraîche,  conserve  un  air  de  fierté  au  milieu 
de  tous  ces  visages  ascétiques  et  pâlis.  Elle 
se  nomme  Lizzie,  elle  est  Écossaise,  elle  a 
passé  de  l'hôpilal  à  l'asile,  ce  qui  arrive 
assez  souvent.  Son  histoire  n'a  rien  de  roma- 
nesque ;  il  y  en  a  de  plus  curieuses,  assurément, 
celle,  par  exemple,  de  cette  fille  si  maigre  dont 
les  petits  doigts  légers  chiffonnent  lestement  de 
la  dentelle,  et  qui  le  dimanche  accompagne  à 
l'orgue  les  chants  de  ses  compagnes.  Un  piano 
se  trouve  dans  la  chambre,  et  la  supérieure 
l'engage  à  me  faire  un  peu  de  musique.  La 
voilà  qui  attaque  brillamment  de  souvenir  la 
partition  de  Faust,  C'est  ime  Parisienne  enlevée 


5i     NOUVELLE-FRANCE   ET   N  0  U  VE  LLE-AN  G  LETE  R  UE. 

par  un  amant  qui  Ta  abandonnée  en  Amérique. 
Que  l'aventure  soit  vraie  ou  fausse,  l'expiation 
est  là,  terrible  dans  un  pareil  milieu  et  sup- 
portée, j'en  suis  témoin,  avec  une  résignation 
enjouée.  Peut-être  la  pensée  que  ce  ne  sera 
pas  long  y  aide-t-elle  un  peu.  La  consomption 
ronge  cette  exilée  seule  de  son  espèce,  mais 
non  pas  la  seule  poitrinaire,  il  s'en  faut,  parmi 
ses  compagnes. 

On  me  présente  des  épaves  de  tous  les  coins 
du  globe,  jusqu'à  une  Turque,  dont  il  est  im- 
possible de  ne  pas  remarquer  en  passant  1(î 
teint  basané,  les  grands  yeux  languissants 
d'Orientale.  Elle  est,  pauvre  fdle,  comme  les 
oiseaux  qui  ne  sèment  ni  ne  moissonnent, 
je  n'ose  dire  comme  les  lys  des  champs  qui 
ne  travaillent,  ni  ne  fdent.  Personne  ne  la 
presse  ;  sa  lenteur,  ses  maladresses  ont  droit  à 
l'indulgence.  Elle  vient  de  si  loin,  oubliée  à 
quatorze  ans  dans  un  fossé  par  des  saltim- 
banques. L'asile  lui  ouvrit  ses  portes,  elle 
s'y  réfugia,  elle  y  est  demeurée.  C'est  un  peu 
«  la  jeune  Captive  ».  Son  parler  zézayant  et 
indécis  me  frappe  ;  elle  a  presque  oublié  pour- 
tant sa  langue  natale,  mais  il  lui  reste  en 
mémoire  quelques  lambeaux  de  chansons,  un 
chant  de  guerre,  entre  autres,  qu'elle  entonne 


LES   FEMMES  Dl     CANADA   FRANÇAIS.  55 

avoc  une  soudaine  énergie.  Bien  entendu  je 
ne  cite  que  les  figures  originales,  j'omets  une 
majorité  insignifiante  de  lourdes  créatures  à 
fœil  fixe,  au  sourire  stupide,  et  les  nombreuses 
personnes  en  tout  pareilles  à  d'autres,  réputées 
respectables,  dont  la  physionomie  trahit  sim- 
plement le  manque  de  volonté  :  tout  dépend 
de  l'empreinte  mise  sur  cette  cire  molle  et 
l'empreinte  est  bonne  pour  le  moment.  Une 
Anglaise,  osseuse,  brûlée  par  le  gin,  le  regard 
fou,  saute  de  joie  quand  on  lui  promet,  faute 
de  mieux,  du  thé,  du  thé  très  fort.  Les  reli- 
gieuses me  montrent  une  exaltée  dont  le  repen- 
tir s'est  trahi  la  veille  à  l'église,  par  des  espèces 
de  convulsions  qu'elles  surveillent  attenti- 
vement, se  méfiant  de  ce  genre  d'extase.  Le 
personnel  du  Bon-Pasteur  de  Québec,  tout  en 
ressemblant  sur  certains  points  à  celui  d'autres 
maisons  européennes  de  la  môme  dénomina- 
tion, est  certainement  plus  pittoresque,  plus 
varié  qu'ailleurs.  Où  trouverions-nous,  par  exem- 
ple, cette  négresse,  une  plantureuse  négresse 
de  la  Nouvelle-Ecosse,  qui  travaille  dans  le 
jardin,  vêtue  d'une  robe   Ijlanche  assez  sale  ? 

—  Elle  raffole  du  blanc  et  des  fleurs,  me 
disent  en  riant  les  mères. 

Et   elles   font   signe   à    Mary-Jane.    Celle-ci 


5G  XOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETEURE. 

s'approche  avec  l'humble  joie  d'un  gros  chien 
appelé  par  son  maître.  Sa  large  face  lippue 
n'est  que  sourires. 

—  Voici  une  dame  étrangère  qui  parle  de 
nous  amener  une  autre  négresse,  une  jeune 
petite  négresse,  Mar3^-Jane. 

Il  faut  voir  le  regard  furibond  qu'elle  me 
jette  ! 

—  Une  autre  négresse  !  Je  ne  serai  plus 
la  seule  !  Non,  non  !  Je  veux  être  la  seule 
négresse  ici. 

Et  je  comprends  vite  que  cette  bonne  grosse 
rieuse  a  son  rôle  très  utile  dans  la  commu- 
nauté. Elle  y  apporte  la  note  gaie.  Ce  rôle  de 
bouffon ,  elle  le  joue  depuis  une  dizaine 
d'années  en  toute  innocence.  Certes,  elle  est 
parfaitement  inconsciente  d'avoir  couru  jadis 
après  les  soldats  et  les  matelots  d'Halifax. 

Pour  dire  quelque  chose,  je  demande  son 
âge. 

—  Je  n'ai  pas  d'âge ,  répond-elle  dans  un 
éclat  de  ce  rire  nègre  qui  est  le  plus  contagieux 
du  monde.  Je  suis  un  enfant. 

Les  religieuses  reprennent  : 

—  Notre  vieil  enfant  gâté. 

Et  de  ses  mains  noires  souillées  de  terre, 
Mary- Jane  effleure  tendrement  leur  voile,  un 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      57 

pli  de  leur  robe,  avec  l'humilité  qui  fera  tou- 
jours dire  à  ceux  qui  ont  le  droit  de  prononcer 
de  telles  paroles  :  «  Allez,  vos  péchés  vous 
sont  remis.  » 

Toutes  ne  sont  pas  aussi  joyeuses.  Une  assez 
gentille  brune,  occupée  à  la  reliure,  a  été 
amenée  ici  par  son  père.  Elle  pleure,  tout  en 
travaillant,  et  répond  à  une  parole  de  bien- 
veillance :  «  Commencez-vous  à  vous  habituer 
un  peu?  ))  par  un  hochement  de  tète  révolté. 

—  Celles  qui  nous  donnent  le  plus  de  peine, 
me  disent  les  religieuses,  sont  les  rebelles  que 
leurs  familles  nous  confient...  Mais  tenez,  en 
voici  une  dont  rentrée  a  été  singulière.  Elle 
nous  fut  amenée  à  une  heure  indue  par  un 
jeune  homme  qui  n'avait  certes  pas  la  mine 
d'un  instrument  de  la  Providence.  Dieu  le 
récompensera  tout  de  même  de  sa  bonne 
action. 

A  la  cuisine,  la  supérieure  demande  à  une 


grande  lille  hardie 


—  Vous  êtes  toujours  décidée  à  nous  quitter, 
mon  enfant  ? 

—  Toujours!  répond  l'autre  d'un  air  de  défi. 

—  Vous  l'avez  déjà  dit  bien  des  fois  et  vous 
êtes  toujours  restée.  Réfléchissez  encore  un 
peu,  ne  vous  pressez  pas. 


nS  NOUVELLE-FR  \N<;i:  KT  NO  U  VEL  I.E-A  N  G  L  KT  ERRE. 

• —  Il  y  en  a,  repreiid-cllc  tout  bas,  qui  se 
placent  en  sortant  d'ici  dans  des  maisons 
honnêtes;  il  y  en  a  qui  se  marient. 

L'ordinaire  des  repas  est  copieux  ;  là  encore 
le  régime  du  couvent  catholique  s'éloigne  du 
pénitencier  protestant,  qui  se  propose  scientili- 
quement  d'atténuer  les  forces  physiques. 

—  Pour  bien  travailler,  disent  les  religieuses, 
il  faut  manger,  et  puis  ces  précautions  humai- 
nes ne  conduisent  à  rien  ;  l'essentiel,  c'est  la 
bonne  volonté  qui  attire  sur  nous  la  grâce  de 
Dieu. 

Elles  ont  de  saintes  audaces  en  vertu  de  ciî 
principe.  L'un  des  dortoirs,  très  grand,  bien 
aéré  d'ailleurs,  est  tellement  encombré  de  lits, 
qu'il  est  impossible  d'y  circuler  ;  on  dirait  une 
mosaïque  formée  par  les  couvre-pieds  multi- 
colores. 

—  Nous  sommes  un  peu  serrées  ici,  en 
effet,  m'explique  la  sœur  surveillante  dont 
la  couchette  occupe  l'un  des  coins  de  la 
chambre,  —  la  place  nous  manque  dans  notre 
vieille  maison.  Oui,  c'est  presque  scandaleux, 
mais  la  Sainte- Vierge  leur  fait  la  grâce, 
après  la  besogne  du  jour,  de  dormir  comuie 
des  enfants. 

Et,  me  montrant  du  doigt  une  statuette  de 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       .'iO 

la  Yicrge,  au  pied  de  laquelle  brûle  une  toute 
petite  lampe  : 

—  Cette  lampe-là  ne  s'éleint  jamais  ;  elles 
Fentretiennent  volontairement  à  leurs  frais. 

A  leurs  frais  î  L'huile  de  cette  lampe  gar- 
dienne payée  avec  les  pauvres  sous  qui  restent 
à  la  disposition  des  vierges  folles,  devenues 
sages.  Comment  n'être  pas  touché  ? 

Dans  les  sous-sols  où  l'on  fait  la  lessive,  ce 
n'est  pas  l'émotion  cjui  me  prend ,  tout  au 
contraire.  Je  ne  puis  m'empécher  de  rire 
devant  ces  robustes  gaillardes,  véritables  types 
de  bètes  de  somme,  taillées  pour  les  gros 
ouvrages,  les  manches  retroussées,  clapotant 
dans  leurs  galoches  mouillées  et  vêtues,  comme 
des  masques,  de  couleurs  éclatantes.  Plusieurs 
pièces  de  flanelle  rouge  ont  été  données  à  la 
communauté  et  utilisées  ainsi  en  blouses,  en 
sarraux.  Ce  luxe  d'écarlate  les  ravit,  elles 
s'agitent,  pareilles  à  des  homards  cuits  dans 
la  buée  épaisse  qui  se  dégage  des  cuves  ;  une 
grande  partie  du  linge  de  la  ville  est  envoyée^, 
au  Bon-Pasteur  et  les  battoirs  de  s'escrimer 
devant  les  vastes  auges  où  l'eau  coule  en  se 
renouvelant.  C'est  un  spectacle  qui  a  manqué 
au  cercle  d'observation  de  M.  Zola  et  dont  il 
eût  certainement  tiré  parti. 


GO  NOUVELLE-FRANCE  Et  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Nous  achevons  noire  tournée  par  rinfirnicrio. 
Je  n'y  vois  que  deux  malades  :  l'une  affreuse, 
les  yeux  retournés,  presque  moribonde,  dans 
un  lit  bien  blanc,  avec  une  sœur  à  son  chevet. 
L'autre  est  debout,  parce  que,  me  dit-elle  en 
anglais,  son  corps  n'étant  qu'une  plaie,  elle 
souffre  trop  couchée.  Et  elle  gémit  comme  un 
animal  blessé.  C'est  une  toute  petite  femme, 
au  visage  livide,  d'une  pâleur  grise,  aux  traits 
ravagés,  et,  à  travers  cette  laideur  de  la 
débauche,  de  la  maladie,  de  la  vieillesse  anti- 
cipée, brillent  de  grands  yeux  bleus  d'Irlan- 
daise, limpides,  pathétiques,  extraordinaires 
sous  leur  frange  de  cils  noirs,  des  yeux  qui 
démentent  lout  le  reste.  Ah  !  celle-là,  combien 
de  fois  est-elle  partie  et  revenue,  après  Fhôpital, 
après  la  prison  !  Elle  boit,  et  dans  l'ivresse,  il 
n'est  rien  dont  elle  ne  soit  capable.  On  la 
reprend ,  on  la  soigne  quand  môme  ;  avant 
quelques  jours,  elle  aussi  mourra  dans  un  lit 
immaculé,   entourée  de  soins  et  de  prières. 

—  Cette  fois,  me  dit  la  supérieure,  je  crois  que 
c'est  fini  tout  de  bon,  qu'elle  ne  s'en  ira  plus. 


Un  vol  de  blondes  tourterelles,  voilà  com- 
ment m'apparaissent  les  Sœurs  grises  de  la 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS,      61 

Cliarilé  à  Québec,  dans  le  jardin  de  leur 
maison.  Elles  ont  le  plus  charmant  habit  du 
jiionde,  d'un  gris  café  au  lait  très  doux,  la 
jupe  de  camelot  drapée  comme  celle  des  ména- 
gères de  Chardin,  avec  un  camail  noir  à  capu- 
chon et,  sous  le  petit  bonnet  de  gaze  noire, 
une  bande  de  mousseline  blanche  qui  forme 
sur  le  front  un  double  rouleau.  Toutes,  qu'elles 
soient  Canadiennes  ou  Anglaises,  sont  sveltes, 
minces,  élégantes  ;  toutes  me  semblent  jeunes, 
peut-être  parce  qu'elles  meurent  assez  vite  au 
rude  métier  qu'elles  font  ;  éducatrices,  gardes - 
malades,  berceuses,  embrassant  tout  le  cercle 
de  la  charilé,  dirigeant  avec  cela  un  pensionnat 
très  fréquenté  par  les  jeimes  filles  de  la  bour- 
geoisie française  et  britannique.  Quelqu'un 
leur  disait  devant  moi  : 

—  C'est  entre  vous  une  émulation  repréhen- 
sible  à  qui  mourra  la  première  I 

Et  elles  riaient  sans  dire  non,  pressées  en 
effet  de  partir,  par  l'ardeur  d'une  foi  inexpri- 
mable qui  leur  montre  le  ciel  tout  près,  comme 
si  elles  n'y  étaient  pas  dès  ce  monde  I 

A  voir  les  grands  bâtiments  qu'elles  occu- 
pent, avec  de  vastes  cours  plantées  d'arbres  et 
une  superbe  église,  vous  ne  soupçonnez  pas  les 
difficultés  qu'elles  traversèrent,  si  pauvres  que, 

4 


G2  NOUVELLE-FUANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

bien  soummiI,  au  début,  le  repas  sonnait  chez 
elles  sans  (ju'on  eût  rien  à  manger.  Elles 
rendaient  grâces  et  se  retiraient  Testoniac  vide  ; 
mais  peu  à  peu  les  aumônes  vinrent,  non  pas 
de  grands  dons  comme  en  reçoivent  les  établis- 
sements de  charité  aux  Élats-Unis,  —  on  n'est 
pas  riche  au  Canada  français,  —  mais  obole 
sur  obole  tombèrent  dans  le  ti-onc  de  l'asile. 

Si  les  sœurs  vivent  de  peu,  leurs  enfants 
sont  bien  logés,  bien  soignés.  J'en  juge  par 
les  dortoirs,  les  classes,  la  salle  de  bains,  la 
lingerie  admirablement  tenue  depuis  vingt  ans 
p(U'  une  infirme  qui  n'a  qu'une  main  ! 

Rien  chez  les  sœurs  grises  ne  m'a  intéressée 
autant  que  l'asile  des  garçons,  Nazareth,  situé 
en  face  du  couvent  môme.  C'est  une  ancienne 
caserne  où  les  glacis  abandonnés  de  la  garnison 
servent  de  promenoir  et,  le  jour  où  j'y  suis 
reçue,  l'école  paraît  encore  singulièrement 
militaire.  On  m'introduit  dans  une  longue 
galerie  à  l'entrée  de  laquelle  un  factionnaire 
de  dix  ans  monte  gravement  la  garde.  Il  y  a 
là  une  brigade  de  gamins  en  train  de  faire 
l'exercice.  Leur  coifture,  leurs  semblants  de 
fusils,  leurs  sabres  de  bois  les  transforment  en 
soldats.  Ils  défilent  au  pas  gymnastique,  pré- 
cédés  de   trompettes   qui,    par    un    contraste 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       63 

amusani,  —  cette  brigade  représentant  l'armée 
anglaise,  —  sonnent  l'air  éminemment  français 
de  Marbrough.  Toute  la  marmaille  manœuvre 
en  mesure  sous  les  ordres  d'un  ancien  sous- 
otlicier,  anglais  bien  entendu,  qui  s'acquitte 
de  cette  tâche  par  reconnaissance,  son  frère 
ayant  été  autrefois  élevé  dans  l'asile. 

—  La  femme  et  les  enfants  de  ce  brave 
homme  sont  morts,  me  disent  tous  bas  les 
sœurs,  il  a  du  chagrin  et  se  distrait  ainsi. 
Nos  garçons  se  trouvent  très  bien  de  son  ensei- 
gnen)ent  ;  ils  y  gagnent  bonne  tenue,  bonne 
tournure,  l'exercice  les  dégourdit,  ils  prennent 
au  régime  militaire  des  habitudes  de  disci- 
pline, d'obéissance,  et  aussi  de  responsabilité, 
car  les  officiers  de  notre  petite  brigade  sont 
choisis  parmi  les  sujets  les  plus  méritants.  Ils 
appliquent  les  ordres  du  chef,  ils  savent  les 
peines  méritées  par  telle  ou  telle  infraction  et 
ne  laissent  passer  aucune  peccadille.  Tous 
prennent  leur  consigne  au  sérieux.  Ils  s'acquit- 
tent militairement  des  corvées  de  la  maison  ; 
plus  tard  on  les  verra  soumis  à  leur  patron, 
dans  la  vie  civile,  conmie  ils  le  seraient  en 
cas  de  guerre  à  leurs  officiers. 

Tout  ceci  me  paraît  fort  sage,  mais  le  côté 
incongru,  c'est  le  mélanofe  d'Anofleterre  et  de 


Ci  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

France  dans  Ventraînement  des  petits  Canadiens. 
Ils  chantent  à  tue-tèle  en  français  le  On  ne 
passe  pas  !  du  PHit  caporal,  tout  en  faisant 
l'exercice  sans  manquer  au  commandement 
jeté  en  anglais,  bien  que  la  plupart  ne  parlent 
que  très  peu  ou  môme  point  du  tout  cette 
langue.  Une  religieuse  anglaise  s'efforce  pour- 
tant de  leur  apprendre  ce  que  doit  en  savoir 
un  féal  sujet  de  la  reine  Victoria. 

Regardant  de  loin  les  jeunes  soldats,  sans 
se  mêler  à  eux,  car  on  ne  permet  aucun 
contact  entre  lui  et  ses  camarades,  il  y  a  un 
petit  consomptif  mélancolique,  aux  longs  cils 
noirs  balayant  ses  joues  pales,  et  deux  jeunes 
Syriens  d'apparence  merveilleusement  exoti- 
que. Des  hordes  d'émigrés  Syriens  sont  venus 
peupler  un  faubourg  de  New -York  et  se 
répandre  dans  plusieurs  villes  des  États-Unis, 
où  ils  font  de  menus  commerces,  mais  j'ignorais 
qu'ils  eussent  pénétré  jusqu'au  Canada,  meur- 
trier pour  ces  pauvres  enfants  du  soleil. 

On  compte  deux  cents  garçons  à  Nazareth  ; 
il  y  a  autant  de  petites  fdles  dans  le  couvent. 
Elles  me  sont  présentées  en  bel  uniforme  du 
dimanche,  l'emblème  du  Sacré-Cœur  sur  la 
poitrine,  dans  la  grande  salle  de  réception. 
Toute  la  troupe   est    armée  de  bâtons  et  les 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      65 

exercices  de  callislhénie  se  succèdent  avec  un 
ensemble  étonnant,  comme  les  figures  compli- 
quées d'un  ballet.  Ce  ne  sont  pas  tous  des 
enfants  pauvres  proprement  dits  ;  beaucoup 
de  familles  trop  nombreuses  sont  obligées 
d'avoir  recours  à  l'asile  ;  la  ville  entière  a  des 
motifs  de  reconnaissance  envers  les  Sœurs 
grises.  Elles  enseignent  aux  petites  fdles  une 
foule  de  métiers.  Parfois  elles  réussissent  à 
faire  entrer  les  plus  intelligents  des  garçons 
au  séminaire  pour  des  études  complètes  ; 
quelques-uns,  des  externes,  reviennent  chaque 
jour  prendre  leur  repas  sous  ce  toit  qu'on 
peut  bien  appeler  maternel.  Mais  c'est  dans  la 
maison  mère  de  Montréal  qu'il  faut  surtout 
voir  fonctionner  les  infatigables  Sœurs  grises. 
Là  elles  semblent  vraiment  avoir  pris  posses- 
sion de  toutes  les  misères  humaines. 

J'ai  été  accueillie  par  la  propre  sœur  de 
l'abbé  Gasgrain,  décédée  depuis  et  qui  a  dû 
laisser  dans  la  communauté  un  vide  irrépa- 
rable. Sœur  Baby,  comme  on  l'appelait  du 
nom  très  considéré  de  sa  famille  maternelle  \ 
réalisait  le  type  même  de  la  religieuse  grande 

1 .  Baby  est  la  transformation  de  Batbie,  nom  de  Gascogne, 
importé  au  Canada  par  un  officier  du  fameux  régiment  de 
Carignan-Salières. 

4. 


66  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

dame  et  savante  organisatrice  ;  c'est  elle  qui 
m'a  conduite,  avec  les  plus  intéressants  com- 
mentaires, à  travers  tous  les  détails  de  cet 
immense  refuge  de  vieillards,  d'incurables, 
d'infirmes  de  toute  sorte  et  d'enfants  trouvés. 
L'esprit  de  la  fondatrice,  madame  d'Youville, 
la  femme  forte  par  excellence,  était  en  elle. 

Cette  madame  d'Youville,  issue  d'une  noble 
famille  bretonne  et  veuve  d'un  mari  prodigue 
et  libertin,  absolument  ruinée,  avec  des  enfants 
à  élever,  trouva  le  temps  et  le  moyen  de 
recueillir  une  catégorie  de  misérables  que  ne 
secourait  pas  encore  la  pitié  publique.  Long- 
temps le  Canada  avait  ignoré  le  vice  ;  consi- 
déré comme  une  mission  plutôt  que  comme 
une  colonie,  il  n'avait  reçu  que  des  colons 
triés  avec  scrupule  ;  aussi,  dans  un  laps  de 
soixante-neuf  années,  ne  trouve- t-on  sur  les 
registres  des  baptêmes,  que  deux  enfants  nés 
hors  du  légitime  mariage  ;  les  filles,  suspectes 
si  peu  que  ce  fût,  étaient  immédiatement 
renvoyées  en  France. 

A  partir  de  1669,  l'émigration  marchant 
avec  trop  de  lenteur,  le  gouvernement  expédia 
ce  que  la  mère  Marie  de  l'Incarnation  appelle 
dans  ses  lettres  «  une  marchandise  mêlée  », 
ou  encore  «  beaucoup  de  canaille  de  l'un  et 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.       07 

l'autre  sexes  ».  La  guerre  contribua  aussi  à 
l'altération  des  mœurs,  sinon  dans  les  cam- 
pagnes, presque  intactes  aujourd'hui  encore, 
du  moins  dans  les  villes  ;  bref,  les  naissances 
illégitimes  se  multiplièrent  peu  à  peu  et  aussi 
les  infanticides,  la  honte  qui  s'attachait  à  de 
cerlaines  faiblesses  conduisant  les  coupables 
aux  dernières  extrémités.  Tant  qu'avait  duré 
la  domination  française  les  seigneurs,  hauts 
justiciers  autorisés  à  percevoir  les  amendes, 
répondaient  de  la  nourriture  des  enfants  trou- 
vés dans  le  ressort  de  leur  juridiction  ;  mais 
il  y  avait  de  singuliers  abus,  les  sages-femmes, 
chargées  de  les  placer,  allant  jusqu'à  vendre 
parfois  ces  petits  malheureux  aux  sauvages. 
Après  la  conquête  anglaise,  ce  fut  bien  pis  ; 
le  nouveau  gouvernement  refusa  de  contribuer 
en  rien  à  cette  œuvre.  Alors  intervint  madame 
d'YoLlville,  que  le  roi  avait  appelée  quelques 
années  auparavant  à  l'administration  de  l'hô- 
pital de  Montréal,  elle  et  ses  assistantes,  les 
c(  demoiselles  de  la  charité  ».  Madame  d'You- 
ville,  sans  rien  calculer,  se  déclara  prête  à 
recevoir  tous  les  enfants  trouvés  qu'on  lui 
apporterait.  Déjà  madame  Legras  avait  donné 
en  France  un  pareil  exemple  ;  mais  pour  la 
première  fois  il  était  suivi  en  Amérique. 


68  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Afin  de  suffire  aux  dépenses  de  sa  maison, 
qui  prenait  ainsi  de  nouvelles  charges,  au  len- 
demain d'une  guerre  de  sept  ans,  madame 
d'Youville  dut  faire  tous  les  métiers,  se  livrer 
au  commerce,  à  l'industrie,  exploiter  des  car- 
rières, fabriquer  de  la  bière,  du  tabac,  prendre 
des  animaux  en  pacage,  troquer  avec  les 
Indiens,  organiser  des  services  de  bateaux  et 
de  transport  en  général,  mais  d'abord  travailler 
de  ses  mains  et  recevoir  des  pensionnaires.  Les 
dames  âgées  des  meilleures  familles  devinrent 
ses  collaboratrices  en  allant  volontiers  loger 
chez  les  Sœurs  grises  ;  elles  trouvaient  là  bonne 
compagnie  ;  la  plupart  des  grands  noms  du 
Canada  figurent  sur  le  registre  où  s'inscrivent 
encore  beaucoup  de  douairières  contentes  de 
vieillir  et  de  mourir  au  couvent,  comme  c'était 
si  souvent  l'habitude  dans  la  mère  patrie  du 
XVII®  siècle.  Et  les  Sœurs  grises  continuent  à 
s'évertuer  sans  relâche  au  profit  de  leurs  chers 
pauvres  ;  elles  font  des  hosties,  elles  coulent 
des  cierges ,  elles  brodent  des  ornements 
d'église,  elles  fabriquent  des  liqueurs,  elles  sont 
expertes  en  pharmacie,  elles  vendent  des  objets 
de  piété.  L'une  d'elles,  qui  a  passé  de  longues 
années  en  mission  chez  les  sauvages  et  y  est 
devenue  chirurgienne,  a  un  cabinet  de  dentiste; 


LES  FEMMES  DU  CANADA  FRANÇAIS.      69 

une  autre  fait  de  la  sculpture  en  cire,  des 
enfants  Jésus,  des  têtes,  des  mains,  des  pieds 
de  grandeur  naturelle  qui,  complétés  par  des 
vêtements  plus  ou  moins  pittoresques,  sont 
exposés  dans  les  châsses  d'églises.  Ces  saints 
de  cire  et  d'étoffe  ont  de  vrais  cheveux,  des 
plaies  béantes  et  le  sang  du  martyre  à  la  gorge; 
il  y  en  a  d'une  réalité  saisissante. 

L'administration  des  biens  de  la  commu- 
nauté n'est  pas  la  moindre  besogne  des 
religieuses.  Il  faut  voir  les  grands  livres  de 
l'économat  tenus  par  elles  seules.  Les  couvents 
de  femmes  au  Canada  sont,  de  l'aveu  des  juges 
compétents,  très  supérieurs  sous  ce  rapport 
aux  couvents  d'hommes.  Ceux-ci  se  sont  mis 
quelquefois  dans  l'embarras,  tandis  que  l'ad- 
ministration des  religieuses  est  impeccable 
(chose  à  considérer  ou  point  de  vue  féministe). 

Le  temps  et  l'espace  me  manquent  pour 
énumérer  seulement  toutes  les  œuvres  de  cha- 
rité que  renferme  cette  immense  maison,  tout 
un  monde.  Je  me  suis  promenée  au  milieu 
de  la  nourrisserie  où  des  douzaines  de  chétives 
créatures  dans  leurs  berceaux,  un  biberon  aux 
lèvres,  semblent  pour  la  plupart  vouées  à  la 
mort,  quelques  soins  qu'on  leur  prodigue.  Les 
grosses  chaleurs  de  l'été  les  emportent  presque 


70  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

en  masse.  Il  y  a  bcaucoui)  d'eslropiés  et  pour 
cause;  ces  épaves  de  la  misère  et  de  l'inconduite 
échouent  d'ordinaire  sous  la  porte  du  couvent, 
enfermées  dans  un  panier.  Quatre  sont  arrivés, 
me  dit  la  Sœur  Baby,  ensemble,  au  fond  de 
la  même  corbeille.  La  mère  dénaturée  ne  se 
fait  pas  scrupule  de  leur  casser  un  membre 
pour  qu'ils  entrent  dans  le  récipient  trop 
étroit.  Comprimés,  tordus,  malsains  presque 
ioujours,  avec  des  vices  héréditaires  probable- 
ment, que  deviendraient-ils  à  travers  la  vie  ? 
Sans  doute  la  canicule  leur  rend  très  grand 
service,  aux  garçons  surtout  qui  ne  pourraient 
habiter  le  couvent  au  delà  d'un  certain  âge, 
passé  lequel  on  les  distribue  dans  la  campagne, 
où  ils  sont  reçus  avec  répugnance,  traités 
durement.  Il  n'existe  pas  un  service  de  l'Assis- 
tance publique  bien  organisé  comme  chez  nous. 
Les  Sœurs  grises  ne  vivent  que  de  ce  qu'elles 
possèdent  en  propre,  de  ce  qu'elles  gagnent  et 
des  aumônes  de  quelques  particuliers,  sans 
subvention  de  l'État,  accablées  au  contraire 
d'impôts  très  lourds. 

La  salle  des  babies  qui  ont  résisté  au  biberon 
et  à  la  chaleur  est  d'un  joli  aspect;  on  fait 
danser  devant  moi  les  petites  fdles.  Leurs 
aînées,  qui  seront  placées  comme  ouvrières  ou 


J.ES    FEiMMES  DU   CANADA   FRANÇAIS.  71 

comme  servantes,  à  moins  qn'elles  ne  préfèrent 
rester  dans  la  maison,  chantent  en  battant  des 
mains  pour  accompagner  des  pas  très  bien 
réglés.  Une  petite  Huronne  se  livre  avec  entrain 
à  la  danse  de  sa  tribu,  qui  ressemble  beau- 
coup à  une  bourrée  auvergnate;  celle-là  est 
une  simple  orpheline  ;  d'autres  enfants  ont 
père  et  mère,  mais  la  pauvreté  ou  l'abandon 
leur  donne  droit  d'asile  dans  cette  ruche  qui 
ne  renferme  pas  moins  de  neuf  cents  hôtes, 
grands  et  petits.  A  tous,  vieillards,  infirmes, 
lamentables  débris  humains  de  tout  âge,  la 
grande  et  belle  chapelle  est  commodément 
accessible.  Chacun  des  étages  de  la  maison 
donne  sur  une  de  ses  tribunes,  de  sorte  que 
les  plus  impotents  peuvent  encore  sans  fatigue 
se  traîner  jusqu'à  Dieu. 

En  présence  de  cette  tendresse,  de  cette  ingé- 
niosité de  la  charité  catholique,  faut-il  s'étonner 
du  peu  de  succès  qu'a  rencontré  le  dernier 
projet  philanthropique,  si  bien  intentionné 
pourtant,  de  son  Excellence  lady  Aberdeen, 
épouse  du  gouverneur  général?  Non  contente 
de  voir  fonctionner  des  trained  nurses  de 
premier  ordre  dans  le  monumental  Victoria 
Bospital  de  Montréal,  elle  voulait  déléguer  des 
postes  de  ces   infirmières   diplômées  dans  les 


72     NOUVELLE-1-RANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

villages,  sans  bien  se  rendre  compte  de  l'atta- 
chement exclusif  qu'aura  toujours  1'  «  habitant  » 
français  pour  les  Sœurs  blanches  et  grises. 
Celles-ci  ont  en  partage  tout  ce  qui  ne  s'impro- 
vise pas  et  ce  qu'aucun  brevet  ne  peut  donner, 
de  longues  associations  avec  le  passé  historique  ; 
elles  parlent  la  langue  maternelle,  elles  repré- 
sentent la  religion  des  aïeux;  quelque  chose  de 
plus  fort  que  le  devoir  professionnel  le  mieux 
rempli  leur  fait  braver,  rechercher  même  tous 
les  dangers,  toutes  les  souffrances;  le  célibat 
enfin  leur  donne  le  droit  de  vivre  pauvres,  au 
service  [des  pauvres.  Il  n'y  a  pas  de  hautes 
études  qui  puissent  remplacer  cela.  Et  le  Royal 
Victoria  Hospital  lui-même,  dont  la  construction 
a  coûté  plus  d'un  million  de  dollars  à  ses  géné- 
reux fondateurs,  lord  Mount  Stephen  et  sir 
Donald  Smith,  l'hôpital-palais  qui  se  dresse 
comme  le  plus  bel  échantillon  de  la  munificence 
anglaise  au  milieu  d'un  parc  admirable,  ne 
pourra,  de  longtemps  du  moins,  prétendre  à 
rivaliser  avec  l'Hôtel -Dieu  plus  modeste  auquel 
reste  attaché  le  nom  si  français  de  l'humble 
Jeanne  Mance. 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY 


Pendant  les  premiers  jours  qu'il  "passe  à 
Québec,  le  voyageur,  ébloui  par  l'étendue  ma- 
jestueuse du  Saint-Laurent,  s'absorbe  d'abord 
tout  entier  dans  ce  spectacle. 

La  suprême  beauté  de  l'Amérique  du  Nord 
tient  pour  des  yeux  européens  à  ses  lacs  et  à 
ses  fleuves,  à  ses  fleuves  surtout.  Nous  avons 
d'aussi  hautes  montagnes,  un  littoral  aussi  pit- 
toresque, des  paysages  qui  ne  le  cèdent  à  aucun, 
mais  nous  ne  savons  pas  ce  que  c'est  qu'un 
grand  fleuve  tel  que  le  Mississipi  ou  le  Saint- 
Laurent.  Encore  ne  peut-on  comparer  les  rives 
basses,  mouvantes,  sans  consistance  et  sans 
dessin,  du  père  des  eaux,  comme  il  m'est  apparu 
en  Louisiane,  roulant  son  limon  jaunâtre  à  tra- 

5 


74    NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

vers  les  savanes  et  les  champs  de  cannes,  au 
cours  superbe  de  son  rival  encadré  par  les  belles 
découpures  des  Laurentides. 

Faites  le  guet  du  haut  de  ce  poste  d'obser- 
vation qu'offre  sur  toute  sa  longueur,  —  qua- 
torze cents  pieds  du  nord  au  sud,  —  la  terrasse 
qu'on  nomme  indifféremment  du  nom  de  lord 
Durham  qui  la  commença  ou  de  lord  Dufferin 
qui  l'agrandit,  mais  que  les  Québecquois  pré- 
fèrent appeler  la  terrasse  de  Québec.  Si  c'est  le 
matin,  le  soleil  monte  lentement  au-dessus  de 
la  nappe  frémissante,  L'infinie  fraîcheur,  le 
calme  souverain  des  tons  de  rose,  humides  et 
veloutés,  qui  semblent  sortir  de  l'eau  comme 
une  nymphe  sort  du  bain,  forment  un  violent 
contraste  avec  tout  le  noir  de  la  basse  ville 
grouillante  de  commerce  ;  celle-ci  s'accroche  aux 
remparts,  blottie  sous  l'orgueilleuse  falaise,  entre 
le  rocher  qui  la  repousse  et  le  fleuve  où  elle 
déborde  sous  forme  de  navires  et  de  radeaux. 
Tout  le  jour  vous  emplissez  vos  yeux  du  mou- 
vement des  bateaux  à  vapeur  et  à  voile,  vous 
regardez  glisser  ces  innombrables  flottilles  de 
bois  de  charpente  qui  représentent  des  forêts 
abattues,  et  vous  jouissez  des  effets  de  lumière 
sur  les  montagnes  qui,  pour  n'être  pas  bien 
hautes,  n'en  sont  pas  moins  belles  par  la  struc- 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  7o 

ture  hardie  et  par  la  couleur.  Le  soir  va-t-il 
tomber,  vous  voyez  chaque  fois  un  prodige  nou- 
veau se  passer  dans  le  ciel  ;  ce  sont  les  sommets 
lointains  qui  s'empourprent,  qui  flamboient  de 
mille  buissons  ardents  ;  c'est  un  horizon  em- 
brumé, strié  de  gris  bleu,  de  jaune  rosâtre, 
avec  des  nuages  bas  qui  couvrent  les  dernières 
cimes  et  des  reflets  de  cuivre  plaqués  parmi 
tout  ce  gris  transparent  dans  les  flaques  d'eau 
du  port  où  la  marée  est  basse.  Puis  le  crépuscule 
vient  simplifier  les  lignes  sévères  des  hauteurs 
de  Lévis  ;  leurs  grands  bâtiments,  forts, 
couvents  ou  églises  ressortent  en  un  relief 
sombre  et  puissant  sur  le  bleu  éteint  du  ciel, 
tandis  qu'à  vos  pieds,  bien  au-dessous  de  vous, 
scintillent  tous  les  feux  allumés  le  long  des 
quais  ou  dans  les  rues  tortueuses  que  relient 
entre  elles  les  escaliers  si  bien  nommés  casse- 
cou. 

Cette  plate -forme,  où  vous  êtes  comme  aux 
premières  loges,  suit  le  bord  de  la  falaise,  sur 
le  site  même  de  ce  qui  fut  le  château  Saint- 
Louis,  et  l'hôtel  colossal  qui  se  dresse  à  la  place 
de  celui-ci  ne  peut  suggérer  aucune  des 
fâcheuses  réflexions  que  provoquent  le  plus  sou- 
vent les  constructions  modernes  substituées  à 
de  nobles  ruines.  On  dirait  tout  de  bon  une 


76    NOUVELLE-FRANCE   ET  N  OU  VEL  LE- ANGLETERRE. 

forteresse,  non  pas  précisément  du  moyen  âge, 
ce  qui  nuirait  par  trop  au  confort  intérieur, 
mais  du  commencement  de  la  Renaissance,  de 
ce  temps  même  où  Jacques  Cartier  remonta  le 
Saint-Laurent  pour  la  première  fois.  Il  n'intro- 
duisit pourtant  pas  au  Canada  en  1534  l'élé- 
gante architecture  patronnée  par  François  I", 
son  maître  ;  il  n'eut  pour  s'abriter  que  de 
pauvres  cabanes  d'écorces  et,  si  j'en  crois  l'inté- 
ressante étude  de  M.  Ernest  Gagnon^  avec 
les  plans  qui  l'illustrent,  le  château  bâti  par 
Samuel  de  Champlain  sous  Louis  XIII,  môme 
après  sa  reconstruction  en  1700  par  le  comte 
de  Frontenac,  était  loin  d'égaler  l'auberge  mo- 
numentale, œuvre  de  M.  Bruce  Price.  Le  nou- 
veau 'c  château  Frontenac  »  a  du  reste  reçu 
jusqu'à  un  certain  point  la  consécration  des 
siècles,  puisqu'une  pierre  vénérable  des  anciens 
murs,  portant  la  croix  de  Malte  avec  le  millé- 
sime 1647,  est  encastrée  dans  une  de  ses  portes. 
L'ensemble  de  l'édifice  produit  un  effet  impo- 
sant et  trompeur. 

Elle  est  tout  entière  comme  à  vous  seul, 
cette  grande  terrasse  de  Québec,  aux  premiers 
jours  de  mai,  quand  les  cinq  kiosques  espacés 

1,  Le  fort  et  le  château  Saint-Louis,  étude  archéologique  et 
historique,  par  Krnest  Gagnuii  ;  Québec,  1895. 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  77 

de  distance  en  distance  n'abritent  encore  aucun 
orchestre.  Vous  y  marchez  dans  le  silence  jus- 
qu'au point  où  elle  rejoint  le  jardin  du  gouver- 
neur. Là  s'élève  un  monument  unique  par 
l'idée  généreuse  qui  l'inspira,  la  colonne  dédiée 
aux  mânes  réunis  de  deux  glorieux  adversaires 
tués  le  même  jour  :  Montcalm  et  Wolfe.  L'in- 
scription gravée  sur  le  marbre  est  celle-ci  : 

Mortem  Virtus  Communem,  Famam  Historia, 
Monumentum  Posteritas  Dédit. 

Et  elle  est  juste.  Ces  deux  héros  sont  frères 
au  fond  :  le  même  dévouement  au  service  de  la 
patrie  les  anima  jusqu'au  bout  et  leurs  dernières 
paroles  se  ressemblent,  le  général  anglais  ayant 
loué  Dieu  qui  lui  permettait  d'apprendre  avant 
de  mourir  la  fuite  de  l'ennemi,  le  Français 
ayant  béni  la  mort  qui  l'empêchait  de  voir 
Québec  se  rendre. 

A  l'extrémité  sud,  vous  êtes  au-dessous  de 
la  citadelle,  du  haut  de  laquelle  vous  découvrez 
des  étendues  de  pays  si  vastes  qu'au  delà  c'est 
la  fin  de  toute  civilisation,  pensée  qui  vous  fait 
battre  le  cœur.  Il  n'y  a  rien  d'aussi  émouvant 
peut-être  que  cette  proximité  pressentie  de  la 
vie  sauvage  encore  possible  dans  un  pays  qui, 
grand  comme  la  moitié  de  l'Europe,  n'a  guère 


78  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

que  six  millions  d'habitants.  Libre  à  vous  de 
monter  vers  cette  impression  vertigineuse  par 
des  glacis  et  des  degrés  sans  nombre.  Là-haut 
tout  serait  moderne  et  anglais,  portes,  redoutes, 
bastions,  si  l'architecture  militaire,  semblable 
chez  tous  les  peuples,  ne  donnait,  quelle  qu'en 
fût  la  date,  l'illusion  du  passé.  D'ailleurs,  cer- 
tains restes  de  remparts  et  de  batteries  aux 
pièces  démontées  sont  français.  Vous  vous  sentez 
enveloppé  des  souvenirs  de  France  sur  le  site 
même  de  ce  vieux  château  Saint-Louis  dont  le 
canon  tonnait  dans  toutes  les  grandes  circons- 
tances :  à  l'arrivée  d'un  nouveau  gouverneur, 
pour  une  procession  de  reliques,  pour  la  con- 
version d'un  chef  sauvage  ;  Frontenac  chargea 
sa  bouche  énergique  et  grondeuse  de  répondre 
aux  premières  sommations  d'un  envoyé  de 
l'Angleterre  :  «  Dites  à  votre  maître  qu'il  fasse 
du  mieux  qu'il  pourra  comme  je  ferai  du 
mien.  » 

Des  scènes  participant  du  roman  et  de  la 
légende,  qui  sont  de  l'histoire  pourtant,  vous 
reviennent  à  l'esprit  sous  forme  de  tableaux 
vivement  colorés,  tandis  que  vous  parcourez  sur 
la  terrasse  Durham  des  kilomètres  de  planches. 

En  même  temps  les  flots  rapides  du  Saint- 
Laurent  vous  content  d'étranges  choses,  auprès 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  79 

desquelles  les  faits  et  gestes  des  humains  sem- 
blent tout  petits  :  quel  bond  formidable,  par 
exemple,  il  a  fait  du  haut  des  rochers  du  Nia- 
gara I  quels  espaces  presque  impossibles  à  me- 
surer il  parcourt  depuis  sa  source,  sous  les 
noms  différents  qui  le  déguisent,  et  sa  fuite 
impétueuse  à  travers  les  grands  lacs  î  Gg  géant 
parmi  les  fleuves  est  lui  aussi  un  allié  de  la 
France,  car,  portés  par  lui,  les  premiers  pion- 
niers devancèrent  sur  le  continent  américain 
les  Anglais  chevaucheurs  de  l'Océan  qui  les 
déposa  plus  tard  de  l'autre  côté  des  monts  Al- 
leghanys.  Quelle  route  vraiment  royale  I  Peu  à 
peu  l'envie  de  la  parcourir  à  votre  tour  vous 
prend  avec  une  force  irrésistible.  Comparati- 
vement rétrécie  sous  la  ville  qui  lui  avait 
emprunté  le  nom  de  détroit,  elle  s'élargit 
ensuite  jusqu'à  ne  plus  permettre  au  regard 
de  l'embrasser  d'un  bord  à  l'autre  et,  en  attei- 
gnant le  golfe,  elle  rivalise  presque  de  taille 
avec  l'Océan  qui  la  reçoit. 

Je  n'aspirais  pas  pour  ma  part  à  suivre  «  la 
grande  rivière  »  jusque-là,  mais  une  masse 
bleuâtre  et  sourcilleuse,  qui  semble  fermer 
l'horizon,  m'attirait  comme  un  aimant  ;  je  rêvais 
de  dépasser  cette  barrière  qu'on  me  disait  être 
le  cap  Tourmente,  d'atteindre  le  Saguenay,  ce 


80   NOUVELT.E-FRANCE   ET   N  0  U  VE  LLE- A  NG  LEÏERRE. 

mystérieux  affluent  du  Saint-Laurent,  roulant 
ses  eaux  noires  à  traver  des  régions  qui  pas- 
sèrent longtemps  pour  fantastiques.  Deux  fois 
par  semaine,  un  bateau  décoré  de  ce  nom  ten- 
tateur, le  Saguenay,  quittait  le  port  de  bon 
matin,  sous  mes  yeux  ;  non  pas  un  de  ces 
superbes  bateaux  qui,  tout  l'été,  sont  quoti- 
diennement au  service  des  touristes,  — ceux-là 
n'avaient  pas  encore  commencé  leur  va-et-vient 
habituel, — mais  un  petit  vapeur  plus  modeste, 
que  prennent,  faute  de  mieux,  les  gens  du  pays, 
allant  à  leurs  affaires.  Au  milieu  de  ces  gens- 
là,  je  me  trouvai  embarquée  le  11  mai  1897, 
à  ma  propre  surprise  et  sans  savoir  très  bien 
où  j'allais.  N'importe  I  les  guides  intelligents  et 
courtois  ne  manquent  pas  en  Canada,  et  ces 
guides-là  portent  presque  toujours  une  soutane. 
Je  rencontrai  à  bord  un  prêtre  qui  ressemblait 
de  visage  à  M.  Renan  et  qu'on  me  présenta 
comme  le  supérieur  du  séminaire  de  Chicou- 
timi.  Yéritable  bonne  fortune  pour  moi,  car 
M.  l'abbé  Huard  a  vu  des  choses  si  nouvelles 
sur  la  côte  nord  du  bas  Saint-Laurent,  et  sur- 
tout son  œil  perçant  de  naturaliste  a  su  si  bien 
les  observer,  que  je  donnerais  pour  son  excur- 
sion en  Labrador  plus  d'un  voyage  autour  du 
monde.  Tous  les  souvenirs  dont  il  me  fit  part 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  81 

obligeamment,  dans  une  longue  journée  de 
causerie  à  bâtons  rompus,  sont  publiés  main- 
tenant avec  beaucoup  d'autres  ;  ils  ont  été  im- 
primés à  Montréal  et  on  peut  se  les  procurer  à 
Paris  \  mais  il  manquera  au  lecteur,  pour  les 
goûter  comme  je  le  fis,  d'être  sur  le  Saint- 
Laurent  même  et  de  pouvoir  se  dire,  en  écou- 
tant les  plus  curieuses  histoires  démissionnaires 
et  de  sauvages,  de  chasse,  de  pêche,  etc.  :  «  Il 
ne  tiendrait  qu'à  moi  d'aller  lier  connaissance 
avec  les  Montagnais  et  les  Hurons,  de  pousser 
jusqu'à  la  Pointe-aux-Esquimaux,  et,  si  j'en 
avais  le  goût  et  la  force,  de  chasser  le  loup 
marin.  A  moins  que  je  ne  préfère  pourtant  une 
visite  à  Anticosti  !  » 

M.  l'abbé  Huard  en  revient.  Tout  le  monde 
sait  qu'un  millionnaire  parisien  s'est  rendu 
acquéreur,  en  1895,  de  cette  île,  abandonnée 
comme  l'un  des  points  les  plus  ingrats  et  les 
plus  inabordables  qui  soient  au  monde;  mais 
ce  qu'on  ignore  peut-être,  c'est  l'importance  de 
l'œuvre  accomplie  déjà  par  M.  Menier  dans  ses 
États  :  le  mot  n'a  rien  d'exagéré,  bien  que  le 
nouveau  propriétaire  reconnaisse  la  suzeraineté 
de  la  reine  d'Angleterre.  Il  peut  promulguer 

1.  Labrador  et  AnUcosfi,  par  l'abbé  V.-A.  Huardi 

5. 


82    NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

toute  sorte  de  décrets  et  a  déjà  fort  heureusBn 
ment  défendu  l'usage  des  boissons  fermentées, 
combattant  ainsi  avec  énergie  le  seul  vice  du 
Canadien,  vice  plus  qu'ailleurs  excusable  dans 
ces  régions  très  rudes  où  il  faut  à  tout  prix  se 
réchauffer.  Il  a  aussi  interdit  la  chasse  et  la 
pêche,  pour  assurer  le  repeuplement  des  eaux 
et  des  forets. 

Comprenant  à  merveille  les  besoins  et  les  in- 
térêts de  la  population,  n'hésitant  pas  en  outre 
devant  de  grosses  dépenses,  M.  Menier  réussira 
très  probablement  dans  son  entreprise,  l'une 
des  plus  passionnantes  qui  puissent  tenter  un 
homme  d'imagination,  car  tout  est  à  créer. 
Depuis  la  mort  de  Jolliet,  à  qui  Louis  XIV  en 
avait  fait  don,  pour  le  récompenser  d'avoir 
découvert  le  pays  des  Illinois  et  parcouru  la 
baie  d'Hudson,  cet  endroit  déshérité  a  été  livré 
à  lui-même.  Il  n'est  connu  que  par  ses  nau- 
frages et  par  la  légende  du  fameux  Gamache. 
Une  exploration  a  prouvé  que  ce  sol  de  cent 
trente- cinq  milles  de  long  sur  plus  de  trente  de 
large  possédait  cependant  une  valeur  indiscu- 
table au  point  de  vue  des  pêcheries,  des  forêts 
et  de  l'élevage.  Le  revers  de  la  médaille,  c'est  que 
pendant  cinq  mois  de  l'année  au  moins  la  mer 
rend  difficiles  les  communications  postales;  un 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  83 

autre  inconvénient  grave,  c'est  l'impossibilité 
de  pénétrer  l'été  dans  l'intérieur  de  l'île  gardé 
par  de  terribles  moustiques. 

Décidément  je  laisse  Anticosti  à  ceux  qui  ont 
le  pied  marin  et  le  cuir  à  toute  épreuve;  l'île 
d'Orléans,  en  face  de  laquelle  stationne  notre 
bateau,  me  plairait  davantage,  bien  qu'elle  n'ait 
pas  encore  la  joyeuse  parure  de  pampres  qui 
lui  valut  de  la  part  de  Cartier  un  nom  mytho- 
logique, Isle  de  Bacchus.  On  y  récolte  toujours 
de  bon  vin  qui  se  vend  cinq  francs  le  gallon  de 
deux  litres,  mais  ni  les  vignes,  ni  les  vergers 
n'y  verdoient  le  11  mai;  à  peine  si  quelques 
saules  précoces  prêtent  à  la  rive  une  pâle  appa- 
rence de  végétation  naissante,  pareille  à  une 
fumée  légère  d'un  gris  plus  vivant  que  les  bois 
dénudés  d'alentour. 

Nous  sommes  au  niveau  de  la  ville  basse  de 
Québec.  Elle  aussi,  comme  les  escarpements  de 
la  citadelle,  a  ses  annales  guerrières  ;  c'est  là 
qu'échoua  la  tentative  hardie  faite  par  les 
États-Unis  au  lendemain  de  leur  Révolution 
pour  entraîner  le  Canada  dans  les  mêmes  voies. 
Un  instant  la  colonie  eut  à  portée  de  la  main 
son  indépendance;  elle  n'en  voulut  pas.  Les 
classes  dirigeantes  ne  trouvaient  aucun  avan^ 
tage  à  entrer  dans  une  confédération  étrangère 


84  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

et  protestante  où  s'effacerait  leur  nationalité; 
elles  préférèrent,  puisqu'il  fallait  opter,  rester 
fidèles  à  une  monarchie  si  lointaine  qu'elle  était 
par  cela  môme  moins  menaçante  pour  les 
vieilles  institutions  catholiques  et  françaises. 
Québec,  la  capitale,  fut  le  foyer  de  ce  mouve- 
ment réactionnaire;  elle  trancha  la  situation 
tandis  que  le  reste  du  pays  se  partageait  entre 
les  Américains  vainqueurs  et  les  Anglais  aux 
abois,  ce  qui  fut  très  près  de  produire  une 
guerre  civile.  J'aperçois  du  bateau  le  quartier 
Champlain,  défendu  alors  par  des  batteries  et 
par  des  barricades,  le  bout  de  la  vieille  rue  du 
Saut -au -Matelot  où  le  fameux  Arnold  eut  la 
jambe  fracassée,  et  cette  autre  petite  rue  où 
tomba  mort  Montgomery.  Sans  la  résistance 
dont  cet  événement  fut  le  prélude,  le  Canada 
serait  aujourd'hui  République. 

—  Vous  vous  êtes  battus  pour  rester  colons 
au  lieu  de  passer  à  l'indépendance.  Soyez  donc 
esclaves  I  dit  durement  La  Fayette  aux  gentils- 
hommes canadiens  prisonniers  à  Boston. 

Il  ne  comprenait  pas.  Les  Canadiens  ne  sont 
esclaves  que  de  leurs  croyances  et  de  leurs 
préjugés.  Les  excès  de  notre  révolution  seuls 
ont  pu  les  consoler  de  ne  plus  être  à  nous. 
Ambitieux   de    garder    les  vieilles  coutumes, 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  85 

comme  d'autres  peuvent  l'être  d'acquérir  de 
nouveaux  droits,  ils  mènent  encore  la  vie 
patriarcale  et  se  montrent  par  conséquent  favo- 
rables aux  monarchies.  L'intervention  d'un 
Dieu  paternel  et  protecteur  se  mêle  à  tous  les 
faits  enregistrés  dans  leur  histoire,  qu'il  con- 
vient de  lire  comme  la  légende  dorée,  car 
chaque  succès  sous  la  plume  des  Jésuites  est  un 
miracle  salué  d'un  Te  Deum,  et  chaque  revers 
est  accepté  comme  châtiment  avec  respect  et 
componction. 

Le  Saguenay  cependant  s'est  mis  en  marche, 
et  la  matinée  est  assez  claire  pour  me  permettre 
de  ne  rien  perdre  du  panorama  grandiose  de 
la  rade.  Presque  aussitôt  après  Québec  com- 
mence la  ligne  blanche  du  village  de  Beau  port 
dont  les  maisons  se  suivent  à  la  fde,  en  une 
longue  procession.  J'admire  de  face  la  cataracte 
écumeuse  de  Montmorency.  A  si  longue  dis- 
tance, son  rugissement  ne  se  fait  pas  entendre. 
Elle  m'apparaît  muette,  immobile,  sans  un  pli, 
sa  nappe  élégante  tendue  dans  l'espace  à  la 
façon  d'un  grand  voile  blanc.  Ensuite,  c'est  la 
côte  fertile  de  Beaupré;  nous  n'en  voyons  rien, 
sauf  le  sommet  du  mont  Sainte-Anne,  car  notre 
bateau  est  entré  dans  la  partie  du  fleuve 
qui,    partagé   en    deux  branches,    court    ici, 


86    NOUVELLE-FRANCE    ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

entre  l'île  d'Orléans  et  la  rive  sud  ;  de  ce  côté 
il  a  trois  lieues  ;  de  l'autre,  il  est  moins  large, 
mais  je  commence  néanmoins  à  comprendre  ce 
qui,  dans  ma  jeunesse,  où  l'on  n'apprenait  de  la 
géographie  que  les  détails  inutiles,  me  pénétrait 
de  stupeur  :  le  Saint-Laurent  verse  par  heure 
dans  la  mer  une  masse  d'eau  évaluée  à  six  cents 
millions  de  mètres  cubes. 

Sur  la  côte  sud  on  me  nomme  les  villages  : 
Beaumont,  Saint-Michel  de  Bellechasse,  Saint- 
Valier;  sur  le  rivage  de  l'île  d'Orléans,  Saint- 
Jean,  Saint-François.  Les  saints  sont  partout 
en  majorité.  Devant  la  Pointe  à  Blin,  un  ingé- 
nieur du  pays,  qui  cause  avec  nous,  rappelle 
que  ses  ancêtres  s'établirent  à  cette  place  en 
1680  et  lui  laissèrent  leur  nom.  Aussitôt  je  me 
mets  à  le  regarder  avec  autant  d'intérêt  que 
s'il  eût  pu  me  donner  de  visu  des  nouvelles  de 
Frontenac  en  personne.  Les  origines  des  familles 
canadiennes  sont  parfaitement  établies,  grâce 
aux  registres  des  paroisses  d'après  lesquels  a 
été  fait  le  dictionnaire  généalogique,  très  com- 
plet, de  l'abbé  Tanguay. 

Au  cours  de  la  conversation,  quelqu'un  m'as- 
sure qu'il  reste  encore  sur  la  côte  de  Beaupré 
beaucoup  de  familles  qui  possèdent  les  terres 
données  à  leurs  aïeux  par  Louis  XIV  et  que 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  87 

nulle  part  on  ne  trouverait  aussi  semblable  à 
lui-même  le  paysan  normand  de  ce  temps-là. 
On  partait  beaucoup  de  la  Normandie,  en 
effet,  quand  ce  n'était  pas  de  la  Bretagne  ou 
du  Poitou,  de  la  Saintonge,  de  l'Aunis,  du 
Perche  ;  on  s'embarquait  à  Dieppe,  à  Saint- 
Malo,  à  la  Rochelle.  Les  mots  de  patois  rap- 
pellent ces  trois  provinces  :  brayer  le  lin,  grouiller, 
itou  pour  aussi,  câline  pour  coiffe,  la  brunante 
pour  la  brune,  le  sorouet  pour  le  sud-ouest, 
butin  pour  vêtements,  meubles  ou  effets  quel- 
conques, les  cordeaux  (la  bride)  d'un  quevalle 
(un  cheval).  Le  laboureur  qui  touche  dit  hu  dial 
V endormitoire  vous  prend  (vous  vous  endormez), 
aurait  ravi  George  Sand.  Des  mots  de  marin 
se  mêlent  à  ces  archaïsmes  :  embarquer,  débar- 
quer pour  monter  en  voiture  ou  en  descendre, 
arrimer  ou  amarrer  son  tablier.  Quelques  expres- 
sions sont  détournées  de  leur  sens,  comme 
carriole,  qui  au  Canada  signifie  traîneau,  tandis 
que  le  nom  de  traîneau  s'applique  seulement  à 
la  schlitte.  Tous  les  oiseaux  sont  du  gibier, 
langage  de  chasseur  ;  l'abbé  Huard  parle  d'un 
enfant  qui  traitait  de  gibier  le  Saint-Esprit  sous 
forme  de  colombe.  Il  trouve  jolie  l'ellipse  qui 
fait  dire:  fai  hâte  à  dimanche,  au  lieu  de:  «  j'ai 
hâte  d'arriver  à  dimanche  »,  et  ne  doute  pas 


88  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

que  le  Roi -Soleil  n'ait  prononcé  :  —  L'État, 
c'est  moue. 

Décidément  la  journée  sera  belle,  mais  il  fait 
froid,  mes  fourrures  ne  sont  pas  de  trop.  Les 
hommes  n'ont  garde  de  laisser  leurs  pipes 
s'éteindre.  Ils  pensent  évidemment,  comme 
jadis  Cartier,  quand  il  emprunta  l'usage  du 
tabac  aux  sauvages,  «  qu'il  est  bon  de  se  rem- 
plir d'une  fumée  chaude  » .  D'ailleurs  la  tenta- 
tion de  fumer  une  pipe  est  inséparable  chez  le 
Canadien  de  la  flânerie,  à  ce  point  qu'il  dit 
fumer  pour  flâner.  Le  Comte  de  Paris  fut  fort 
amusé  des  termes  dans  lesquels  on  lui  conseilla 
de  voir  la  population  rurale  :  «  Fumez  donc 
chez  les  petites  gens.  »  Cet  usage  invétéré  de 
la  pipe  donne  à  beaucoup  de  physionomies 
une  expression  particulière;  les  coins  de  la 
bouche  sont  fléchissants  et  le  tuyau  a  creusé  au 
milieu  de  la  lèvre  inférieure  comme  une  petite 
rigole.  Mais  je  ne  laisse  pas  fumer  en  repos 
M.  le  Supérieur  du  séminaire  de  Chicoutimi. 

Il  continue  d'être  victime  de  la  fureur  inter- 
rogante  dont  je  me  rends  toujours  coupable  en 
voyage,  pour  peu  que  je  rencontre  un  partenaire 
de  bonne  volonté.  Mettre  la  main  sur  un  natu- 
raliste, quelle  aubaine  I  Je  l'exploite  donc  sans 
remords.  Il  a  fallu  qu'il  m'énumérât  toutes  les 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  89 

différentes  espèces  de  conifères  qui  seuls  jus- 
qu'ici mettent  de  la  verdure  dans  le  paysage  ; 
cèdres,  sapins,  mélèzes,  épinette  noire,  grise, 
blanche  et  rouge,  celle-ci  décimée  par  une  de 
ces  maladies  qui  n'épargnent  pas  plus  les 
plantes  que  les  humains  ;  il  a  fallu  qu'il 
m'initiât  à  l'industrie  du  sucre  d'érable,  traité 
à  peu  près  comme  chez  nous  on  traite  la 
résine,  le  sirop  s'échappant  par  un  trou  percé 
dans  l'arbre  ;  et  je  ne  me  lasse  pas  de  le 
questionner  sur  les  paroisses  qui  se  suc- 
cèdent le  long  du  rivage.  Rien  ne  vaut  une 
promenade  sur  le  Saint-Laurent  pour  initier 
le  voyageur  à  ce  qui  est  en  vérité  la  clef  de 
voûte  de  l'histoire  du  Canada,  car  chaque 
paroisse  remplace  la  seigneurie  de  jadis  et  les 
églises  ne  représentent  pas  seulement  la 
maison  de  Dieu,  mais  encore  le  pouvoir  et  la 
protection  qu'exerçait  jadis  le  gentilhomme  à 
l'égard  de  ses  «  censitaires  ».  Gentilhomme, 
on  dirait  que  chaque  fermier  l'est  un  peu  à 
sa  manière.  Sans  aucune  revendication  envieuse 
d'égalité,  il  n'admet  pas  plus  que  tout  autre 
Américain  les  distinctions  de  classes  ;  un  habi- 
tant, comme  on  l'appelle,  en  vaut  un  autre. 
Certes,  l'habitant  a  beaucoup  plus  d'aisance 
que    le   paysan  de    France;    il  est  maître  de 


90    NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

soixante  à  quatre-vingts  arpents  qui,  de  même 
que  les  concessions  jadis  accordées  par  le  roi, 
commencent  aux  riches  terres  d'alluvion  du 
rivage  pour  continuer  en  profondeur  jusque 
sur  la  montagne,  ce  qui  lui  assure  des  prairies 
et  du  bois.  Sa  maison  est  fièrement  isolée  au 
milieu  du  domaine;  point  de  ces  aggloméra- 
tions qui  indiquent  chez  nous  un  village  et 
dont  le  roi  souhaitait  en  vain  qu'on  prît 
l'habitude  dans  sa  colonie  pour  que  pussent 
être  mieux  concentrés  les  moyens  de  défense 
et  d'autorité.  Toutes  ces  demeures  rurales 
s'égrènent  à  d'assez  longs- intervalles  comme  les 
perles  d'un  chapelet;  on  y  vit  largement, 
l'épargne  ne  comptant  pas  parmi  les  vertus  de 
l'habitant,  si  français  qu'il  soit.  C'est  môme 
avec  le  goût  fréquent  de  l'aventure,  la  diffé- 
rence essentielle  entre  ces  paysans  et  les  nôtres 
auxquels  d'ailleurs  ils  ressemblent  comme 
des  frères.  J'en  faisais  la  réflexion  tout  à 
l'heure  encore  en  descendant  pour  dé- 
jeuner à  l'étage  inférieur  du  bateau  où  ils 
sont  nombreux. 

Le  contact  des  Indiens  a  plus  fortement  agi 
sur  eux  qu'on  ne  pense,  et  toutes  les  fois  que 
se  produit  un  mélange  de  sang  entre  les  deux 
races,  on  voit  sortir  de  cette  alliance  le  type 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  91 

toujours  prêt  à  revivre  du  coureur  de  bois. 
Si  de  certains  noms  demeurent  attachés  à 
la  même  terre  depuis  deux  siècles,  combien 
d'errants  incorrigibles,  en  revanche,  ont  l'habi- 
tude de  vendre  leurs  biens  aussitôt  qu'ils 
sont  en  plein  rapport  et  de  pousser  plus  loin 
pour  le  plaisir  de  défricher  des  terres  encore 
incultes  I  Beaucoup  s'en  vont  aux  États-Unis 
louer  leurs  bras  et  gagner  de  l'argent,  mais, 
qu'ils  reviennent  ou  non,  ils  ne  se  laissent  pas 
absorber  un  seul  instant  par  l'élément  yankee, 
ils  emmènent  souvent  leur  prêtre  avec  eux, 
ils  conservent  toutes  leurs  habitudes  françaises, 
ils  ne  quittent  jamais  des  yeux  le  clocher  de 
la  paroisse. 

Ce  mot  sacré  de  paroisse  représente  bien  des 
choses  fondamentales  ;  il  ne  faut  pas  oublier 
que  Louis  XIV  institua  le  régime  féodal  dans 
la  Nouvelle-France.  Il  existe  encore,  sauf  que 
le  curé  a  remplacé  le  seigneur.  Celui-ci  n'obte- 
nait de  terres,  en  récompense  de  ses  services 
ou  en  considération  de  sa  naissance,  qu'à 
charge  par  lui  d'y  établir  un  nombre  déter- 
miné de  colons  dans  un  certain  délai.  S'il 
manquait  à  cette  obligation,  il  était  déchu  de 
son  privilège.  Très  favorable  à  l'agriculture, 
Louis  XIV  anoblissait  volontiers  ceux  qui  s'y 


92  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

livraient  avec  zèle  ;  il  savait  flatter  ainsi  la 
passion  des  Canadiens  pour  les  titres,  et  Col- 
bert  poussait  aux  mariages  précoces,  envoyant 
à  cet  effet  des  cargaisons  de  «  filles  d'hon- 
neur »  dont  les  religieuses  prenaient  soin.  Le 
pli  en  est  resté.  Le  Canadien  se  met  en  ménage 
presque  avant  d'avoir  de  la  barbe  au  menton, 
il  a  beaucoup  d'enfants  dont  le  travail  l'aide 
à  s'enrichir  ;  tous  les  douze  ans,  d'après  les 
recensements,  la  population  est  doublée  ;  et  elle 
ne  pourra  jamais  être  assez  nombreuse  pour 
exploiter  toutes  les  terres  en  friche  qui  à 
Touest   attendent  des  bras. 

Il  n'est  plus  question  des  seigneurs  qui 
s'éloignèrent  devant  la  domination  étrangère  ; 
leurs  manoirs  sont  généralement  habités  aujour- 
d'hui par  une  bourgeoisie  dans  les  rangs  de 
laquelle  se  recrute  la  partie  la  plus  distinguée 
du  clergé,  seul  maître  de  la  situation.  Une 
même  famille  donne  parfois  deux  ou  trois 
religieuses  et  autant  de  prêtres.  C'est  grâce  à 
la  vigilance  des  uns  et  des  autres  que  la 
langue,  la  loi  civile,  les  mœurs  françaises  ont 
été  conservées ,  et ,  si  l'étranger  de  passage 
trouve  l'Église  un  peu  absolue,  un  peu  intran- 
sigeante dans  sa  manière  d'agir,  c'est  qu'il 
oublie    combien    s'est   imposée    longtemps    la 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  93 

nécessité  de  veiller  à  ce  que  les  vaincus  ne 
devinssent  pas  Anglais,  catholique  étant  syno- 
nyme ici  de  Canadien  français.  Aussi  quelle 
ferveur  religieuse  chez  ces  obstinés  patriotes  I 
Il  faut  faire  trois,  quatre  lieues  pour  ne  pas 
manquer  la  messe,  à  cause  de  la  dispersion 
des  fermes,  et  on  ne  la  manque  guère,  fût-ce 
pendant  les  grandes  tempêtes  hivernales.  On 
s'y  rend  en  voiture,  c'est  encore  facile,  mais 
plus  loin  sur  la  côte,  là  où  l'on  n'a  plus  de 
chevaux,  comme  le  raconte  M.  l'abbé  Huard, 
là  où  nul  service  de  bateau  ne  peut  être  orga- 
nisé l'hiver,  on  se  fait  traîner  par  les  chiens. 
Chaque  famille  en  a  une  demi-douzaine  qui, 
attelés  à  un  cométique,  courent  sur  la  glace  à 
une  allure  endiablée,  semblables  à  des  loups 
quand  ils  sont  de  race  pure.  Et  on  ne  les 
nourrit  qu'une  fois  par  jour,  le  soir,  de  débris 
de  poisson  ;  ils  s'acquittent  de  leur  besogne 
à  jeun.  Gens  et  bêtes  sont  durs,  laborieux, 
intrépides. 

Que  dire  de  la  vie  des  prêtres  en  ces 
parages,  obligés  d'aller  dans  la  neige  sur  leurs 
raquettes  porter  au  loin  les  sacrements  ?  Il  y 
a  deux  curés  de  campagne  à  bord,  deux  rusti- 
ques, l'un  déjà  vieux,  affligé  d'une  jaunisse 
dont  il  ne  guérira  pas,    grelottant    sous  son 


4  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

manteau  râpé,  l'autre  plus  jeune,  au  visage 
un  peu  farouche,  littéralement  tanné  par  les 
intempéries  ;  avec  une  vieille  soutane  couleur 
de  rouille,  des  souliers  qu'on  ne  cira  jamais, 
un  chapeau  informe  battu  par  la  pluie,  une 
petite  pipe  courte  au  coin  des  lèvres,  le  pareil 
en  apparence  des  paysans  de  l'entrepont.  Ils 
ne  payent  pas  de  mine,  mais  le  respect  qu'ils 
m'inspirent  après  ce  que  je  viens  d'entendre 
est  voisin  de  l'attendrissement.  Tels  furent  les 
missionnaires  qui,  au  xvii^  siècle,  allaient  en 
barque  d'une  paroisse  à  l'autre  avec  un  autel 
portatif,  célébrer  les  saints  mystères  et  évan- 
géliser  les  sauvages.  Ils  ont  des  successeurs  qui 
mènent  la  même  vie  et  qui  font  l'école  aux 
Montagnais.  Les  adultes  parmi  ceux-ci  savent 
généralement  lire.  L'abbé  Huard  assure  qu'ils 
transmettent  les  leçons  des  «  robes  noires  »  à 
leurs  enfants,  tout  en  courant  les  bois,  et  il 
approuve  qu'on  ne  fournisse  aux  lettrés  de 
cette  espèce  que  des  livres  imprimés  en  leur 
langue. 

Nous  avons  atteint  l'extrémité  de  l'île 
d'Orléans,  la  plus  grande  d'un  archipel  aux 
aspects  variés  ;  d'autres  îles,  bien  connues  des 
chasseurs  qui  vont  y  tuer  toute  sorte  de  gibier 
aquatique,  éparpillent  des  taches  de  verdure 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  95 

sur  l'immense  miroir  où  nous  glissons  en 
laissant  derrière  nous  un  sillage  lumineux. 
On  les  croirait  toutes  petites,  mais  il  s'y  trouve 
des  battures  que  le  flot  découvre  à  marée  basse 
et  d'excellents  pâturages.  Les  religieuses  de 
l'Hôtel -Dieu  tirent  des  ressources  considé- 
rables de  l'île  aux  Oies  qui  leur  appartient 
depuis  1714.  Amusante  coïncidence  :  un  rocher 
qui  s'y  dresse,  bien  exposé  au  midi  et  creusé 
de  vasques  naturelles,  s'est  de  tout  temps 
appelé  l'Hôpital,  parce  que  les  animaux  ma- 
lades ou  blessés  s'y  rassemblent. 

Le  Saint-Laurent  a  maintenant  sa  largeur 
entière,  six  lieues  ;  le  cap  Tourmente  est  tout 
près,  on  dirait  une  forteresse  ;  l'été,  il  se  pare 
de  feuillage,  mais  je  l'aime  ainsi  dépouillé, 
aride,  avec  son  nom  sinistre.  Les  Laurentides 
atteignent  là  deux  mille  pieds  de  haut  ;  tandis 
que  l'horizon,  sur  la  rive  opposée,  va  toujours 
en  s'abaissant,  en  s'effaçant,  elles  se  rappro- 
chent du  fleuve  au  nord,  l'encadrent  de  leurs 
anguleuses  saillies,  y  baignent  leur  grande 
ombre  sévère.  Les  paysages  de  Norvège  admirés 
chaque  année  au  Salon  peuvent  donner  l'idée 
de  ces  falaises  de  granit  qui  trempent  dans 
l'eau,  portant  çà  et  là  un  bouquet  de  sapins, 
plus   souvent  toutes   nues.    Le  soleil,  devenu 


96    NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE    ANGLETERRE. 

très  brillant  depuis  midi,  ajouté  à  l'effet  du 
décor  ;  il  fait  étinceler  sur  les  pentes  polies  le 
flot  précipité  d'une  cascade,  résultat  de  la  fonte 
des  neiges.  D'autres  veines  de  neige  restent 
solides  encore,  figées  dans  un  pli  de  la  mon- 
tagne ;  partout  des  traces  d'avalanche. 

Nous  voyons  par  le  journal  de  Montcalm, 
arrivant  de  France  en  1756  pour  défendre  la 
colonie,  combien  l'impressionna  le  môme  spec- 
tacle, rencontré  dans  la  même  saison.  Tout  ce 
qu'il  avait  entendu  dire  du  Saint-Laurent  lui 
parut  dépassé.  Il  ne  put  se  retenir  d'aller  à  terre 
et  descendit  à  Saint-Joachim  où  l'on  nous 
montre  de  loin  la  belle  habitation  de  campagne 
des  archevêques  de  Québec,  ouverte  pendant 
les  vacances  aux  professeurs  et  aux  élèves 
du  séminaire.  Les  trois  frégates,  la  Licorne, 
la  Sauvage  et  la  Sirène  étaient  arrêtées  par 
les  vents  contraires,  et  les  officiers  français, 
ennuyés  d'une  traversée  de  six  semaines,  ne 
songeaient  qu'à  gagner  Québec  au  plus  vite. 
Montcalm  usa  donc  des  voitures,  charrettes  et 
calèches,  mais  le  saut  de  Montmorency,  grossi 
par  la  fonte  des  neiges,  lui  barra  le  passage  ; 
il  finit  par  arriver  moins  vite  que  la  Licorne 
elle-même. 

Les  gens  de  Saint-Joachim  étaient  et  sont 


SÀINÎ-LAURENT  ET   SAGUENAY.  97 

encore  des  chasseurs  émérites;  ni  canards,  ni 
outardes  ne  manquent  sur  leur  plage,  et  ils 
savent  au  besoin  se  servir  du  fusil  contre  un 
autre  gibier  ;  ils  se  distinguèrent  dans  la  lutte 
suprême  contre  l'Angleterre,  leur  curé  les 
accompagnant  au  feu  pour  donner  l'absolution. 
Ne  se  sent-on  pas  en  pleine  chouannerie?  Je 
suis  récompensée  en  ce  moment  d'avoir  lu 
l'abbé  Ferland,  bien  que  je  le  soupçonne  d'être 
un  peu  romanesque  ;  d'innombrables  per- 
sonnages animent  pour  moi,  grâce  à  lui,  le 
paysage.  Toutes  ces  paroisses  paisibles,  du 
saut  de  Montmorency  au  cap  Tourmente, 
m 'apparaissent  bouleversées  par  la  guerre,  les 
habitants  courant  se  cacher  dans  la  montagne, 
enfouissant  à  l'orée  des  bois  les  objets  trop 
lourds,  conduisant  leurs  bestiaux  dans  les 
pâturages  les  plus  retirés,  emportant  quelque- 
fois les  vieillards  dans  leur  lit.  Plus  d'un 
enfant  naquit  à  la  belle  étoile  pendant  cet 
exode,  tandis  que  Montcalm  tenait  Wolfe  en 
échec  devant  Québec.  Il  me  semble  assister  au 
dernier  acte  :  les  paroisses  revenues  tristement, 
leur  curé  toujours  en  tête,  au  milieu  de  cam- 
pagnes dévastées  qui  n'étaient  plus  françaises. 
Tout  ceci  se  passait  trois  ans  après  l'impa- 
tiente et  allègre  arrivée  que  je  viens  de  dire. 

6 


98    NOUVELLE-FUANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

Quel  beau  drame  serré,  mouvementé,  plein 
de  surprises  on  pourrait  faire,  en  plaçant  le 
dénouement  sur  ce  champ  de  bataille  des 
plaines  d'Abraham  où  la  mort  frappa  ensemble 
deux  nobles  victimes,  le  vainqueur  et  le 
vaincu  I  Le  Canadien  Fréchette  a  bien  raison 
de  s'écrier  : 

0  notre  histoire,  écrin  de  perles  ignorées  ! 

Je  distingue  de  moins  en  moins  la  série  d'on- 
dulations blanchâtres  qui,  à  droite,  indiquent 
les  États-Unis  ;  la  rive  gauche  est  toujours 
marquée  par  des  promontoires  à  pic:  le  cap 
Rouge,  le  cap  Gribaune,  le  cap  Maillard,  ainsi 
nommé  en  mémoire  d'un  missionnaire  qui 
évangélisa  les  peuplades  sauvages  du  Saint- 
Laurent.  Sur  un  espace  de  près  de  trente 
milles,  c'en  est  fait  des  paroisses  ;  nous  en 
rencontrons  une  seule,  Saint-François -Xavier. 
Pourtant,  dans  quelques  petites  anses  s'ac- 
croupissent, comme  pour  permettre  de  mieux 
mesurer  l'échelle  de  la  montagne  qui  les  sur- 
plombe, des  huttes  en  bois,  couleur  de  vieil 
argent,  établissements  de  pêche  sans  doute. 
L'ensemble  de  tout  cela  est  d'un  calme  mer- 
veilleux et  d'une  austérité  mêlée  de  douceur, 
car  on  sent  même  ici  l'approche  du  printemps 


SAINT-LAURENT   ET  SAGUENAY.  99 

invisible,  et  cette  impression  qui  se  dégage, 
sans  que  la  végétation  s'en  mêle,  des  sourires 
de  l'eau  et  du  ciel  est  délicieuse,  en  présence 
des  traces  de  l'hiver,  qu'un  coup  de  baguette 
magique  fera  disparaître  demain  peut-être. 
Nulle  part  le  changement  à  vue  des  saisons  ne 
s'effectue  aussi  vite  qu'en  Canada,  et  avec  moins 
de  transitions. 

Une  surprise,  c'est  l'apparition  d'une  ville 
de  trois  mille  âmes  sur  cette  côte  inhospitalière 
autant  que  pittoresque,  à  un  endroit  fameux 
par  ses  tremblements  de  terre.  Quand  je  dis 
apparition,  la  ville  se  cache  et  s'abrite  de  son 
mieux  dans  un  pli  de  la  montagne,  auprès  de 
la  rivière  du  Gouffre,  qui  tire  son  nom  de 
l'effrayante  déchirure  pratiquée  dans  les  Lau- 
rentides  par  un  cataclysme  apparemment  vol- 
canique. Très  loin  d'elle,  devant  une  longue 
jetée,  s'arrête  notre  bateau;  il  y  a  un  va-et- 
vient  considérable  de  passagers  et,  tandis  qu'ils 
montent  ou  descendent,  je  regarde  avec  admi- 
ration ce  qui  ressemble  à  un  magnifique  fond 
de  lac  fermé  par  des  montagnes  d'où  descend, 
par  bonds  et  par  cascades,  la  rivière,  qui 
s'échappe  entre  deux  caps  dont  l'un  est  le  cap 
aux  Corbeaux  ;  ce  nom  sinistre  veut  dire  que 
les  naufras-es  fournissent   ici   une   abondante 


100  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

pâture  aux  dépoceurs  de  cadavres.  La  mer,  car 
le  Saint-Laurent  saumâtre  et  houleux  est  devenu 
la  mer,  forme  en  effet  dans  cette  brèche  un 
tourbillon  redouté  des  chaloupes  et  des  canots. 
Nulle  part  la  traversée  n'est  plus  dangereuse; 
les  précautions  prises  l'attestent.  Il  y  a  un 
phare  sur  la  jetée,  il  y  en  a  deux  autres,  à  trois 
étages  coiffés  de  rouge,  devant  l'île  aux  Coudres, 
située  juste  devant  la  terrible  gorge  où  logent 
des  démons,  à  en  croire  la  tradition  du  pays. 
On  peut  voir  dans  les  Légendes  canadiennes  de 
l'abbé  H.-R.  Casgrain  d'où  leur  vient  pareille 
idée  :  c'est  que  la  fureur  des  éléments  semble 
se  concentrer  par  esprit  de  vengeance,  sur  cette 
vénérable  petite  île  où  fut  célébrée  la  première 
messe  qui  ait  été  dite  au  Canada  : 

«  Le  sixième  jour  du  mois  de  septembre, 
raconte  Jacques  Cartier,  vînmes  poser  à  une 
isle  pleine  de  beaulx  et  grands  arbres  de  plu- 
sieurs sortes,  et  entre  autres  il  y  a  plusieurs 
couldres  franches  que  trouvâmes  fort  chargés 
de  noisilles,  aussi  grosses  et  de  meilleur  saveur 
que  les  nôtres,  mais  un  peu  plus  dures.  Et 
par  cela  nommâmes  l'Isle  es  Coudres.  Le  sep- 
tième jour  dudit  mois,  jour  Notre-Dame,  après 
avoir  ouï  la  Messe,  nous  partîmes  de  ladite  isle 
pour  aller  amont  ledit  fleuve.  » 


SAI.NT-  LAURENT  ET   SAGUENAY.  101 

Se  bornant  au  nécessaire  en  voyageur  sérieux, 
il  n'ajoute  pas  que  nulle  part  le  fleuve  n'est 
plus  beau;  les  Capes  roides,  comme  on  nomme 
cette  partie  des  Laurentides,  alTcctent  la  forme, 
sinon  la  hauteur  de  véritables  pics.  L'après- 
midi,  à  la  fois  humide  et  lumineuse,  leur  prête 
aujourd'hui  des  tons  moelleux  qui  changent 
du  bleuâtre  au  lilas  ;  toutes  les  valeurs,  tous 
les  plans  des  premiers  gradins  sont  si  nette- 
ment indiqués  qu'il  semble  que  le  regard 
puisse  pénétrer  dans  les  replis  de  chaque  vallée, 
avec  le  rayon  de  soleil  qui  les  caresse. 

Tandis  que  se  poursuit  le  débarquement,  je 
pense,  devant  les  bouées  qui  se  balancent  et 
les  goélands  qui  rasent  le  flot  d'une  aile  que 
l'on  dirait  doublée  de  fourrure  blanche,  à  ce 
que  doit  être  la  vie  de  ces  gens-là  pendant  les 
longs  mois  d'hiver.  J'ai  deux  amies  à  la  baie 
Saint-Paul,  deux  pâles  fleurs  frissonnantes  sur 
lesquelles  soufflent  ces  vents  cruels,  deux  jeunes 
religieuses  franciscaines  que  j'ai  rencontrées 
malades  à  l'Hôtel-Dieu  de  Québec.  Belles  autant 
l'une  que  l'autre,  minées  par  le  dur  climat, 
par  leur  rude  besogne,  elles  vivent  ainsi  dans 
un  hospice  de  vieillards  où,  avec  une  angé- 
lique  patience,  elles  rendent  à  des  êtres  tombés 
en    enfance   ou    agités   de   folie   sénile,   vieux 

G. 


102  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

vagabonds,  ivrognes  invétérés,  les  soins  les 
plus  répugnants.  La  maison  a  peu  de  ressources 
et  ses  pensionnaires  sont  nombreux;  il  faut 
bien  se  priver.  Elles  se  privent  donc  et  elles 
en  meurent.  Je  revois  souvent  ces  grands  yeux 
noirs  dans  de  pâles  visages,  ce  beau  costume 
de  pauvreté  aux  couleurs  de  celui  qu'elles 
appelaient  avec  tendresse  notre  saint  François; 
je  les  entends  encore  me  dire  avec  leurs  douces 
voix  brisées,  à  l'accent  un  peu  traînant  qu'en- 
trecoupait souvent  une  toux  rauque  :  «  Il  en 
sera  de  notre  guérison  ce  que  Dieu  voudra. 
N'oubliez  pas  les  petites  Franciscaines.  »  Et  il 
me  semble  que  la  neige  luisante,  là-bas,  dans 
la  noirceur  des  pins,  porte  leur  deuil. 

Peut-on  imaginer  de  situation  plus  critique 
que  celle  du  village  des  Éboulements,  si  petit 
autour  d'une  grande  église,  battu  par  tous  les 
vents,  à  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
rivière,  entre  la  haute  montagne  qui  le  couvre 
de  son  ombre  lourde,  comme  si  elle  se  prépa- 
rait à  l'écraser,  et  la  ville  submergée,  visible 
sous  les  flots,  pour  ceux  qui  savent  voir,  comme 
la  ville  d'Is  dans  la  baie  des  Trépassés?  Cette 
ville  éboulée  qui  le  précéda  lui  rappelle  sans  cesse 
combien  le  rivage  est  peu  solide  ;  aussi  s'est-il 
perché  très  haut  pour  éviter  le  même  sort,  au 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  103 

risque  d'être  enlevé  par  les  bourrasques  de 
l'hiver.  Les  éboulements  datent  de  1663,  l'année 
des  terribles  tremblements  de  terre  qui  furent 
considérés  comme  le  châtiment  d'une  passion 
grandissante  pour  l'eau-de-vie  contre  laquelle 
monseigneur  de  Laval  dut  fulminer  des  excom- 
munications et  appeler  les  vengeances  du  roi. 
Tout  le  Canada  oscilla  sous  cette  secousse  commes 
un  navire  sur  mer,  les  arbres  s'entre-choquant 
de  telle  sorte  que  les  sauvages  croyaient  la  forêt 
entière  prise  d'ivresse.  Pendant  des  semaines 
le  Saint-Laurent  fut  chargé  de  boue  et  de  glaise 
au  point  que  l'eau  n'en  était  pas  buvable.  Des 
collines  et  un  grand  nombre  de  bois  glissèrent 
de  la  place  qu'ils  occupaient  dans  la  rivière  ou 
dans  les  vallées  voisines.  Devant  Tadoussac,  où 
nous  serons  tout  à  l'heure,  une  montagne  cou^ 
verte  d'arbres  fut  engloutie,  certains  cours 
d'eau  furent  détournés,  certaines  sources  taries, 
tandis  que  d'autres  jaillissaient  soudain.  Les 
Éboulements  sont  le  point  où  les  traces  de  ces 
phénomènes  se  retrouvent  le  mieux. 

Cependant  nous  côtoyons  le  long  des  grèves 
beaucoup  de  pêcheries  qui  se  révèlent  par  des 
perches,  indiquant  au-dessus  de  l'eau  des  ten- 
tures où  le  poisson  reste  captif.  La  pêche  est  la 
grosse  industrie,  mais  elle  ne  se  fait  pas  en 


104    NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU  VELLE- ANGLETETIRE. 

barque.  Nous  n'avons  rencontré  que  des  bateaux 
de  transport.  On  me  parle  du  saumon,  de  l'es- 
turgeon, de  la  morue,  du  hareng,  des  anguilles; 
tout  cela  me  laisse  indilTérente;  ma  secrète 
ambition  serait  de  voir  une  baleine.  Sur  la  foi 
d'un  guide  imprimé,  je  m'imagine  n'être  plus 
très  loin  des  parages  qu'elles  fréquentent.  Hélas  ! 
il  me  faut  perdre  mes  illusions,  les  vraies  ba- 
leines sont  devenues  fort  rares  dans  le  Saint- 
Laurent,  la  baleine  blanche  sur  laquelle  je 
comptais  n'est  qu'un  vulgaire  marsouin.  Entre 
l'île  aux  Coudres  et  Saint-Irénée,  les  tentures 
qui  grandissent  et  se  multiplient  sur  une  énorme 
étendue  sont  dédiées,  me  dit-on,  à  ces  souf- 
fleurs. A  partir  de  la  fm  d'avril  ils  se  promènent 
par  mouvées  si  nombreuses  que  le  fleuve  semble 
couvert  de  boules  d'écume;  quelques-uns 
mesurent  quinze  à  dix-huit  pieds.  Faute  de 
baleine,  je  me  serais  contentée  de  la  rencontre 
d'un  marsouin  de  belle  taille.  La  vérité  m'oblige 
à  dire  que  je  n'en  ai  pas  vu  un  seul,  grand  ou 
petit.  Et  pourtant  rien  de  ce  qui  s'est  produit 
sur  le  Saint-Laurent  depuis  sept  heures  du 
matin  n'a  pu  passer  inaperçu  pour  moi.  A 
peine  ai-je  quitté  mon  poste  sur  le  pont  pour 
aller  faire  un  repas  rapide  et  frugal,  car  la  table 
n'a  rien  de  recherché,  pas  plus  que  mon  loge- 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  lOS 

ment  particulier  dont  s'excuse  le  capitaine, 
homme  aimable,  préoccupé  du  bien-être  des 
passagers  auxquels  il  vient  de  temps  à  autre 
tenir  compagnie. 

—  Un  peu  plus  tard  dans  la  saison,  me 
dit-il,  vous  auriez  la  lumière  électrique,  mais 
je  vous  avertis  que  le  règlement  ne  permet 
ni  lampes  ni  bougies  dans  les  cabines  par 
crainte  du  feu. 

Là-dessus  il  se  met  à  me  décrire  la  haute 
élégance  des  steamers  d'été,  l'aspect  animé  du 
pont  couvert  de  touristes  américains,  de  demoi- 
selles fort  gaies  qui  dansent,  flirtent  et  font  de 
la  musique,  jusqu'à  ce  que  la  solitude  et  la 
'■  simplicité  de  ce  pauvre  petit  bateau  d'hiver  où 
je  suis  me  paraissent  en  comparaison  chose 
délicieuse. 

La  station  prochaine,  à  la  Malbaie,  provoque 
autour  de  moi  une  explosion  de  sentiments 
patriotiques  :  les  Anglais  ne  s'obstinent-ils  pas 
à  la  nommer  Murray  Bay,  d'un  nom  ennemi, 
celui  du  général  Murray  ?  Oublie-t-on  que,  sous 
prétexte  de  garder  une  conquête  encore  mal 
assurée,  ce  remplaçant  de  Wolfe  appliqua  cruel- 
lement la  loi  martiale?  Pour  tout  autre  que 
les  Anglais,  Murray  Bay  ne  sera  jamais  que  la 
Malbaie,   du  nom  que  lui  donna  Champlain. 


106    NOUVELLE-FKANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

C'est  une  brillante  station  d'été  que  nous 
appellerions  volontiers  le  Trouville  du  Canada, 
si  Ton  chassait  à  Trouville  l'ours  et  le  caribou, 
si  des  forets  presque  vierges  rejoignaient  la 
plage  normande.  On  prend  aussi  des  bains  de 
mer  à  peine  adoucis,  quant  au  sel  s'entend, 
car  ils  sont  aussi  froids  que  possible.  Le  bateau 
s'arrête  à  Pointe-à-Pic,  l'une  des  deux  pointes 
de  la  baie;  l'autre  se  nomme  Cap  à  l'Aigle  : 
c'est  sur  ces  deux  promontoires,  à  une  certaine 
distance  de  la  ville,  que  sont  bâtis  les  hôtels 
et  les  jolies  villas  américaines  en  bois  dans  le 
style  coquet  et  ultra  -  moderne  qui  diffère  si 
complètement  des  vieilles  et  solides  demeures 
canadiennes  sans  aucune  prétention  esthétique. 
La  halte  est  assez  longue  pour  que  l'on  puisse 
profiter  de  l'offre  d'une  des  nombreuses  voi- 
tures qui  proposent  de  vous  conduire.  Rien  de 
curieux  comme  ces  véhicules  surannés,  calèches 
ou  planches,  les  premières  pareilles  à  celles  dont 
Montcalm  se  servit  pour  aller  à  Québec  et 
qu'il  décore  du  nom  trop  flatteur  de  cabriolets, 
espèce  de  tapecu  à  deux  roues,  peint  en  jaune 
très  souvent,  abominablement  crotté,  quel  que 
soit  le  temps,  avec  place  pour  deux  personnes 
et  le  cocher  assis  devant  sur  un  banc  très 
étroit.  Quelques-unes  doivent  être  de  l'époque 


1 


SAINT-LAURENT   ET  SAGUENAY.  lO"? 

même  de  Montcalm,  si  vieilles,  roiiillées,  dé- 
penaillées et  sonnant  la  ferraille.  Les  planches, 
beaucoup  plus  élastiques,  sont  de  longues 
planches  en  effet  qui  reposent  sur  les  deux 
essieux  sans  aucun  ressort  et  couvertes  comme 
des  tapissières.  Je  remarque  que  les  clients 
interpellent  généralement  leur  cocher  par  le 
titre  peu  élégant  de  charretier.  Son  marche 
donc,  comme  on  appelle  le  cheval,  stimulé  à 
chaque  instant  par  cette  exclamation  locale,  est 
une  bête  efflanquée  qui  part  au  galop  sur  les 
raidillons  et  arrive  en  haut  sans  souffler. 

Les  chevaux  canadiens  descendent  tous  plus 
ou  moins  directement  des  étalons  et  juments 
tirés  des  écuries  royales  qui  débarquèrent  à 
Québec  en  compagnie  de  quatre-vingts  «  filles 
d'honneur  »  destinées  aux  colons,  et  de  soixante- 
dix  artisans  avec  leur  outillage  (1665).  Les 
Hurons,  les  comparant  à  celui  des  animaux 
indigènes  qui  leur  ressemblait  le  plus,  l'ori- 
gnal, une  espèce  d'élan,  tombèrent  en  admi- 
ration- devant  des  orignaux  si  bien  dressés. 
D'autres  chevaux  et  des  ânesses,  envoyés  à  deux 
ou  trois  reprises,  furent  distribués  chez  ceux 
des  gentilshommes  qui  s'occupaient  activement 
d'agriculture.  L'âne  seul  refusa  de  s'acclimater. 
De  tous  les  animaux  transportés   de  France, 


108  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU VELLE- ANGLETERRE. 

qui,  sauf  cette  seule  exception,  pullulèrent 
rapidement,  comme  les  humains,  le  cheval  fut 
encore  celui  qui  se  multiplia  le  plus.  Les  che- 
vaux offerts  ainsi  par  Louis  XIV,  et  dont  on  a 
comparé  l'apparence  à  celle  de  leurs  frères  des 
Ardennes,  se  sont  écartés  depuis  pour  la  plu- 
part de  ce  type  primitif;  les  croisements  avec 
différentes  races  ne  les  ont  point  embellis, 
mais  ils  ont  conservé  leurs  qualités  de  vitesse 
et  de  patience,  ne  craignant  ni  les  côtes  ni  les 
mauvais  chemins,  ni  le  froid,  ni  la  tempête, 
ni  cette  aveuglante  poudrerie  qui  se  dégage  de 
la  neige  gelée  quand  le  vent  la  balaye.  Solides 
et  rustiques,  ils  sont  parfaitement  appareillés 
aux  braves  gens  qui  se  servent  d'eux,  Français 
au  fond,  mais  ensauvagés  jusqu'à  un  certain 
point. 

Je  l'ai  déjà  dit  :  il  y  eut  de  singuliers  rap- 
prochements entre  les  deux  races  rouge  et 
blanche.  Les  sauvages  empruntèrent  aux  blancs 
le  goût  des  liqueurs  fortes,  les  blancs  prirent 
aux  sauvages  quelques-uns  de  leurs  procédés 
de  guerre;  ils  s'étaient  battus  ensemble  en 
alliés.  Franciser  les  Indiens  paraît  avoir  été 
impossible;  il  fut  plus  facile  aux  Français  de 
s'indianiser.  Dès  le  xviii°  siècle  les  pipes,  les 
souliers,  les  ceintures,  les  jarretières  des  Cana- 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUËNAY.  109 

(liens  sont  à  la  mode  indienne.  Thoreau,  dans 
son  Yankee  au  Canada  plein  de  remarques 
ingénieuses,  de  paradoxes  et  de  malentendus, 
a  dit  drôlement  :  «  Tandis  que  nous  autres, 
descendants  des  Pèlerins,  nous  apprenons  aux 
Anglais  l'art  de  faire  des  bottines  à  vis,  les 
descendants  des  Français  au  Canada  portent 
encore  le  mocassin  sauvage.  »  — Cette  remarque 
très  juste  peut  s'appliquer  à  autre  chose  encore 
qu'à  la  chaussure,  —  aux  mœurs  en  général, 
à  l'éducation,  aux  différences  fondamentales  de 
l'esprit  de  trafic  d'une  part  et  de  certains  pré- 

Wk-:  jugés  chevaleresques  de  l'autre. 

*^  Ce  qui  est  curieux,  c'est  que  les  sentiments 
et  les  habitudes  des  Canadiens  semblent  s'être 
communiqués  dans  la  province  de  Québec  aux 
étrangers  établis  parmi  eux.  Lors  de  la  con- 
quête, le  district  de  la  Malbaie  fut  octroyé  à 
des  concessionnaires  écossais  dont  on  ne  recon- 
naît plus  aujourd'hui  les  descendants  que  par 
Il  leurs  noms;  ils  ne  savent  parler  que  le  fran- 
V  çais.  De  même  il  arrive  assez  souvent  que  des 
matelots  suédois,  déserteurs  de  navires  qui 
passent  sur  le  Saguenay,  restent  cachés  dans 
le  pays  et  s'y  établissent.  En  très  peu  de  temps, 
leurs  fils  deviennent  Français.  Cette  force  de 
cohésion  que  montre  la  population  française  du 

7 


110  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Bas -Canada,  cette  persistance  à  garder  l'unité 
nationale  est  très  caractéristique  de  la  race  ; 
elle  s'affirme  jusqu'à  un  certain  point,  même 
en  Louisiane,  tandis  que  dans  tout  le  reste  des 
États-Unis  on  voit  les  Allemands,  les  Hollandais 
et  autres  émigrants  se  confondre  très  vite  avec 
la  masse  des  citoyens.  J'aurais  voulu  pouvoir 
m'attarder  à  loisir  dans  les  intérieurs  ruraux 
et  faire  ample  connaissance  avec  l'intéressante 
personnalité  de  l'habitant. 

—  Vous  aurez  l'occasion  de  le  connaître 
bientôt,  me  dit  en  riant  un  passager,  auquel 
j'exprime  ce  regret.  C'est  aujourd'hui  jour  d'élec- 
tions générales.  Jean -Baptiste  ne  manquera  pas 
de  se  montrer. 

Jean-Baptiste  est  le  sobriquet  du  Canadien, 
sa  fête  nationale  étant  célébrée  à  la  Saint-Jean. 

Après  la  Malbaie,  la  neige  apparaît  plus  fré- 
quente au  flanc  des  rochers,  la  coloration  verte 
des  eaux  s'accentue  ;  des  falaises  en  demi-cercle 
vous  donnent  toujours  cette  impression  parti- 
culière d'arriver  à  l'extrémité  d'un  lac,  puis 
ce  sont  de  nouveaux  méandres,  des  développe- 
ments inattendus.  Le  bateau,  décrivant  une 
diagonale,  se  dirige  vers  Pointe-à-Beaulieu.  On 
ne  perd  pas  de  vue  la  file  des  Pèlerins,  de 
hauts   rochers   qui,   porteurs   d'un   phare,   se 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  111 

suivent  en  effet  comme  des  pénitents  dans  leur 
cagoule. 

Pointe-à-Beaulieu  est  le  débarcadère  pour 
Cacouna  et  Rivière -du -Loup.  De  la  jetée  on 
découvre  cette  dernière  ville,  assez  importante, 
haut  perchée  au  bord  de  la  rivière  du  môme 
nom  avant  que  celle-ci  se  jette  dans  le  Saint- 
Laurent.  Autour  de  la  belle  église  se  pressent 
des  maisons  blanches.  La  blancheur  tout  orien- 
tale des  murs  étonne  en  Canada  ;  sans  doute,  ils 
sont  lavés  à  la  chaux,  mais  la  transparence  cris- 
talline de  l'atmosphère  y  contribue  aussi . 

Cacouna  passe  pour  une  plage  à  la  mode.  On 
est  dans  le  pays  le  plus  fréquenté  par  les  ama- 
teurs de  chasse  et  de  pèche,  sur  le  théâtre  de 
terribles  faits  de  guerre  entre  sauvages  Iroquois 
et  Micmacs,  et,  comme  pour  illuminer  ce  site 
romantique,  entrevu  au  moment  où  le  bateau, 
changeant  de  direction,  traverse  le  fleuve  et  fde 
droit  sur  l'embouchure  du  Saguenay,  voilà  que 
se  produit  le  plus  splendide,  le  plus  bizarre  des 
couchers  de  soleil. 

Sur  la  pâleur  du  ciel,  les  montagnes  ressor- 
tent  pareilles  à  des  cônes  taillés  de  lapis  lazuli, 
et  c'est  au-dessus  d'elles  comme  une  pluie  de 
petites  flammes,  de  légers  nuages  d'un  rouge  de 
rubis    dont    les  yeux    ne    peuvent   supporter 


112  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

l'éclat.  A  mesure  que  descend  le  soleil,  les  feux 
(le  ces  pierreries  éparses  s'adoucissent  ;  à  la  fin, 
il  ne  reste  plus  que  des  pommelures  roses  qui 
font  hocher  la  tête  au  capitaine  et  pourraient 
bien  annoncer  pour  demain  le  mauvais  temps. 
Les  petites  vagues  striées  d'or  et  de  rouge  qui 
clapotent  au  liane  du  bateau  pâlissent  aussi  à 
mesure  que  se  velouté  et  s'assombrit  le  bleu  vif 
de  la  montagne.  Puis  tout  devient  calme,  dou- 
cement argenté.  Le  vent  qui  se  lève  ride  à  peine 
d'abord  la  surface  de  cette  mer  où  languissent 
les  dernières  traînées  d'un  feu  presque  éteint. 

L'île  au  Lièvre  et  sa  voisine.  Brandy -pot 
(Pot-à-l'eau-de-vie),  pourraient  me  raconter 
plus  d'une  histoire  de  naufrage. 

Mais  la  brise  fraîchit,  et  je  rentre,  chassée 
par  l'humidité,  par  les  ténèbres  surtout.  Elles 
tombent  autour  de  moi  comme  des  toiles  de 
théâtre,  mettant  fin  à  cette  longue  journée  de 
changeantes  visions,  qui  m'a  paru  si  courte. 

—  En  été,  me  dit  le  capitaine,  les  passagers 
restent  souvent  dehors  une  partie  de  la  nuit  ; 
parlez -moi  d'un  beau  clair  de  lune  sur  le  Saint- 
Laurent!  Ce  qui  vaut  encore  mieux  c'est,  en 
automne  ou  bien  l'hiver,  une  aurore  boréale. 

Et  il  me  décrit  le  phénomène  :  ces  gerbes 
lumineuses  qui  s'élancent,  ces  lueurs  qui  ser- 


SAINT-LAURKNT   KT   SAGUEiNAY.  113 

pcntcnt,  s'épanouissent,  se  développent  sur  dif- 
férents points  du  ciel,  pareilles  le  plus  souvent 
à  des  gazes  blanches  flottantes  où  glisseraient 
des  reflets  de  diverses  couleurs.  On  entend  en 
môme  temps  un  bruit  comparable  au  froisse- 
ment de  la  soie. 

Plus  de  baleines  I  pas  d'aurore  boréale  I  Voilà 
deux  sujets  de  désappointement.  Je  me  console 
en  lisant  sous  la  lampe,  après  un  médiocre 
souper,  les  Légendes  canadiennes  que  j'ai  empor- 
tées dans  mon  sac  et  qui  se  passent  presque 
toutes  sur  la  côte  que  nous  venons  de  quitter, 
vers  Kamouraska  et  la  Rivière  Quelle  ;  l'histoire 
de  la  Jongleuse,  entre  autres,  cette  terrible  sor- 
cière, inspiratrice  des  pires  cruautés  iroquoises 
et  qui  souleva  les  cinq  nations  contre  la  colonie. 
Avec  le  secours  évident  du  diable,  les  jongleurs 
et  jongleuses  faisaient  tourner  et  sauter  une 
cabane  comme  aujourd'hui  chez  nous  tournent 
les  tables,  preuve  que  les  esprits  frappeurs 
n'ont  pas  attendu  pour  se  manifester  les  progrès 
du  magnétisme  moderne.  Ce  récit  qui  participe 
de  la  féerie  et  de  la  réalité,  cette  suite  émou- 
vante d'aventures  guerrières,  d'hallucinations 
fantastiques  et  de  supplices  sanglants  me  pas- 
sionne. Il  est  délicieux  de  penser  que  la  Pointe 
aux  Iroquois  et  le  Gap  au  Diable,  si  près  des- 


114   NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

quels  j'ai  passé,  en  ont  été  le  théâtre,  que  les 
traces  des  raquettes  de  la  féroce  Jongleuse  sont 
encore  imprimées  sur  les  rochers  du  rivage  où 
j'aurais  pu  les  voir.  Quelles  conditions  excel- 
lentes pour  une  lecture  que  de  la  faire  sur 
place  I 

Mais  qu'entends-je?  serait-ce  tout  de  bon 
une  attaque  de  sauvages?  Le  Saguenay,  qui 
vient  de  s'arrêter,  est-il  pris  d'assaut  ?  Je  suis 
si  pénétrée  de  mon  sujet  que  l'invraisemblance 
d'un  pareil  événement  ne  me  frappe  qu'après 
réflexion.  C'est  sur  le  bateau  un  bruit  de  pas 
lourds,  de  gros  rires  et  de  grosses  voix;  il 
semble  qu'une  foule  excitée,  tumultueuse, 
monte  à  bord.  Je  sors  du  salon  et  je  me  trouve 
devant  une  manifestation  du  caractère  le  plus 
cordial,  mais  aussi  le  plus  assourdissant.  Le 
résultat  des  élections  générales  de  la  province 
de  Québec  a  pénétré  jusqu'à  Tadoussac,  où 
nous  venons  de  nous  arrêter  et  de  tous  côtés 
on  est  venu  féliciter  le  député  de  Ghicoutimi, 
M.  P...,  l'un  des  heureux  de  la  journée.  La 
politique  est  l'excitant  par  excellence  pour  le 
Canadien  de  toute  classe.  Et,  selon  l'usage,  des 
rasades  copieuses  ont  préludé  sans  doute  à 
l'ovation.  On  crie  très  haut,  on  se  pousse  ferme 
sur  le  quai,  sur  le  pont  et  à  l'étage  inférieur 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  115 

du  bateau,  tandis  que  des  manifestants  plus 
sélect  envahissent  le  salon.  Un  petit  groupe 
cependant  s'efface  et  reste  sombre.  Pourquoi  ? 
C'est  qu'il  représente  les  conservateurs,  battus 
à  plate  couture;  depuis  l'existence  de  la  Confé- 
dération jusqu'en  1886,  ils  avaient  été  constam- 
ment au  pouvoir;  ensuite  les  libéraux  ont 
gagné  du  terrain  et  cette  fois  ils  emportent 
plus  de  trente  sièges.  En  présence  de  la  con- 
sternation peinte  sur  les  visages,  je  m'inquiète 
comme  si  l'on  m'eût  annoncé  le  succès  du  radi- 
calisme dans  une  Chambre  française,  car  je  ne 
suis  encore  que  fort  peu  au  courant  des 
nuances  infiniment  faibles  qui  en  Canada  dis- 
tinguent l'un  de  l'autre  les  deux  partis  opposés. 
Au  fait  je  ne  sais  rien,  sauf  que,  les  dimanches 
précédents,  le  prône  de  la  grand'messe  à  Qué- 
bec m'a  paru  avoir  pour  but  de  diriger  plus 
ou  moins  discrètement  les  élections.  Je  m'in- 
forme donc  : 

—  Le  mal  est-il  si  grand? 

—  Ah  !    certes,  oui,  l'opposition  triomphe 
partout. 

—  L'opposition   à   quoi  ?    Auriez- vous     un 
parti  rouge? 

—  Pas  comme  vous  l'entendez,   mais  pour- 
tant... 


116     NOUVELLE-FRANCi:   ET   N  OU  VELLK-A  NGLKTKR  RI*. 

—  Ce  M.  P...  tant  acclamé  serait-il  un  per- 
sonnage dangereux  ? 

—  Mon  Dieu  I . . .  il  avait  été  élu  comme  con- 
servateur en  1892. 

—  Et  depuis  lors  il  a  tourné  casaque? 

—  Non...  seulement  il  est  devenu  libéral, 
c'est-à-dire  qu'on  lui  a  opposé  un  adversaire 
plus  conservateur  que  lui,  et  il  a  battu  celui-là 
avec  trois  cents  voix  de  majorité  I 

Les  titres  de  libéraux  et  de  conservateurs 
sont  donc  ici  tout  à  fait  relatifs. 

Cependant  le  bruit  continue.  Je  me  retire 
dans  ma  cabine  sombre,  meublée  comme  une 
modeste  petite  chambre  d'auberge  française  ;  la 
clarté  douteuse  qui  vient  du  salon  y  filtre  par 
une  porte  vitrée  à  carreaux  dépolis.  Tout  se 
passe  en  somme  chaleureusement,  mais  avec 
un  ordre  parfait.  Jean-Baptiste  porte  bien  la 
boisson.  Je  me  souviens  d'un  trait  qu'on  m'a 
conté  à  ce  sujet.  Un  gros  fermier  canadien,  qui 
s'était  donné  le  luxe  d'aller  voir  «  le  vieux 
pays  )),  demande  de  l'eau-de-vie  dans  un  res- 
taurant de  Paris.  On  lui  apporte  un  carafon  et 
un  petit  verre.  Avec  un  coup  d'œil  de  mépris 
au  garçon  stupéfait,  il  réclame  un  grand  verre 
et  un  litre,  boit  coup  sur  coup  pour  seize 
francs  de  cognac,  se  déclare  volé  quand  surgit 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  117 

l'addition  et  s'en  va  la  tête  haute,  d'un  pas 
ferme,  devant  les  gens  qui  s'entre-disent  «  Le 
malheureux  I  II  tient  debout  I  »  Sur  cette  his- 
toire caractéristique,  je  m'endors  dans  un 
mauvais  lit,  après  avoir  essayé  de  découvrir  ce 
que  je  sais  être  l'entrée  de  Saguenay,  mais  la 
nuit  a  peu  d'étoiles;  je  vois  |seulement  flam- 
boyer de  loin  un  phare  flottant,  et  j'ai  l'impres- 
sion que  nous  nous  enfonçons  dans  une  espèce 
de  gorge  très  noire.  Puis  je  rêve  que  je  suis 
dans  un  marché  de  Basse -Normandie,  les 
f  avions,  les  fêtions  me  sonnent  aux  oreilles  avec 
une  môme  épithète,  le  maudit,  répétée  je  ne 
sais  combien  de  fois.  Sous  le  res'pect  que  je  vous 
dois  revient  souvent  dans  un  récit  embrouillé 
qui  doit  être  celui  du  grand  événement  de  la 
veille.  Enfin  j'entends  : 

—  Ous  qu'il  est?  Je  m'en  vas  le  quérir 
(prononcé  cri). 

J'entends  aussi  que  le  candidat  malheureux 
était  à  bord  comme  son  rival,  mais  qu'il  esl 
descendu  en  route  pendant  la  nuit.  J'entends 
bien  d'autres  choses.  Les  cloisons  sont  si  minces 
et  le  député  de  Ghicoutimi  et  Saguenay  est 
couché  dans  la  cabine  proche  de  la  mienne. 
Ses  féaux  électeurs  sont  venus  de  grand  matin 
lui  faire  leur  cour  en  bottes  fortes. 

7. 


118  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

C'est  un  personnage  important  que  le  député 
de  Chicoutimi  et  Saguenay.  M.  l'abbé  Huard, 
qui  a  de  l'humour  et  de  la  gaieté,  a  très  bien 
expliqué  qu'il  représente  à  la  Chambre  des 
communes  du  Canada  la  division  électorale  la 
plus  étendue  qu'il  y  ait  dans  l'univers,  tout  ce 
territoire  qui  comprend  la  vallée  du  lac  Saint- 
Jean,  celle  du  Saguenay  et  la  côte  du  Labrador 
jusqu'au  Blanc-Sablon . 

—  Il  est  vrai,  ajoute  le  supérieur  du  sémi- 
naire, que  cette  région  est  inhabitée  en  grande 
partie  et  le  sera  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  ait  plus  de 
place  sur  le  reste  du  globe. 

Mais  ne  trouvez-vous  pas  distingué  d'être 
le  représentant  des  solitudes? 

Oii  donc  sommes-nous,  par  parenthèse? 

Échoués  quelque  part  sans  doute,  car  le 
bateau  reste  immobile.  Je  mets  la  tête  au 
hublot  et  je  vois  devant  moi  ce  qui  me  paraît 
être  le  bout  du  monde,  une  grève  aride  et 
déserte  où  sont  semées  quelques  misérables 
cabanes  en  bois.  Je  m'habille  à  la  hâte,  je 
m'encapuchonne  comme  pour  une  excursion  en 
Laponie,  et  je  sors  du  bateau  sans  réussir  à  me 
rendre  compte  du  lieu  où  je  suis,  ce  qui  n'est 
pas  très  étonnant,  les  premiers  navigateurs 
ayant  éprouvé  dans  la  baie  de  Haha  la  même 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  119 

perplexité.  Ha  !  ha  I  fut  un  cri  de  surprise 
autant  que  de  joie  qu'ils  poussèrent  en  décou- 
vrant que  le  golfe  de  sept  milles  de  long  où  ils 
entraient  n'était  pas  un  bras  décevant  du  fleuve 
noir  inhospitalier,  mais  un  port  admirable  ren- 
contré au  moment  où  ils  désespéraient  de  jeter 
l'ancre  nulle  part.  Avec  l'aide  du  capitaine  qui 
a  pitié  de  mon  ahurissement,  je  m'oriente 
cependant  peu  à  peu  et  j'arrive  à  comprendre 
que  nous  sommes  entre  les  villages  de  Saint- 
Alphonse  et  de  Saint-Alexis,  au  centre  d'un 
grand  commerce  de  bois  de  charpente. 

L'existence  de  ces  villages  ne  remonte  pas  loin. 
Jusqu'en  1837,  il  n'y  avait  eu  aucune  tentative 
de  défrichement  sur  le  Saguenay,  sauf  celles  des 
Pères  Jésuites,  car  les  fermiers  du  domaine  du 
roi  d'abord,  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson, 
ensuite,  avaient  intérêt  à  empêcher  qu'on  ne 
vînt  les  troubler  dans  leurs  privilèges  de  chasse 
ou  de  pêche;  ce  qui  n'empêchait  pas  les  cou- 
reurs de  bois  et  les  missionnaires  de  s'aven- 
turer sur  le  «  fleuve  de  la  mort  »,  sans  grand 
souci  des  gardiens  fantastiques  qui,  selon  les 
légendes  sauvages,  enregistrées  par  le  Père  de 
Gharlevoix,  défendaient  ses  rives  :  monstres 
verdâtres,  de  la  couleur  des  glaces,  qui  ne  font 
que  boire  et  ne  mangent  jamais  ;  géants  qui 


i20  NOUVKLLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

n'ont  qu'une  seule  jambe,  une  cuisse,  un  pied 
énorme,  deux  mains  au  môme  bras,  la  poitrine 
et  la  têtes  plates  ;  pygmées  difformes,  que 
sais-je?  Comment  un  pareil  cadre  n'aurait-il 
pas  été  peuplé  par  l'ignorance  d'effrayantes 
apparitions?  Qu'on  se  figure  un  gouffre  perpen- 
diculaire de  quarante  lieues  de  long,  soudaine- 
ment ouvert,  à  une  époque  inconnue,  entre  le 
Saint-Laurent  et  une  mer  intérieure,  le  lac 
Saint-Jean,  dont  les  eaux  se  précipitèrent  avec 
celles  de  toutes  les  rivières  qu'il  reçoit  dans  ce 
qui  est  devenu  depuis  le  lit  bouleversé,  tumul- 
tueux de  Saguenay*  Les  secousses  volca- 
niques, qui  maintenant  encore  produisent  par- 
fois des  éboulements,  ne  laissent  aucun  doute 
sur  la  nature  de  ce  formidable  cataclysme;  il 
en  résulte  un  des  plus  curieux  phénomènes  qui 
se  puissent  imaginer,  un  Styx  d'une  profondeur 
de  mille  pieds  à  certaines  places,  impraticable 
à  d'autres  pour  les  plus  petits  bateaux,  roulant 
ses  flots  ténébreux  parmi  des  rochers  énormes. 
Le  nom  de  Chicoutimi  est  un  avertissement  aux 
navigateurs  ;  il  leur    dit   en   langue   indienne 


1.  Lire  Touvrage  un  peu  touffu,  mais  si  nourri  de  rensei- 
gnements, le  Saguenay  et  le  bassin  du  lac  Saint-Jean,  Québec, 
1896,  où  cette  hypothèse  est  exposée  de  la  façon  la  plus  saisis- 
sante par  un  écrivain  du  pays,  M.  Buies. 


SAINT-LAURENT    ET  SAGUENAY.  121 

jusqu'où  c'est  profond.  Ensuite  ce  ne  sont  que 
cascades  et  rapides  dans  un  défilé  de  rochers 
toujours  plus  étroit  où  se  confondent  les  deux 
canaux  sortis  du  lac  Saint-Jean,  la  Grande  et  la 
Petite-Décharge . 

Les  Jésuites  portèrent  dès  le  xvif  siècle 
l'Évangile  aux  sauvages  ;  mais  leurs  missions 
avaient  pris  fin  quand  un  habitant  de  la  Mal- 
baie, Alexis  Tremblay,  dit  Picoté,  entreprit 
d'établir  des  chantiers  sur  le  Saguenay.  Une 
compagnie  de  vingt  et  un  associés  se  mit  à 
faire,  comme  on  disait,  la  pinière.  L'humble 
épopée  de  ces  bûcherons  n'est  pas  sans  gran- 
deur; le  travail,  terriblement  dur,  dans  un 
pays  où  la  glace  reste  souvent  jusqu'à  la  fin  de 
mai,  eût  été  fructueux  sans  les  accidents, 
rupture  par  suite  du  dégel  des  booms  destinés 
à  retenir  les  billes  de  bois  sur  la  rivière,  incen- 
dies terribles  qui  plus  d'une  fois  dévorèrent  la 
foret,  atteignant  même  le  village,  et,  avec  cela, 
Dieu  absent,  pouvait-on  croire,  puisque  aucun 
prêtre  ne  venait  chanter  la  messe,  assister  les 
mourants.  Cette  dernière  privation  ne  fut  pas 
longue  ;  tout  le  monde  se  rappelle  le  zèle  apos- 
tolique déployé  par  les  Pères  Oblats.  Mais  ils  ne 
purent  empêcher  par  malheur,  si  pieuse  que 
fût  la  population,  le  développement  de  l'ivro- 


122  NOUVELLE-FRANCK  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

gnerie,  qui,  s'ajouta nt  à  d'autres  désastres, 
ruina  la  compagnie  des  Vingt  et  Un.  Elle  dut 
céder  ce  qui  lui  restait  d'actions  au  grand 
industriel  anglais,  M.  William  Price,  et  le  ma- 
gasin de  la  maison  Price  se  trouve  encore  sur 
l'emplacement  môme  de  la  première  cabane 
construite  en  bois  rond.  Une  certaine  prospérité 
s'ensuivit.  Saint-Alphonse  est,  de  toutes  les 
paroisses  de  Saguenay,  celle  oii  le  commerce 
des  bleuets  (airelles)  est  le  plus  considérable, 
rapportant  par  an  vingt-cinq  mille  dollars  au 
moins.  L'église  de  Saint-Alexis  a  un  toit  luxueux 
de  fer-blanc,  et  les  deux  villages  réunis  ne 
possèdent  pas  moins  de  trois  écoles. 

Le  supérieur  du  séminaire  de  Chicoutimi, 
qui  revient  de  dire  sa  messe  à  terre,  me  fait 
un  grand  éloge  des  Oblats,  qu'il  a  retrouvés  au 
Labrador  chez  les  sauvages  Montagnais,  et  sur- 
tout du  Père  Arnaud,  leur  supérieur.  Ce  Pro- 
vençal d'Avignon  affronte  depuis  cinquante  ans 
la  rigueur  d'hivers  presque  polaires.  Il  avait 
commencé  sa  carrière  à  Saint- Alexis,  courant 
toujours  avec  la  même  célérité  en  canot  et  à  la 
raquette,  s'efforçant  d'établir  des  écoles  médio- 
crement souhaitées  par  la  population,  donnant 
la  chasse  au  caribou  pour  se  mieux  familiariser 
avec  les  sauvages.  Maintenant  il  vieillit  à  Bet- 


SAINT-LAURKNÏ   ET   SAGUENAY.  123 

siamis,  sur  la  côte  nord,  et  il  y  consacre  ses 
rares  loisirs  à  l'histoire  naturelle.  Une  seule 
fois  il  est  allé  à  Paris,  et  l'ennui  l'en  a  très 
vite  chassé. 

Nous  nous  remettons  en  route  sous  un  ciel 
bas  aux  nuages  gris  ourlés  d'argent  que  déchi- 
rent çà  et  là  de  pâles  rayons  et,  sortis  de  ce 
bassin  magnifique,  nous  nous  trouvons  entre 
les  berges  tourmentées  de  la  bizarre  et  mysté- 
rieuse rivière,  barrée  par  des  îles  et  des  caps 
de  granit  qui  forcent  le  bateau  à  de  savantes 
manœuvres.  Les  terres  d'alluvion,  entassées  sur 
la  rive  à  des  hauteurs  diverses  et  souvent 
énormes,  sont  percées  de  rochers,  les  uns  polis 
par  l'assaut  des  vagues,  les  autres  couverts 
d'épinettes  et  de  trembles.  Nous  gouvernons 
autour  du  cap  à  l'Ouest  dont  le  massif  impo- 
sant s'avance  dans  les  eaux  qu'il  divise.  Celles-ci, 
lourdes  et  noires,  semblent  charrier  de  la  neige. 
Je  regrette  que  les  forets  au  pied  desquelles 
nous  passons  soient  encore  dépouillées,  mais 
elles  ont  cependant  leur  beauté  hivernale, 
puisque  le  sapin  y  domine,  et  les  tons  roux 
qui  se  mêlent  à  cette  verdure  résistante,  impé- 
rissable, victorieuse  des  glaces,  sont  exquis 
sous  le  tremblant  soleil  qui  peu  à  peu  se 
dégage. 


124  NOUVELLK-FRANCK  ET  NOU  VELLK-ANGLKTKRR  E. 

Le  Sagucnay  a  ici  deux  milles  de  large  envi- 
ron ;  il  se  rétrécit  après  ce  que  le  plan  du  par- 
cours, déplié  sur  mes  genoux,  indique  comnie 
la  rivière  Orignal,  nom  qui  évoque  l'image  d'un 
ruminant  au  poil  léonin,  de  plus  haute  taille 
qu'un  cheval,  plus  lourd  qu'un  cerf  et  incli- 
nant avec  effort,  pour  boire,  sa  tète  chargée 
d'une  foret  d'andouillers.  Les  petits  torrents 
tributaires  du  fleuve  se  précipitent  à  des  dis- 
tances rapprochées  entre  les  mamelons  qu'ont 
soulevés  leurs  eaux  et  les  roches  qu'elles  sem- 
blent avoir  lancées  autour  d'elles  en  se  jouant. 
Il  n'y  a  pas  de  coin  du  monde  où  la  nature 
soit  à  la  fois  plus  sévère  et  plus  turbulente. 

Cependant,  quelques  fermes  commencent  à 
se  montrer.  Cette  argile  recouverte  de  sable, 
et  qui  a  parfois  six  cents  pieds  d'épaisseur,  est 
d'une  fertilité  extraordinaire  ;  lorsque  les  colons, 
les  éleveurs  viendront  en  plus  grand  nombre 
remplacer  les  bûcherons,  la  région  du  Saguena}^ 
prendra  une  importance  agricole  qu'il  est  per- 
mis de  prévoir  déjà.  Aux  environs  de  Chicou- 
timi,  la  zone  qui  court  entre  la  montagne  et  le 
rivage  est  bien  cultivée,  mais  généralement  on 
préfère  travailler  aux  chantiers,  ou  vivre  au 
jour  le  jour  du  commerce  des  bleuets  et  de  la 
gomme  de  sapin. 


SAINT-LAURENT   KT   SAGUKNAY.  i25 

L'aspect  de  la  grande  scierie,  autour  de  la- 
quelle la  ville  s'est  groupée  peu  à  peu,  me 
donne  l'impression  d'un  sacrilège  commis,  d'un 
sanctuaire  violé.  Là  descendent  en  effet  les 
forets  massacrées,  et  c'est  le  lot  de  la  rivière 
Chicoutimi,  si  rebelle  qu'elle  soit  à  toute  navi- 
gation, de  les  apporter  dans  son  écumeux  tour- 
billon de  chute  en  chute,  de  portage  en  portage. 

Une  fois  arrivés  de  cette  façon  aux  moulins, 
les  grands  bois  du  Canada  subissent  toutes  les 
transformations  qu'il  plaît  à  l'industrie  humaine 
de  leur  infliger,  depuis  le  madrier  jusqu'à  l'al- 
lumette, et  des  navires  de  toutes  les  nations, 
remorqués  par  un  vapeur,  viennent  chercher 
dans  le  port  la  poésie,  la  beauté,  la  majesté 
mômes,  réduites  à  l'état  de  marchandise.  Métier 
fort  prosaïque,  qui  fit  la  fortune  de  Chicoutimi. 
Grâce  à  lui,  cette  ville  de  quatre  mille  âmes  a 
un  chemin  de  fer,  une  usine  électrique,  et  peut 
compter  dans  l'avenir  sur  de  hautes  destinées. 
Déjà  elle  se  présente  avec  un  certain  orgueil. 
De  très  loin  avant  de  l'atteindre,  on  voit,  sur 
la  falaise  escarpée  au  pied  de  laquelle  bruit  son 
commerce,  de  grands  bâtiments  qui,  par  leur 
mine  imposante,  se  distinguent  des  maisons  de 
bois  d'alentour.  C'est  la  cathédrale,  c'est  le 
séminaire,  c'est  l'éveché,  ce  sont  des  couvents. 


126  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

c'est  l'Hôtel -Dieu  qui  fut  d'abord  réservé  aux 
marins,  puis  qui  est  devenu  un  hôpital  ouvert 
aux  vieillards,  aux  infirmes,  aux  orphelins;  là 
mourut  le  premier  évêque,  monseigneur  Racine, 
à  qui  l'on  fait  remonter  la  plupart  des  fonda- 
tions de  bienfaisance  et  d'instruction  du  pays. 
Au  débarcadère,  ovation  nouvelle  faite  à  l'élu 
du  comté  ;  l'air  retentit  de  hourras,  des  dra- 
peaux rouges  s'agitent  qui  n'ont  rien  de  sédi- 
tieux. Quelqu'un  me  dit  en  haussant  les 
épaules  :  «  Si  son  concurrent  l'avait  emporté, 
les  mômes  gens  s'égosilleraient  de  la  même 
façon,  seulement  les  drapeaux  seraient  bleus.  Ils 
ont  si  peu  d'occasions  de  s'amuser  !  »  Jamais  je 
n'avais  encore  vu  pareille  affluence  de  voitures, 
toutes  pavoisées,  sans  être  pour  cela  moins 
crottées  qu'à  l'ordinaire.  Le  député,  se  fra^^ant 
avec  peine  un  chemin  au  milieu  de  la  multi- 
tude, fumante  de  passion  électorale,  monte  dans 
l'une  d'elles.  Je  [m'étonne  que  l'exemple  de 
Montréal,  où  l'on  détela  les  chevaux  de  l'hono- 
rable M.  Marchand,  ne  soit  pas  suivi  à  Chicou- 
timi;  peut-être  la  pente  est-elle  trop  raide 
pour  permettre  ce  genre  de  délire.  En  un  clin 
d'œil  toutes  les  autres  calèches  sont  envahies 
par  le  cortège;  à  peine  s'il  reste  la  plus  piteuse 
de  toutes  à  ma  disposition,  mais,  si  sale  qu'elle 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  127 

soit,  et  si  peinte  en  jaune,  elle  a  comme  toutes 
les  autres  un  cocher  obligeant  et  un  bon  cheval. 
Me  voilà  donc  lancée  pêle-mêle  avec  les  mani- 
festants au  grand  galop,  au  milieu  des  accla- 
mations, figurant,  bon  gré,  mal  gré,  dans  cette 
scène  toute  locale,  bien  que  j'aie  eu  soin  de 
dire  en  montant  qu'on  me  conduisît  au  sémi- 
naire. Le  dernier  mot  très  courtois  de  M.  le 
Supérieur  a  été  en  effet  pour  m'y  inviter. 

Marche  donc  !  Marche  donc  I  Encouragés  ainsi 
nous  atteignons  très  vite  par  bonds  et  par 
secousses  la  cathédrale,  perchée  sur  la  route  la 
plus  creusée  d'ornières  qui  se  puisse  trouver 
dans  les  deux  mondes.  Je  suis  avertie  qu'elle  est 
d'un  style  corinthien  très  pur,  mais  ce  qui  me 
frappe  surtout,  c'est  son  énormité.  Elle  suffirait 
comme  dimensions  à  une  capitale.  La  vue  du 
trône  de  l'éveque  me  fait  penser  à  ces  visites 
pastorales  laborieusement  poussées  sur  d'im- 
menses étendues,  soit  en  chaloupe,  soit  même 
à  pied  lorsque  les  chevaux  n'existent  pas,  vers 
des  paroisses  où,  par  permission  spéciale  de 
Rome,  on  chante  la  messe  en  langue  monta- 
gnaise,  où  n'arrivent  que  quatre  courriers  par 
hiver,  où  l'église  en  tant  que  bâtiment  est 
encore  à  naître  parfois,  un  des  fidèles  prêtant 
sa  demeure  comme  il  arrivait  chez  les  premiers 


128     NOUVi: LLK-FRANCE   KT   NOUVELLE-ANGLETERRE 

chrétiens.  Et  c'est  bien  tout  de  bon  Féglise  pri- 
mitive; l'éveque  a  besoin  d'autant  d'énergie 
physique,  ou  il  s'en  faut  de  peu,  qu'un  trap- 
peur. Chemin  faisant,  il  célèbre  des  mariages, 
donne  la  confirmation,  bénit  les  barges  qu'on 
lui  amène;  sur  son  passage  une  fusillade  d'hon- 
neur bien  nourrie  retentit  ;  les  canots  d'écorce 
volent  au-devant  de  lui  et  de  pauvres  mission- 
naires, qui  parfois  desservent  jusqu'à  vingt 
lieues  sans  se  plaindre,  lui  apportent  l'hom- 
mage de  leurs  travaux,  de  leur  zèle  infatigable, 
de  leur  santé  détruite  au  service  des  sauvages 
et  des  pêcheurs  de  morue. 

Plus  haut  encore  sur  la  falaise,  est  planté  le 
séminaire.  Les  portes  massives  roulent  devant 
moi.  Je  retrouve  dans  son  empire  M.  l'abbé 
Huard.  Deux  cents  jeunes  garçons  reçoivent  ici 
le  bienfait  de  l'instruction;  il  y  a  un  cours 
commercial,  mais  beaucoup  d'élèves  font  des 
études  complètes.  Un  journal,  V Oiseau- Mouche, 
imprimé  au  collège  même,  répand  les  élucubra- 
tions  de  ceux  que  tourmente  le  démon  d'écrire. 
J'y  ai  lu  de  très  bonnes  critiques  dont  je  dé- 
nonce l'auteur,  un  professeur  de  rhétorique 
capable  de  la  plus  fine  ironie.  Se  moquait-il 
un  peu  en  disant  que  pendant  son  séjour  à 
Paris  le  froid  l'avait   fait  souffrir  ?  Je  serais 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  d29 

tenté  de  le  croire,  vu  les  hautes  latitudes  où 
nous  sommes,  si  l'abondance  des  moyens  de 
chauffage,  poêles  et  calorifères,  ne  me  faisait 
comprendre  ce  paradoxe  apparent  qu'on  a  froid 
partout,  sauf  dans  l'extrême  nord.  Le  cabinet 
du  supérieur  est  rempli  d'échantillons  d'his- 
toire naturelle,  reptiles,  insectes,  herbiers;  des 
livres  couvrent  les  murs;  c'est  de  là  que  part 
une  publication  intéressante,  le  Naturaliste  Cana- 
dien, c'est  là  que  s'achève  pour  le  moment  le 
livre  sur  le  Labrador  que  son  auteur  promet  de 
m'envoyer,  —  promesse  qui  a  été  tenue  à  ma 
grande  satisfaction  et  à  mon  grand  profit. 

La  salle  de  récréation  des  élèves,  une  sorte 
de  hall  garni  d'engins  de  gymnastique,  per- 
met de  se  livrer  sans  sortir  aux  exercices  les 
plus  violents.  Il  y  a  quelques  fleurs  dans  le 
fumoir  des  professeurs,  tous  prêtres,  bien  en- 
tendu; je  n'ai  pas  vu  d'autre  luxe.  Les  classes, 
la  chapelle,  tout  est  fort  simple  et  même  d'une 
âpre  rusticité  qui  sent  la  mission  et  prend  à 
cause  -de  cela  un  grand  caractère  ;  ces  lourds 
volets,  ces  barreaux  massifs,  ces  murs  de  for- 
teresse semblent  capables  de  soulenir  un  siège 
contre  les  glaces  et  contre  les  Iroquois.  Ce  n'est 
pas  la  moins  rude  des  missions  en  effet  au 
Canada,  que  celle  de  l'enseignement;  tous  les 


130  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

fondateurs  do  collèges  catholiques  commencent 
sans  capitaux,  mal  secondés  par  une  population 
que  ne  dévore  pas  le  besoin  de  s'instruire,  avec 
la  menaçante  concurrence  des  écoles  protes- 
tantes riches  et  bien  patronnées.  J'aurais  voulu 
oser  dire  à  ces  vaillants  propagateurs  des  études 
classiques  et  des  lettres  françaises,  combien 
j'estimais  leur  désintéressement  et  leurs  efforts. 
Je  leur  aurais  peut-être  demandé  en  môme 
temps  pourquoi  ils  alTublent  leurs  pauvres 
élèves  d'une  espèce  de  redingote  bleue  passe- 
poilée  de  clair  sur  toutes  les  coutures,  comme 
on  n'en  voit  qu'à  la  Comédie- Française  dans 
le  vieux  répertoire. 

Non  loin  du  séminaire,  les  religieuses  du 
Bon-Pasteur,  venues  de  Québec,  rendent  les 
plus  grands  services  en  formant  à  l'enseigne- 
ment des  institutrices.  La  montagne  est  cou- 
ronnée par  le  monument  de  William  Price , 
le  type  môme  du  grand  marchand  anglais, 
conquérant,  pionnier  et  potentat,  dont  le  nom 
est  répété  avec  respect  et  reconnaissance  tout 
le  long  du  Saguenay  où  il  échelonna  ses  mou- 
lins à  vapeur,  de  Tadoussac  à  Chicoutimi,  même 
au  delà,  car  il  a  porté  l'industrie  forestière 
jusqu'au  lac  Saint-Jean. 

«  Le  père  du  Saguenay»,  comme  on  l'appelle, 


SAINT-LAURËNT  Eï  SAGUENAY.  131 

vint  au  Canada  en  1810  et  comprit  tout  de 
suite  quels  prodigieux  bénéfices  rapporterait 
l'exportation  de  ces  forêts  inépuisables.  Le 
blocus  continental  imposé  par  Napoléon  empê- 
chait alors  les  pays  qui  avaient  conservé  des 
relations  avec  la  Grande-Bretagne  de  s'appro- 
visionner en  Norvège.  M.  Price  mit  cette  partie 
du  Canada  en  coupe  réglée  et  sa  dynastie  conti- 
nue son  œuvre  avec  le  même  renom  d'énergie, 
de  probité,  d'initiative.  Le  manoir  actuel  des 
Price  est  situé,  avec  les  jardins  qui  l'entourent, 
sur  l'emplacement  de  l'ancienne  boutique  où 
leur  père  faisait  vendre  des  vivres  et  des  effets 
aux  hommes  du  chantier.  A  cette  époque,  il 
ne  pouvait  passer  qu'à  cheval  à  travers  Chicou- 
timi,  faute  de  chemins  praticables.  M.  Price 
semble  avoir  réuni  en  sa  personne  toutes  les 
qualités  que  la  politique  anglaise  a  déployées  au 
Canada  :  force,  justice,  tolérance  et  savoir-faire. 
Il  s'est  mesuré  avec  la  nature  rebelle,  avec 
la  Compagnie  d'Hudson,  plus  difficile  encore  à 
manier,  car  elle  prétendait  tout  accaparer  pour 
son  compte,  et  il  fallut  en  venir  à  de  véritables 
combats  corps  à  corps  livrés  par  les  ouvriers  des 
deux  puissances  ;  il  a  créé  une  industrie  qui 
constitue  à  elle  seule  près  de  la  moitié  du 
revenu  public.    Avant   1840,    rien    n'existait 


132     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU  VELLE-ANGLETERRË. 

e  ncore  à  Chicoutimi  que  la  mission  et  le  poste 
de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson.  Comme 
ils  le  font  aujourd'hui  encore  sur  la  côte  nord, 
les  sauvages  venaient  chercher  là  des  provisions 
lors  du  départ  annuel  pour  la  chasse  et  payaient 
au  retour  en  peaux  de  betes,  ne  se  faisant  pas 
prier  pour  donner  plus  qu'ils  ne  devaient  si  la 
chasse  avait  été  bonne,  se  croyant  quittes  en 
revanche  avec  les  fournisseurs  lorsqu'elle  avait 
été  mauvaise.  On  conçoit  que  cette  naïveté  en 
affaires  fût  férocement  exploitée  ! 

Quand  nous  sortîmes  du  port  de  Chicoutimi, 
pour  revenir  sur  nos  pas,  un  blanc  soleil 
septentrional  faisait  valoir  mieux  qu'à  l'arrivée 
tous  les  détails  du  paysage,  l'éclair  des  chutes 
d'eau,  le  luisant  des  hauts  rochers,  la  couleur 
des  buttes  de  sable  chargées  de  bois  parfois 
brûlés.  Une  triple  chaîne  très  distincte  de  mon- 
tagnes bleues  nous  accompagnait  à  l'horizon.  Et 
je  crus  rencontrer  pour  la  première  fois ,  en 
arrivant  devant  elle,  cette  baie  enchanteresse  de 
Haha  que  j'avais  cependant  quittée  le  matin 
môme.  A  distance,  les  pauvres  établissements 
qui  la  bordent  ne  comptent  plus  ;  il  n'y  a  que 
son  immense  étendue,  sa  courbe  superbe  entre 
les  deux  caps  avancés  où  glissent  de  longues 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  133 

chutes  de  neige,  la  fine  couleur  violette  des 
collines  qui  lui  servent  de  cadre,  avec  leur 
chevelure  de  forets.  Vue  ainsi  de  face ,  la 
grande  baie  semble  appeler  la  création  d'une 
ville  monumentale  dont  le  mirage  s'offre  à 
moi  :  colonnades  de  nacre  vivante,  coupoles 
de  neige,  palais  de  nuages  ;  rien  d'analogue 
assurément  à  ce  que  peuvent  être  tentés  d'y 
bâtir  les  Américains  de  New-York,  ses  habi- 
tués pendant  l'été.  Ils  viennent  sur  de  grands 
vapeurs,  pousser  à  leur  tour  le  «  haha  !  »  satis- 
fait des  gens  qui  trouvent  qu'ils  en  ont  pour 
leur  argent. 

En  face  de  Haha  se  dresse  le  cap  à  l'Est 
verdi  à  la  base,  chauve  à  la  cime,  tout  à  fait 
perpendiculaire.  D'énormes  blocs  de  granit  ont 
roulé  de  son  sommet  jusque  dans  le  fleuve 
qu'ils  obstruent  ;  entre  lui  et  le  cap  à  l'Ouest 
le  passage  est  si  étroit  qu'on  s'étonne  que  le 
bateau  puisse  passer,  ce  bateau  qui  a  tant 
contribué  à  civiliser  la  région,  à  faciliter 
l'écoulement  des  produits  chicoutimois  et 
autres.  Combien  les  génies  de  l'avalanche  et 
des  tempêtes  cachés  dans  tous  ces  récifs  doi- 
vent maudire  et  menacer  la  Compagnie  Riche- 
lieu-Ontario !  Mais  elle  les  brave  insolemment 
en  faisant  siffler  sa  vapeur,  et  il  faut  le  lui 

8 


134  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

pardonner,  puisque  sans  elle  nous  ne  serions 
pas  ici. 

Ce  que  des  esprits  chagrins  pourraint  repro- 
cher au  parcours  de  Saguenay,  c'est  la  conti- 
nuité d'un  pittoresque  à  outrance  ;  il  n'y  a  pas 
de  parties  sacrifiées  pour  faire  ressortir  tel  ou 
tel  accident  ;  on  n'a  pas  le  temps  de  respirer, 
tout  est  marqué  d'une  beauté  sinistre,  absolu- 
ment ininterrompue  ;  toujours  ces  mêmes  pans 
de  montagnes  abrupts  que  Gustave  Doré  a 
peints  plus  d'une  fois  émergeant  des  glaces 
dans  de  nocturnes  paysages  qui  n'étaient  pas 
de  fantaisie,  tout  surnaturels  qu'ils  pussent 
paraître.  La  glace  a  fondu,  mais  il  reste  une 
large  et  solide  corniche  de  cristal  le  long  du 
bord,  et  les  cascades  figées,  les  stalactites 
immobiles  pendent  au  flanc  noir  du  rocher 
sillonné  de  rides  ou  de  crevasses.  Parfois,  il 
est  vrai,  le  grand  écran  de  pierre  s'écarte  et 
laisse  entrevoir  des  prairies  ou  des  bois,  comme 
la  mort  laisserait  soudain  apparaître  un  coin 
de  la  vie,  mais  la  muraille  se  referme  vite,  si 
absolument  inaccessible,  si  cruellement  inhu- 
maine que  c'est  un  soulagement  de  compter 
les  anses  rares  où  s'abritent  des  amas  de  bois 
de  corde  attestant  que  quelque  chose  respire, 
agit,  travaille.  Ce   nom  d'une  des  criques,  la 


SAINT-LAURENT   ET   SAGUENAY.  135 

Descente  des  Femmes,  me  ravit,  par  exemple. 
Des  femmes  sont  venues  ?  Quand  ?  Dans  quelles 
circonstances?...  Il  paraît  que  c'étaient  des 
squaws  indiennes,  envoyées  à  la  découverte 
par  leurs  maris  mourant  de  faim  dans  l'inté- 
rieur du  pays  et  qui,  après  avoir  longtemps, 
longtemps  suivi  le  cours  d'une  petite  rivière, 
débouchèrent  ici  où  les  visages  blancs  occupés 
à  transporter  du  bois  les  secoururent.  Histoire 
de  famine,  de  misère  profonde,  en  harmonie 
avec  la  tristesse  écrasante  du  lieu.  Le  ciel  s'est 
mis  de  la  partie  ;  on  le  dirait  lavé  à  l'encre  de 
Chine,  malgré  un  rayon  de  soleil  intermittent 
qui  ne  fait  que  souligner  la  menace  de  pluie. 
Je  ne  le  voudrais  pas  moins  gris,  je  ne  vou- 
drais pas  de  feuillage  à  ces  bouleaux  nains 
penchés  sur  l'abîme,  à  ces  lianes  desséchées 
qui,  en  automne,  m'assure- t-on,  allument  des 
traînées  de  pourpre  sur  tout  ce  noir.  La  saison 
et  le  site  vont  si  bien  ensemble  î  Et  quelle 
immobilité,  quel  silence  absolu  I  Y  a-t-il  sur 
le  porit  d'autres  passagers  que  moi  ?  Longtemps 
je  l'ignore.  Personne,  apparemment,  n'a  envie 
de  parler.  Il  n'y  aurait  de  supportable  ici 
que  les  entretiens  de  Dante  avec  Virgile  ou  la 
musique  de  Gluck.  Une  voix  discordante  cepen- 
dant s'élève  tout  à  coup,  une  de  ces  petites 


136  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

voix  hautes  au  timbre  sec  et  lïûté  qui  ne  peu- 
vent rien  dire  que  d'insignifiant,  une  voix  de 
jeune  fille,  hélas  ! 

—  Je  rentre  au  salon,  dit-elle,  on  gèle  ici, 
et  puis  c'est  par  trop  monotone  I 

Elle  se  trompe  :  si  les  falaises  se  suivent, 
elles  ne  se  ressemblent  pas.  Ce  n'est  que  dans 
la  seconde  partie  du  trajet,  en  se  rapprochant 
du  Saint-Laurent  qu'elles  paraissent  s'adoucir, 
s'apprivoiser,  pour  ainsi  dire,  devenant  assez 
uniformément  mamelonnées  ;  l'homme  a  vaincu  ; 
mais  auparavant  la  révolte  subsiste  et  gronde 
comme  au  lendemain  du  jour  où  cette  brèche 
prodigieuse  se  forma  dans  la  solitude  des 
temps  préhistoriques.  On  a  donné  des  noms 
au  chaos  cependant  ;  les  guides  veulent  que 
cela  s'appelle  le  Tableau  et  ceci  la  Niche.  Au 
fait,  pourquoi  pas  ?  Le  Tableau,  taillé  tout  droit 
comme  d'un  sôul  coup  de  ciseau,  mesure  huit 
cents  pieds  ;  jamais  toile  plus  lisse  et  plus  unie 
ne  fut  tendue  pour  recevoir  un  chef-d'œuvre 
ou  pour  défier  la  main  de  l'ouvrier  ;  la  Niche, 
qu'elle  soit  romane  ou  gothique,  est  un  arc 
mal  dégrossi  à  une  hauteur  que  n'atteindrait 
aucune  architecture  ;  nul  n'entrera  jusqu'à  la 
fin  des  âges  dans  la  nef  obscure  dont  elle 
marque  l'entrée.  Longtemps  la  figure  pétrifiée 


i 


SAINT-LAURENT   ET  SAGUENAY.  137 

d'un  des  géants  du  Sagucnay  garda  cette 
caverne,  la  couvrit  de  son  corps,  puis  cette 
sentinelle  séculaire  s'est  écroulée  soudain,  lais- 
sant les  regards  profanateurs  pénétrer  dans 
l'antre  où  naguère  on  pouvait  imaginer  et 
placer  tout  ce  qu'on  voulait,  où  maintenant 
apparaît  la  vérité  cachée  pendant  des  millions 
d'années  peut-être.  Il  n'y  a  rien,  la  niche  était 
vide. 

Cependant  l'obligeant  capitaine,  qui  fait  les 
honneurs  de  son  bord  à  la  façon  d'un  impré- 
sario enchanté  qu'on  applaudisse,  paraît,  rame- 
nant avec  lui  cette  demoiselle  qui  trouvait  le 
décor  monotone  et  suivi  d'un  groupe  de  gens 
que  le  froid  humide  avait  jusqu'ici  retenus  à 
l'intérieur.  C'est  que  la  pièce,  si  sensationnelle 
qu'elle  soit  d'un  bout  à  l'autre,  a  un  clou  qu'il 
ne  faut  pas  avoir  manqué.  Pour  beaucoup  de 
gens,  le  voyage  du  Saguenay  se  résume  à  la 
rencontre  des  caps  Trinité  et  Éternité,  multi- 
pliés par  la  photographie  dans  tous  les  hôtels, 
dans  tous  les  magasins,  de  Montréal  jusqu'à 
Québec,  et  contre  lesquels  à  cause  de  cela  je 
couve  cette  mauvaise  humeur  que  vous  inspire 
très  souvent  ce  qui  est  populaire  et  indiscuté. 
Mais  il  n'y  a  pas  de  parti  pris  qui  tienne.  Il 
faut  ici  comme  au  Niagara  être  de  l'avis  de  tout 

8. 


138  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

le  monde,  malgré  Tennuyeuse  affluence  des 
curieux,  la  stupidité  des  exclamations,  et  même, 
ô  horreur  I  malgré  certaine  annonce  peinte  en 
grosses  lettres  sur  l'une  des  pointes  du  cap 
par  un  grand  fourreur  de  Québec  que  je  voue 
à  la  dent  des  ours  vengeurs.  Ces  vulgarités 
outrageantes  disparaissent  dans  un  ensemble 
sublime. 

Notre  bateau,  arrêtant  sa  fumée,  s'approche 
le  plus  qu'il  peut  des  deux  masses  syénitiques 
jumelles  qui  sortent  de  l'eau  côte  à  côte,  sépa- 
rées par  une  baie  étroite  et  d'une  profondeur 
presque  égale  à  leur  taille,  laquelle,  au-dessus 
du  fleuve,  est  de  dix-huit  cents  et  quinze  cents 
pieds.  La  sonde  jetée  ici  descendrait  à  mille 
pieds,  me  dit  le  capitaine.  Mille  pieds  de  cette 
eau  noirâtre  aux  bizarres  reflets  d'agate  sur 
laquelle  nous  nous  tenons  dans  l'ombre  du 
rocher  nous  cachant  le  ciel,  tandis  que  notre 
œil  cherche  à  suivre  jusqu'au  fond  de  l'abîme 
l'arête  vive  des  assises  presque  aussi  hautes 
que  la  muraille  elle-même  I  Chacun  devient 
grave  à  l'énoncé  de  ce  chiffre  ;  la  jolie  jeune 
fille  pousse  de  petits  cris  de  frayeur,  quel- 
ques messieurs  la  rassurent  galamment. 

Le  plus  grand  des  deux  caps  est  le  moins  ter- 
rible ;  il  a  laissé  la  végétation  du  nord  prendre 


SAINT-LAURENT  ET  SÂGUENAY.  139 

avec  lui  quelques  libertés,  sa  tète  est  hérissée 
de  sapins,  tandis  que  Trinité  s'avance  entiè- 
rement nu,  en  justifiant  son  nom  par  trois 
promontoires  à  pic  dont  le  principal  forme  en 
outre  trois  degrés  cyclopéens  qui,  d'un  air  de 
défi,  proposent  l'impossible  escalade.  Des  cail- 
loux monstrueux  roulent  autour  de  lui  comme 
si  de  rudes  combats  s'étaient  livrés  à  cette  place, 
et  tout  le  rivage  retentit  de  voix  hurlantes  ou 
plaintives  éveillées  par  les  moindres  bruits 
démesurément  grossis  et  multipliés.  Toutes 
les  protestations  que  doivent  exhaler  les  forets 
longtemps  vierges  du  Saguenay  contre  ceux  qui 
les  violent  et  les  exploitent  semblent  s'être 
concentrées  ici...  Je  n'aime  pas  le  coup  de  sifllet 
pour  ainsi  dire  réglementaire  qui  commande  à 
l'écho,  je  n'aime  pas  que  l'on  fasse  jouer  un  rôle 
à  la  nature,  et  pourtant  les  cris  déchirants,  les 
grondements  répercutés  qui  peu  à  peu  s'étei- 
gnent, ,après  avoir  couru  de  caverne  en  caverne, 
sont  quelque  chose  de  si  extraordinaire  que 
j'excuse  le  bis  poussé  par  les  badauds. 

Ce  bis  est  suivi  de  beaucoup  d'autres  cris 
pour  le  plaisir  de  recevoir  dans  un  roulement 
de  tonnerre  des  réponses  à  faire  trembler.  La 
halte  est  assez  longue,  elle  me  paraît  avoir  duré 
à  la  fois  un  instant  et  un  siècle  comme  ces 


140  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

visions,  dont  parlent  les  extatiques,  qui  les  ont 
conduits  en  enfer  ou  au  ciel.  J'ai  été  conduite 
moi.  Française,  appartenant  au  pays  le  plus 
civilisé  qui  soit  au  monde,  en  pleine  sauvagerie, 
et  je  sens  que  jamais  plus  je  ne  reverrai  cela. 
Et  déjà  c'est  fmi  I  Bien  que  la  baie  qui  dort 
derrière  les  deux  montagnes,  couverte  et  pro- 
tégée par  elles,  soit  pour  le  moment  déserte,  je 
sais  que  des  navires  grands  et  petits  peuvent  s'y 
abriter,  qu'ils  y  séjournent  souvent;  c'est  pour 
eux  que  cette  statue  de  la  Vierge  a  été  posée 
sur  le  mont  Trinité,  conjurant  les  mauvais 
esprits  du  naufrage.  L'apparition  en  pareil  lieu 
de  ce  port  calme  et  charmant  est  une  des  plus 
belles  idées  qu'ait  conçues  le  grand  artiste, 
maître  de  tous  les  contrastes.  Elle  ferait  mieux 
qu'un  sermon  surgir  dans  les  cœurs  les  moins 
préparés  à  l'émotion  religieuse  le  sentiment  de 
la  Providence. 

Rien  de  ce  qui  suit  ne  peut  être  comparé, 
bien  entendu,  à  ce  point  culminant  du  voyage. 
Il  me  reste  encore  le  souvenir  du  vol  argenté 
des  mouettes  qui  passe,  se  perd,  se  fond  avec 
une  telle  douceur  dans  le  gris  des  nuages,  celui 
des  jeux  d'un  couple  de  marsouins  qui  folâtrent 
dans  une  de  ces  anses  échelonnées  jusqu'à 
Tadoussac,  quelques-unes  capables  de  recevoir 


SAINT-LAURENT   ET  SAGUENAY.  141 

les  gros  vaisseaux  de  l'Océan.  C'est  le  capitaine 
qui  me  signale  les  baleines  blanches,  et  je  lui  sais 
gré  de  leur  donner  ce  nom.  Il  m'explique  aussi 
que  la  chaude  coloration  d'un  jaune  rouge  que 
je  remarque  à  fïeur  d'eau  en  bas  des  rochers 
est  une  barre  ferrugineuse.  Je  croyais  à  du 
marbre,  ayant  entendu  parler  du  fameux  banc 
de  marbre  blanc  aux  environs  de  Tadoussac. 
Ce  large  ourlet  en  saillie  indique  l'existence  du 
trapp,  sur  lequel  je  me  tairai  prudemment 
d'ailleurs,  ainsi  que  sur  le  granit  syénitique  des 
montagnes  qui  bordent  le  Saguenay,  quoique 
vraiment  il  soit  facile,  môme  aux  ignorants,  de 
comprendre  à  première  vue  la  géologie  de  ces 
régions;  granit,  gneiss,  calcaire  primitif  se  mon- 
trent partout  à  découvert.  Le  gneiss,  traversé 
de  nombreux  filons  métallifères,  domine  autour 
de  Tadoussac.  Cette  belle  couleur  rougeâtre, 
tranchant  sur  la  marge  de  glace,  colore  une 
longue  étendue  de  la  côte  et  se  fait  particulière- 
ment remarquer  à  l'endroit  nommé  la  Boule, 
dernière  falaise  importante  avant  Tadoussac. 

Nous  nous  attardons  devant  la  petite  cascade 
et  le  quai  encombré  de  marchandises  de  l'anse 
Saint- Jean,  où,  de  même  qu'à  l'embouchure 
de  la  rivière  Sainte- Marguerite ,  l'agriculture 
est  en  train  de  faire  des  progrès. 


14^2  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

A  Saint-É tienne,  les  collines  de  sable  forment 
des  espèces  de  gradins  superposés  semblables  à 
des  dunes  ;  beaucoup  d'ouvriers  sont  au  travail 
autour  des  chantiers  considérables  de  l'éternel 
M.  Price,  partout  présent.  J'interroge  le  [capi- 
taine sur  l'heure  de  notre  arrivée  à  Tadoussac. 
Le  désir  d'aller  y  saluer  la  plus  ancienne  de 
toutes  les  chapelles  du  Canada  me  tient  très  fort, 
mais  aussi  la  crainte  que  le  bateau  ne  reparte 
avant  que  j'aie  achevé  mon  pèlerinage,  [me  lais- 
sant sur  cette  plage,  réduite  à  l'état  de  Robinson. 

—  Vous  aurez  le  temps,  me  dit  le  capitaine, 
après  avoir  interrogé  sa  montre,  mais  tout  juste. 

Je  ne  sais  comment  j'osai  lui  demander,  en 
alléguant  mon  ignorance  et  ma  maladresse 
d'étrangère,  s'il  ne  voudrait  pas  m'accompa- 
gner.  L'idée  était  machiavélique  autant  qu'au- 
dacieuse. De  cette  façon  le  Saguenay  ne  pouvait 
pas  quitter  le  port  sans  moi,  sans  nous.  Et 
voilà  qu'à  la  descente  de  l'Anse-à-l'Eau,  l'excel- 
lent capitaine,  tandis  que  débarquent  ses  pas- 
sagers, hèle  un  «  charretier  »  choisi  parmi  les 
plus  malins  qui,  en  une  demi-heure,  bien 
dirigé  par  lui,  me  fait  tout  voir.  Beaucoup 
plus  même  que  je  ne  demandais,  car  je  ne  me 
souciais  de  connaître  ni  le  grand  hôtel  fréquenté 
par  le  beau  monde,  ni  l'élégante  villa  que  se 


SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY.  143 

fit  construire  lord  Dufferin  en  face  de  la  baie, 
ni  tous  les  jolis  cottages  qui,  pour  le  moment, 
sont  clos,  mais  qui  se  réveillent  chaque  été. 
Ce  qui  m'intéressait  c'étaient  les  souvenirs  de 
la  mission  desservie  d'abord  par  les  récollets, 
puis  par  les  jésuites  au  temps  de  la  traite  des 
pelleteries  et  de  la  pêche  de  la  baleine.  Sous  la 
station  moderne  en  vogue  où  sportsmen  et  tou- 
ristes apportent,  l'espace  d'une  saison,  tout  le 
tapage  de  la  haute  vie  américaine,  on  retrouve 
encore  très  bien  le  petit  village  de  pêcheurs, 
et  la  Compagnie  d'Hudson,  qui  a  remplacé  celle 
des  postes  du  Roi,  est  toujours  là  dans  les 
mômes  vieux  bâtiments. 

A  peu  de  distance  la  chapelle,  sur  une  émi- 
nence  sablonneuse,  domine  le  point  de  réunion 
du  Saint-Laurent  et  du  Saguenay.  Les  mission- 
naires profitaient  de  l'arrivée  annuelle  des 
sauvages.  Ils  allaient  les  exhorter  et  bien  sou- 
vent, la  traite  finie,  partaient  avec  eux  pour 
continuer  en  forêt  leur  prédication.  Un  incen- 
die détruisit  la  première  chapelle;  ce  fut  la 
libéralité  de  l'intendant  Hocquart  qui  permit 
de  construire  en  bois  de  charpente  celle  qui 
existe  aujourd'hui.  Elle  renferme  encore  plus 
d'un  présent  envoyé  de  France,  entre  autres  le 
fameux  Enfant  Jésus  qui  évoque  à  lui  seul  le 


144  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

siècle  de  Louis  XIV  et  semble  étonné  de  se 
trouver  dans  cet  exil  :  un  chérubin  bouffi  et 
fardé,  tout  en  satin  et  en  paillettes,  fait  pour 
orner  de  sa  présence  quelque  crèche  de  pour- 
pre et  d'or  dans  la  chapelle  de  Versailles.  Une 
de  mes  amies.  Américaine  et  protestante,  me 
disait  en  parlant  de  lui  :  —  Il  est  si  Français, 
si  gai  et  si  touchant  à  la  fois,  ce  petit  person- 
nage de  cour  I  Un  pareil  Enfant  Jésus  dans 
une  pareille  solitude...  Il  y  a  de  quoi  pleurer. 
Je  remarque  aussi,  parmi  les  objets  dépaysés, 
un  tableau,  VAnge  gardien,  attribué  à  Boucher, 
bien  à  tort  je  suppose,  quoiqu'on  puisse 
admettre  que  Boucher  n'ait  pas  sacrifié  un  de 
ses  chefs-d'œuvre  en  offrande  au  Canada.  De 
grossiers  chandeliers  de  bois  taillés  de  la  main 
des  premiers  jésuites,  une  plaque  commémo- 
rative  en  étain  trouvée  dans  les  fondations  de 
l'ancienne  église-cabane,  voilà  toutes  les  reli- 
ques du  passé,  avec  la  cloche,  objet  de  la  plus 
belle  légende  qui  ait  cours  sur  le  Saint -Lau- 
rent. Cette  cloche,  qui  sonne  depuis  deux  cent 
cinquante  ans,  avait  charmé  à  son  arrivée  les 
fidèles  sauvages  ;  chacun  d'eux  voulait  la  faire 
parler  à  son  tour.  Or  il  arriva  qu'un  siècle  après 
environ,  elle  parla  toute  seule  et  voici  en  quelle 
occurrence  : 


SAINT-LAURENT  ET   SAGUENAY.  ilo 

Le  Père  de  la  Brosse  était  un  missionnaire 
jésuite  qui  traduisit  en  langue  sauvage  une 
partie  de  la  Sainte-Écriture,  composa  la  plupart 
des  livres  religieux  en  usage  chez  les  Monta- 
gnais  et  mérita  la  réputation  d'un  saint,  tant 
auprès  des  blancs  de  la  côte  et  des  îles  qu'auprès 
des  Peaux-Rouges.  Or,  le  11  avril  1782,  ce  bon 
vieillard,  s'étant  acquitté  tout  le  jour  des  devoirs 
de  son  ministère,  alla  passer  un  bout  de  soirée 
auprès  des  officiers  du  poste,  causa  comme  à 
l'ordinaire,  puis,  avant  de  prendre  congé, 
annonça  tranquillement  à  ses  amis  qu'ils  ne  le 
verraient  plus  vivant  sur  la  terre.  Il  paraissait 
si  bien  portant  qu'on  ne  s'inquiéta  qu'à  demi 
de  ses  paroles;  cependant,  deux  heures  après, 
la  cloche  de  la  chapelle  se  mit  à  sonner  un  glas 
funèbre.  On  s'y  porta  et  que  vit-on?  Le  Père 
de  la  Brosse  prosterné  devant  l'autel,  le  visage 
caché  dans  ses  mains  jointes.  Il  était  mort.  Le 
lendemain,  le  curé  de  l'île  aux  Coudres  vint 
l'enterrer;  lui  aussi  avait  entendu  tinter  à 
minuit  la  cloche  de  sa  propre  église,  quoiqu'il 
n'y  eût  personne  pour  tirer  la  corde.  Et  on 
apprit  depuis  que,  dans  toutes  les  autres 
paroisses  du  Père  de  la  Brosse,  à  Chicoutimi, 
aux  Trois-Pistoles,  à  l'île  Verte,  à  Rimouski,  à 
la  baie  des  Chaleurs,  les  cloches  avaient  sonné 


146  NOUVELLE-fRANCË  ET  NOU VElLE-ANGLETERRE. 

d'elles-mêmes  toutes  à  la  fois.  Ce  fut  un  deuil 
général,  mais  aussi  un  grand  sujet  d'édifi- 
cation. 

Le  sacristain,  en  l'absence  du  curé,  nous 
montre  la  tombe  du  Père  de  la  Brosse.  Pendant 
bien  des  années,  les  Indiens  ne  manquèrent 
jamais,  en  passant,  d'aller  causer  avec  leur 
bienfaiteur  chéri.  Ils  avaient  pratiqué  une  petite 
ouverture  dans  le  pavé  du  chœur  pour  pouvoir 
y  coller  leurs  lèvres.  Après  quoi  ils  appuyaient 
leur  oreille  au  même  orifice  afin  d'écouter  la 
réponse.  — Certes,  l'histoire  est  délicieuse,  mais 
le  capitaine  qui  la  sait  par  cœur  n'est  pas 
disposé  à  laisser  attendre  ses  passagers.  Nous 
remontons  dans  la  calèche  et,  tout  en  roulant 
vers  rAnse-à-l'Eau,  mon  guide  me  fait  remar- 
quer le  grand  établissement  de  pisciculture 
qu'a  créé  le  gouvernement.  Des  saumons  magni- 
fiques destinés  à  la  reproduction  remplissent 
les  vastes  bassins  et  le  frai  est  'distribué  dans 
les  affluents  du  Saguenay.  A  cette  même  place 
s'éleva  jadis  la  première  scierie  à  vapeur,  le 
moulin  de  M.  Price.  Ces  MM.  Price  en  ont 
encore  deux  autres  aux  environs. 

Mais  je  ne  suis  ni  avec  les  omnipotents  Price, 
ni  avec  les  saumons,  je  ne  vois  toujours  que  la 
pauvre  petite  église  perdue  dans  les  sables  et 


SAINT-LAURENT    ET  SAGUENAY.  147 

dominant  le  port,  avec  son  Enfant  Jésus  Louis- 
quatorzien  en  habit  de  gala.  L'air  est  rempli 
pour  moi  du  son  des  cloches  qui  tintent  le  nom 
vénéré  du  Père  de  la  Brosse.  La  vue  d'un  étang 
couvert  de  glaçons  me  ramène  cependant  à  la 
réalité. 

—  Gomment  I  un  étang  gelé  !  Au  milieu  de 
mai  ! 

Et  puis  je  pense  avec  satisfaction  que  je  suis 
en  Labrador,  non  pas  géographiquement  sans 
doute,  mais  si  je  m'en  rapporte  au  diocèse. 
Tadoussac  est  la  première  paroisse  du  Labrador 
sous  le  quarante -huitième  degré  de  latitude 
nord. 

Je  ne  parlerai  pas  de  mon  voyage  de  retour, 
le  mauvais  temps,  qui  nous  avait.  Dieu  merci, 
épargnés  jusque-là,  ayant  éclaté  peu  après  notre 
sortie  du  Saguenay.  J'eus  en  cette  circonstance 
l'occasion  d'éprouver  que  le  mal  de  mer  peut 
être  redoutable  sur  le  Saint -Laurent.  Nous 
mouillâmes  pour  la  nuit  dans  la  baie  Saint- 
Paul. 


L'ÉDUCATION  ET  LA  SOCIÉTÉ 
AU   CANADA. 


Il  lue  serait  presque  impossible  de  donner  à 
mes  lecteurs  une  idée  juste  et  vivante  de  la 
société  contemporaine  au  Canada  français,  sans 
leur  rappeler  en  même  temps  sur  quelles  bases 
s'est  établie  cette  société,  quels  éléments  sont 
entrés  dans  sa  formation.  Au  fond  c'était  et 
c'est  encore  en  miniature  la  société  française 
de  l'ancien  régime.  Le  seigneur,  proprement 
dit,  a  disparu  devant  la  conquête  étrangère, 
mais  on  dira  la  seigneurie  et  la  noblesse  tant  que 
les  manoirs  resteront  debout,  tant  qu'il  subsis- 
tera des  fonctionnaires  et  un  haut  clergé.  En 
réalité  la  seigneurie,  dans  l'acception  féodale 
du  mot,  est  aujourd'hui  la  paroisse,  et  l'orga- 
nisation paroissiale  demeure  la  base  de  l'orga- 


i50     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE, 

nisation  municipale,  l'érection  de  la  paroisse 
religieuse  précédant  la  constitution  de  la  muni- 
cipalité. C'est  seulement  quand  l'évêque  a  orga- 
nisé une  paroisse  que  le  décret  d'érection  est 
soumis  à  des  commissaires  de  l'État  qui  tien- 
nent compte  de  ce  qui  a  été  fait  et  ordonné 
par  les  autorités  ecclésiastiques*.  Ceci  suffit  à 
indiquer  la  prépondérance  que  conserve  le 
clergé,  prépondérance  dont  il  ne  faudrait  peut- 
être  pas  qu'il  abusât  dans  l'avenir,  car  la  dîme 
et  certaines  autres  taxes  réclamées  par  l'Église 
commencent  à  paraître  onéreuses.' 

Le  curé  détient  les  registres  de  l'état  civil,  il 
a  le  droit  de  visiter  les  écoles  de  sa  paroisse  et 
d'en  examiner  les  livres.  Sa  situation  présente 
est  à  peu  près  celle  qu'il  possédait  chez  nous 
avant  la  Révolution.  Et,  dès  leur  bas  âge,  les 
enfants  apprennent  que  le  peuple  canadien, 
cédé  à  l'étranger,  non  pas  conquis,  doit  d'exister 
encore  à  l'action  bienfaisante  du  clergé,  du 
prêtre  patriote  qui  seul  ne  jl'a  pas  abandonné; 
on  lui  dit  que  se  dévouer  à  l'Église,  c'est  se 
dévouer  à  la  patrie.  La  reconnaissance  à  l'Église 


1.  Voir  rexcellent  petit  manuel  de  Droit  civique  de  C.-J.  Ma- 
gnan,  profeseur  à  TÉcole  normale  Laval,  qui  renferme  les 
notions  les  plus  précises  sur  l'organisation  politique,  munici- 
pale, paroissiale,  scolaire  du  Canada  français. 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    151 

entre  pour  une  large  part  dans  cette  devise 
gardée  par  un  castor  sur  les  armes  nationales; 
Je  me  souviens.  Il  est  vrai  que  la  dette  est  énorme. 
Le  prêtre,  on  le  retrouve  à  la  tête  de  tout,  d'un 
bout  à  l'autre  de  cette  histoire  si  curieuse,  si 
embrouillée  par  les  vagues  et  arbitraires  con- 
cessions de  territoires  que  faisaient,  chacun  de 
son  côté,  les  gouvernements  de  France  et  d'An- 
gleterre. Tous  les  deux,  pendant  un  siècle  et 
demi,  se  disputèrent  la  propriété  de  l'Amérique 
du  Nord,  l'Angleterre  au  nom  de  la  découverte 
des  Cabot  en  1498,  la  France  en  vertu  du  voyage 
de  Verazzano  en  1524,  Henri  IV,  Louis  XIII, 
Jacques  P'"  disposant  à  tort  et  à  travers  de 
terres  dont  ils  n'étaient  pas  bien  sûrs  d'être 
possesseurs. 

Les  récollets,  les  jésuites,  les  sulpiciens  con- 
naissaient en  revanche  de  visu  le  théâtre  du 
conflit,  s'y  étant  transportés  de  bonne  heure, 
associés  aux  premières  découvertes,  et  mêlés  à 
toutes  les  fondations  :  ils  dominèrent  sans  peine 
les  colons,  cultivateurs  et  soldats.  J'ai  déjà 
parlé  du  magnifique  régiment  de  Carignan- 
Salières  qui,  envoyé  au  secours  de  l'empereur 
d'Allemagne  pour  battre  les  Turcs,  s'était  cou- 
vert de  gloire  en  Hongrie  et  avait  servi  sous 
Turenne;  il  se  fixa  dans  la  colonie  après  l'avoir 


152     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOU VELLE-ANCxLETERRE. 

défendue  et  l'énergie  qu'il  avait  d'abord  mon- 
trée au  feu  semble  s'être  concentrée  ensuite  sur 
le  devoir  d'accroître  la  population  le  plus 
promptement  possible.  Presque  tous  les  ofTiciers 
appartenaient  à  la  noblesse,  ils  reçurent  du  roi 
des  seigneuries,  tandis  que  leurs  hommes  se 
groupaient  autour  d'eux  comme  censitaires  et 
«  habitants  ».  Ce  mot  d'ha])iiant,  qui  s'est  per- 
pétué jusqu'à  nos  jours,  exprime  une  idée  de 
permanence,  de  stabilité.  L'habitant  ne  sortait 
pas  sans  son  fusil,  ayant  toujours  en  perspec- 
tive la  chance  d'être  surpris  par  les  sauvages 
ennemis,  au  milieu  de  ses  travaux,  trop  heu- 
reux s'ils  lui  laissaient  le  temps  de  se  réfugier 
dans  les  forts  dont  le  pays  était  couvert. 

Ces  ouvrages  palissades  et  armés  enfermaient 
ordinairement  l'église  et  le  manoir  seigneu- 
rial. En  cas  d'alarme  la  population  s'y  entas- 
sait, et  plus  d'un  fort  fut  immortalisé  par 
d'héroïques  résistances.  Ténaoin  Daulac  qui, 
avec  seize  de  ses  compagnons,  des  jeunes 
gens  de  Montréal,  et  cinq  ou  six  sauvages 
dévoués,  barra  le  passage  aux  Iroquois  partis 
pour  assiéger  Québec  en  4660.  Le  fort  du 
Long-Sault  où  ils  se  retranchèrent  n'était 
qu'une  méchante  palissade,  de  construction  in- 
dienne. Il  tint  néanmoins  dix  jours  entiers,  et 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     153 

les  Iroquois  en  l'emportant  n'y  trouvèrent  que 
des  cadavres,  mais  cette  longue  défense  d'une 
poignée  de  braves  sans  vivres,  mal  retran- 
chés derrière  de  simples  pieux  contre  sept 
cents  agresseurs,  les  découragea  de  s'attaquer 
aux  murailles  et  à  la  garnison  de  Québec. 
Daulac  triompha  donc  au  prix  accepté  par  lui 
et  par  ses  camarades,  le  jour  où,  avec  le 
consentement  du  gouverneur  Maisonneuve,  ils 
avaient,  après  une  communion  publique,  fait 
le  sacrifice  de  leur  vie.  Peut-on  s'étonner  de  la 
valeur  des  milices  qui  comptaient  dans  leurs 
rangs  des  hommes  de  cette  trempe? 

Le  goût  de  l'aventure  s'ajoutait  et  s'ajoute 
encore  au  courage  chez  tous  les  Canadiens  ;  peu 
capables  de  persévérance  dans  le  travail,  ils 
trouvent  plus  de  plaisir  à  chasser  qu'à  conduire 
la  charrue,  et  l'intimité  des  premiers  colons  avec 
les  Indiens  dont  ils  partageaient  les  goûts  s'ex- 
plique ainsi.  C'est  un  des  traits  qui  établissent 
une  différence  fondamentale  entre  les  commen- 
cements de  la  Nouvelle-France  et  ceux  de  sa  proche 
voisine,  la  Nouvelle-Angleterre.  Jamais  les  An- 
glais ne  se  familiarisèrent  avec  les  aborigènes, 
ils  n'eurent  jamais  d'eux  le  moindre  souci,  les 
refoulant,  les  supprimant  aussitôt  qu'ils  le  pou- 
vaient, maintenant  toujours  d'implacables  dis- 

9. 


154     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE -ANGLETERRE. 

tances  entre  les  vaincus  et  la  race  victorieuse. 
L'Indien,  sous  le  joug  anglais,  n'avait  aucuns 
droits  reconnus  ;  les  Français  pratiquèrent  à  son 
égard  un  système  tout  différent  où  la  charité  en- 
trait pour  beaucoup.  Il  ne  faut  pas  oublier  que 
l'occupation  du  Canada  impliquait  un  ministère 
religieux  à  remplir  envers  des  peuplades  bar- 
bares. Or,  c'était  simplement  la  liberté  de 
penser  à  leur  guise  qu'étaient  allés  chercher 
les  puritains  rebelles  au  despotisme  du  gou- 
vernement et  de  l'église  établie  de  leur  pays. 
L'esprit  des  deux  colonies  était  donc  abso- 
lument opposé  :  d'un  côté,  aristocratique  et 
militaire;  de  l'autre,  civil  et  commercial.  Dès 
les  premiers  temps  de  leur  installation  sur  le 
rocher  de  Plymouth,  les  Américains  de  l'ave- 
nir se  proposèrent  d'agir  en  dehors  de  la  mé- 
tropole, de  se  gouverner  seuls  le  plus  possible 
et  à  tout  risque;  tandis  que  les  gens  de  la 
Nouvelle-France,  bien  éloignés  de  toute  initia- 
tive, attendaient  l'ordre  du  roi  et  vivaient  sous 
l'influence  directe  du  prêtre.  L'autorité  de 
celui-ci,  selon  la  politique  de  Louis  XIV,  devait 
faire  contrepoids  aux  autorités  civiles,  de 
même  que  la  puissance  occulte  de  l'intendant 
tenait  en  échec  la  suprématie  déclarée  du  gou- 
verneur, tous  ces  pouvoirs  étant  d'ailleurs  réu- 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    155 

11  is  dans  sa  main  paternelle  et  royale.  Il  s'en- 
suivit pour  les  trafiquants  et  les  pêcheurs  de 
la  Nouvelle- Angleterre,  renforcés  par  Faffïuence 
toujours  grossissante  de  l'immigration,  une  ère 
de  prospérité  rapide;  pour  la  Nouvelle -France 
au  contraire,  que  le  roi  craignait  de  peupler  au 
détriment  de  la  mère  patrie,  une  colonisation 
très  lente,  une  dépendance  absolue,  et  une 
pauvreté  qui,  d'ailleurs,  à  défaut  de  purita- 
nisme, fut  longtemps  la  gardienne  des  mœurs. 
Pendant  que  les  Pères  pèlerins,  uniquement 
préoccupés  de  gain  et  de  liberté,  réussissaient 
à  vivre  par  leurs  propres  forces,  les  Français  du 
Canada,  ne  songeant  qu'à  l'honneur,  ambitieux 
de  places,  de  commandements,  de  titres,  se 
bornaient  en  fait  de  besogne  manuelle  à  l'agri- 
culture. Le  roi  jugeait  que  les  industries  colo- 
niales pourraient  faire  tort  aux  industries  fran- 
çaises. Non  pas. qu'il  défendît  le  commerce;  il 
avait  même  décrété  que  ses  gentilshommes 
pourraient  s'y  livrer  sans  déroger,  mais  c'était 
avec-  des  restrictions  telles  que  les  tentatives 
naissantes  se  trouvaient  vite  paralysées.  Les 
femmes  et  filles  d'habitants,  aussitôt  pour- 
vues de  métiers  à  tisser,  fabriquèrent  d'excel- 
lentes étoffes  dont  on  use  dans  le  pays  aujour- 
d'hui encore;  madame  de  Repentigny,  femme 


156     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

du  brave  officier  de  ce  nom,  avait  appris  de 
prisonniers  anglais  achetés  aux  sauvages  l'art 
defder  le  coton;  elle  inventa  de  faire  de  la  toile 
avec  de  l'ortie  et  avec  de  l'écorce  de  bois  blanc  ; 
toutefois  les  Canadiens  n'avaient  le  droit  de 
tisser  que  pour  leurs  besoins  personnels.  Le 
commerce  unique,  celui  qui  absorbait  l'activité 
de  la  colonie,  était  celui  des  fourrures.  Il  y 
avait  à  Tadoussac,  à  Trois-Rivières,  à  Montréal 
des  foires  où  les  sauvages  apportaient  les  peaux 
de  bêtes  tuées  pendant  l'hiver,  la  Compagnie 
des  Cent  Associés  possédant  le  monopole  de  la 
traite.  On  ne  put  empêcher  cependant,  vu  la 
pauvreté  générale,  les  hommes  jeunes  et  actifs 
de  la  colonie,  de  se  faire  une  ressource  de  la 
chasse  et  de  trafiquer  directement  avec  les  In- 
diens. Pour  régulariser  le  mal,  Louis  XIV,  qui 
suivait  très  attentivement  dans  les  moindres 
détails  tous  les  gestes  de  ses  lointains  sujets, 
accorda  des  patentes  à  certains  particuliers, 
mais  de  ces  patentes,  plus  d'un  se  passa;  l'es- 
pèce vaillante,  pittoresque,  romantique,  tant 
vantée,  tant  chantée  du  coureur  de  bois  surgit, 
proche  parente  du  bandit,  si  l'on  veut  bien 
admettre  des  bandits-gentilshommes. 

Entre    le    coureur   de   bois   et  le   sauvage, 
l'intimité  était  des  plus  étroites;  ils  faisaient 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    157 

ensemble  de  belliqueuses  excursions  chez  les 
fermiers  de  la  Nouvelle-Angleterre  qui  racontent 
encore  les  scènes  de  pillage  que  dirigèrent  les 
c(  gentilshommes  français  »  et,  à  les  en  croire, 
certains  prêtres  catholiques.  Il  est  très  vrai 
que  la  surveillance  du  jésuite  ou  du  prêtre  des 
missions  étrangères  s'exerça  jusque  dans  les 
expéditions  de  cette  sorte,  mais  les  historiens 
protestants  en  ont  pris  prétexte  pour  des 
calomnies  ;  ils  ne  veulent  pas  admettre  que  le 
but  du  missionnaire,  en  suivant  la  horde 
déchaînée,  était  d'empêcher  autant  que  possible 
des  atrocités  toujours  menaçantes.  Le  sauvage 
converti  était  soumis  au  prêtre  comme  un  petit 
enfant  ;  encore  fallait-il  qu'il  n'eût  pas  goûté  à 
l'eau-de-vie  qui  ftiisait  de  lui  un  fou  furieux. 
Ce  fut  le  but  constant  du  clergé  que  d'empê- 
cher l'Indien  de  boire  ;  la  guerre  violente  entre 
monseigneur  de  Laval  et  le  gouverneur  Fron- 
tenac n'eut  point  d'autre  cause.  Cette  fois  le 
gouverneur  fut  soutenu  par  la  politique  de 
Golbert  qui  refusa  de  supprimer  complètement 
un  trafic  d'où  sortaient  de  grandes  ressources 
pour  la  colonie.  Il  alléguait  que  les  Indiens 
habitués  à  l'eau  de  feu  iraient  en  demander 
aux  Anglais  et  aux  Hollandais.  Que  pouvait  le 
clergé  ?  Multiplier  les  excommunications,   les 


158  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

refus  de  sépulture,  user  môme  des  châtiments 
corporels  qui  tombaient  indistinctement  sur  les 
Peaux  rouges  et  blanches  sans  provoquer  de 
révolte,  mais  aussi  sans  amener  de  repentir 
sérieux.  Le  jeu,  l'eau-de-vie,  tels  étaient  les 
vices  de  l'Indien,  vices  partagés  par  le  coureur 
de  bois. 

Chez  l'habitant  régnaient  en  revanche  toutes 
les  vertus  patriarcales.  Les  familles  étaient 
nombreuses,  presque  à  l'état  de  tribus,  les 
parents  qui  tardaient  à  marier  leurs  enfants  se 
voyant  mis  à  l'amende,  tandis  qu'un  «  don 
du  roi  »  récompensait  toute  fdle  mariée  dès 
l'âge  de  quinze  ou  seize  ans,  sans  préjudice  de 
la  dot  assurée  à  chacune  des  fiancées  qui  arri- 
vaient par  cargaisons  sur  les  navires  de  France 
et  que  les  colons  recevaient  de  la  main  des 
religieuses.  La  sœur  Marguerite  Bourgeoys 
s'acquittait  naïvement  de  cette  besogne  d'entre- 
metteuse à  Montréal  :  elle  habitait  la  maison 
des  fdles  d'honneur  et  présidait  aux  entrevues; 
une  pieuse  veuve,  madame  Bourdon,  s'était 
chargée  du  même  soin  à  Québec.  Bien  entendu, 
les  dots  variaient  selon  la  qualité  des  personnes, 
mais  on  se  trouvait  riche  alors  avec  peu  ; 
exemple  le  contrat  de  Magdeleine  Bochart,  sœur 
du  gouverneur  de  Trois-Rivières,  où  figurent 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    159 

deux  cents  francs  d'argent,  quatre  draps,  deux 
nappes,  six  serviettes,  un  matelas,  une  couver- 
ture, deux  plats,  six  cuillers,  six  assiettes 
d'étain,  un  pot,  un  chaudron,  une  armoire, 
une  table,  deux  escabeaux,  une  huche,  une 
armoire  et  une  paire  de  cochons.  C'était  là  un 
grand  mariage  ;  il  appartient  au  temps  où  les 
colons,  peu  nombreux,  étaient  triés  sur  le  volet. 
Le  roi  facilita  ensuite  ce  qu'il  avait  d'abord 
réprimé,  il  ouvrit  la  porte  à  tous  pêle-mêle, 
sauf  aux  protestants  qui  eussent  transporté  en 
Amérique  les  forces  vives  dont  la  révocation  de 
l'édit  de  Nantes  privait  la  France.  Louis  XIV 
montra  en  ceci  moins  de  libéralisme  que  tels 
de  ses  prédécesseurs,  Charles  IX  ayant  permis 
à  Coligny  de  fonder  un  établissement  calviniste 
dans  la  Floride  ^  et  Henri  IV  s'étant  intéressé 
à  l'entreprise  du  sieur  de  Monts  en  Acadie. 


1.  Cette  expédition  ne  réussit  pas  ;  la  jalousie  des  Espagnols 
conspira  contre  la  colonie  naissante.  On  connaît  l'horrible 
épisode  des  huit  cents  Français  qui,  s'étant  livrés  sur  parole, 
furent  poignardés  un  à  un  par  ordre  de  Menendez.  Leur  chef, 
un  brave  marin  de  Dieppe  du  nom  de  Ribaut,  fut  écorché  vif 
et  sa  peau  envoyée  à  Séville.  Tous  les  cadavres,  avant  d'être 
brûlés,  se  balancèrent  à  des  arbres  auxquels  on  attacha  l'ins- 
cription suivante:  «  Ceux-ci  n'ont  pas  été  traités  de  la  sorte 
comme  Français,  mais  comme  hérétiques  et  ennemis  de  Dieu.  » 

Catherine  de  Médicis  laissa  passer  cet  affront  sans  le  punir, 
en  haine  des  huguenots  ;  ce  fut  un  simple  particulier,  marin 


d60     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

Le  Canada,  librement  ouvert,  cessa  d'être  ce 
qu'il  avait  été  d'abord,  une  sorte  de  commu- 
nauté religieuse.  Le  temps  vint  où  la  mode  de 
Paris,  au  rouge  près,  fut  suivie  à  Québec.  Dans 
le  récit  de  son  voyage,  fait  au  xv!!!*"  siècle,  un 
Suédois,  Kalm,  très  perspicace  observateur, 
s'étend  sur  le  charme  des  femmes  de  cette  ville, 
quoiqu'il  trouve  celles  de  Montréal  plus  belles, 
plus  sérieuses  aussi  ;  mais  il  ajoute  que  les 
Québecq noises  ont  à  un  plus  haut  degré  l'usage 
du  monde  et  que  leur  laisser  aller  aimable 
plaît  par  son  innocence  même.  Il  reconnaît 
que  les  Canadiennes  s'entendent  aux  soins  du 
ménage  ;  toutes,  sans  exception  de  rang,  vont 
au  marché.  Leurs  magnifiques  chevelures  sont 
pour  elles  l'objet  d'un  soin  particulier.  Gaie, 
vive  et  spirituelle,  la  Québecquoise  est  par 
l'éducation   et  les   manières  une  vraie  dame 


hardi,  bon  catholique  au  demeurant,  le  chevalier  de  Gourgues, 
qui  vengea  l'honneur  national.  11  vendit  tous  ses  biens,  arma 
trois  navires,  gagna  Tîle  de  Cuba,  puis  la  Floride  où  il  se  ligua 
avec  les  sauvages  mal  disposés  envers  les  Espagnols.  Ceux-ci 
venaient  d'ajouter  deux  forts  à  celui  qu'ils  avaient  enlevé  aux 
Français.  M.  de  Gourgues  les  prit  tous  les  trois  et  tailla  en 
pièces  la  garnison,  sauf  quelques  hommes  que,  pour  l'exemple, 
on  pendit  aux  mêmes  arbres  où  avaient  été  accrochées  naguère 
les  victimes  de  France.  Puis,  à  la  place  de  l'ancienne  inscription, 
furent  attachés  ces  mots  :  a  Je  fais  ceci  non  comme  à  Espagnols, 
mais  comme  à  traîtres,  voleurs  et  meurtriers.  » 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     IGl 

française,  mais  Kalm  lui  reproche  un  défaut 
grave,  la  manie  d'épouser  l'étranger  au  dé- 
barqué, ce  qui  ôte  des  chances  aux  demoiselles 
de  Montréal. 

Les  jeunes  fdles  canadiennes  rappellent 
encore  les  descriptions  de  Kalm.  Moins  éman- 
cipées que  les  autres  Américaines,  elles  sor- 
tent seules  cependant  et  ont  des  privilèges 
dont  ne  jouissent  pas  les  Françaises  de  leur 
âge.  J'eus  la  bonne  fortune  à  Québec  de  les 
voir  réunies  en  grand  nombre  pour  une  fête 
qui,  plus  qu'aucune  autre,  était  de  nature  à 
les  faire  valoir  :  un  imprésario  yankee  avait 
monté  avec  leur  concours  ce  qu'il  appelait  la 
parada.  Ce  joli  spectacle  fut  donné  au  profit 
d'une  milice  canadienne  nouvellement  orga- 
nisée. Il  ne  fallut  que  huit  ou  dix  répétitions 
pour  mettre  ces  demoiselles  en  état  de  figurer 
dans  des  tableaux  et  des  danses  de  caractère 
qui  m'ont  laissé  un  souvenir  très  particulier  de 
beauté,  d'aisance,  d'aplomb  et  de  talent.  Je 
me  rappelle  entre  autres  un  menuet  dansé  avec 
les  atours  et  toute  la  majesté  du  grand  siècle, 
des  figures  de  ballet  militaire  où  la  précision 
ne  faisait  aucun  tort  à  la  grâce.  Qu'aurait  dit 
de  voir  figurer  les  brebis  de  son  troupeau  sur 
les  planches  d'un  vrai  théâtre,  ouvert  au  public. 


162  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERR E. 

le  terrible  évêque  monseigneur  de  Saint- Vallier, 
si  rigoureux  contre  les  bals,  les  comédies,  les 
toilettes?  Il  imposait  au  gouverneur  Denonvi lie 
et  à  sa  femme  une  règle  de  conduite  quasi 
monastique,  proscrivant  toutes  les  fêtes,  défen- 
dant aux  jeunes  fdles  les  robes  décolletées,  les 
fontanges  et  la  danse,  sauf  en  présence  de  leur 
mère  et  avec  des  personnes  de  leur  sexe.  Le 
premier  bal  donné  au  Canada  le  3  février  1667, 
fut  un  sujet  de  scandale,  au  dire  des  jésuites 
dont  la  querelle  avec  Frontenac  vint  en  partie 
de  ce  que  le  gouverneur  avait  fait  jouer  la  co- 
médie, notamment  Tartufe.  Sans  doute  cette 
tyrannie  s'est  relâchée  ;  cependant  plusieurs 
des  demoiselles  mêmes  qui  avaient  figuré  dans 
la  parada  m'ont  assuré  qu'aucun  confesseur  ne 
tolérait  encore  les  danses  tournantes.  Cette 
'parada  fut  une  escapade  accomplie  en  masse, 
excusée  en  faveur  de  son  but,  et  pour  laquelle 
apparemment  on  n'avait  pas  demandé  de  per- 
mission. 

Si  le  clergé  s'oppose  aux  danses  tournantes 
dans  les  salons,  il  admet  parfaitement  dans  les 
campagnes  les  danses  rondes  qu'accompagnent 
les  vieux  airs  de  France  ;  c'est  qu'elles  sont 
dansées  avec  une  grande  retenue  :  au  lieu  de 
la  vieille  formule  «  embrassez  celle  que  vous 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     163 

voudrez  » ,  on  dit  «  saluez  »  ;  et  le  baiser  tourne 
en  révérence.  Les  couplets  ont  été,  à  l'époque 
où  ils  franchirent  l'Océan,  expurgés  de  toutes 
les  gaillardises  qu'ils  renfermaient  sur  l'autre 
rive;  mais  la  chanson,  d'ailleurs,  reste  intacte, 
telle  que  les  ancêtres  l'ont  apportée  de  Poitou, 
de  Bretagne  ou  de  Normandie,  avec  quelques 
modifications  parfois  dans  le  rythme  qui  semble 
s'être  comme  élargi  devant  de  plus  vastes  ho- 
rizons ou  pénétré  de  la  mélancolie  des  impo- 
santes solitudes.  L'une  de  mes  meilleures  soi- 
rées fut  passée  chez  un  excellent  musicien,  qui 
est  aussi  archéologue  de  mérite  et  causeur  plein 
d'esprit,  à  entendre  de  charmantes  voix  dire 
des  chansons  du  pays  où  je  retrouvais  les  re- 
frains villageois  de  mon  enfance.  La  Claire 
Fontaine  d'abord,  qui  est  l'air  national  du 
Canada  tout  autant  que  : 

Vive  la  Canadienne  ! 
Et  ses  jolis  yeux  doux  ! 

Puis  les  chansons  favorites  de  la  veillée,  celle 
dont  le  bûcheron  remplit  les  échos  de  la  forêt, 
celle  que  le  voyageur  solitaire  se  chante  en  canot 
sur  la  cage,  sur  le  radeau  de  bois  flotté  :  A  Saini- 
Malo,  beau  fort  de  mer,  Dans  les  prisons  de 
Naiites,  En  revenant  de  la  jolie  Rochelle,  et  ceci 


164     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE- ANGLETERRE, 

qui  vous  fait  sentir  pour  ainsi  dire  la  fraîcheur 
des  brises  du  grand  fleuve  : 

V'ià  l'bon  vent  !  v'ià  le  joli  vent! 
Y  là  l'bon  vent,  ma  mie  m'appelle. 

Elles  seraient  innombrables,  ces  chansons 
rustiques.  M.  Ernest  Gagnon  a  choisi  les  plus 
originales,  les  a  écrites  telles  qu'il  les  enten- 
dait de  la  bouche  des  habitants,  puis  publiées 
avec  annotations,  en  indiquant  leurs  sources, 
les  formes  de  langage,  les  tours  particu- 
liers, la  révélation  des  traits  de  mœurs  et  de 
caractères  qu'elles  contiennent.  C'est  un  ou- 
vrage de  réelle  valeur,  où  l'on  a  déjà  beau- 
coup puisé. 

—  Presque  tous  nos  chants  populaires,  fait 
observer  M.  Gagnon,  se  rapprochent  de  la  tona- 
lité grégorienne. 

Il  ne  veut  pas  voir  dans  cette  tonalité  un 
reste  de  barbarie  et  d'ignorance,  mais  une  des 
formes  infinies  de  l'art,  forme  parfaitement 
rationnelle  et  propre  à  l'expression  des  senti- 
ments religieux. 

«  —  Remarquez  que  le  violon  est  le  seul 
instrument  connu  dans  les  campagnes  ;  point 
d'instruments  à  sons  fixes,  de  musette,  de 
vielle,    de  biniou,  auxquels  on  pourrait  faire 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     165 

remonter  une  certaine  éducation  de  l'oreille. 
Lorsque  le  peuple  chante,  il  obéit  sans  le  savoir 
à  un  ordre  créé  par  le  rapport  existant  entre 
les  choses  visibles  et  les  choses  invisibles,  son 
chant  subit  l'action  de  tout  ce  qui  l'entoure, 
climat,  habitudes,  circonstances.  En  écoutant 
le  peuple  canadien  on  devine  sa  piété,  sa  sim- 
plicité, sa  foi  profonde  ^  » 

Tandis  que  j'évoque  avec  un  souvenir  recon- 
naissant et  doux  cette  c<  soirée  de  Québec  »,  il 
me  semble  entendre  encore  le  chœur  à  trois 
voix  qui  fut  chanté  par  l'auteur  et  par  ses 
filles,  très  bonnes  musiciennes,  mais  sans  plus 
de  prétentions  d'ailleurs  que  n'en  doivent  avoir 
les  rossignols  : 

Courez,  joyeux  cortège,  raquette  agile,  traîneau  léger, 
Sur  l'éclatante  neige,  laissez-vous  emporter,  gai  ! 
Ah  !  qu'avez-vous,  la  belle,  Ion  gai  ! 

Et  je  suis  prête  à  dire  dans  notre  Paris 
devenu  si  cosmopolite  :  —  J'étais  alors  en 
France. 

La  société  de  Québec  garde  toujours  le  même 
agrément  dont  parlent  Kalm  et  le  Père  de 
Gharlevoix   :    parties   de   promenade,   l'été  en 

1.  Chansons  populaires  du  Canada,  recueillies  par  Ernest 
Gagnon  ;  Darveau,  éditeur,  Québec,  1894. 


166  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

calèche  ou  en  canot,  l'hiver  en  traîneau  ou  en 
patins,  palais  de  glace  bâtis  à  l'occasion  du 
carnaval.  Dans  ce  temps -là  les  femmes  de 
gouverneurs,  d'intendants,  de  personnages 
officiels  avaient  des  salons  où  l'on  se  rappelait 
l'étiquette  de  Versailles;  mais,  grandes  récep- 
tions à  part,  l'hospitalité  était  comme  aujour- 
d'hui générale.  La  pauvreté  même,  à  en  croire 
le  Père  jésuite,  se  cachait  sous  un  air  d'aisance 
parfaitement  naturel,  chacun  jouissant  du  peu 
qu'il  possédait  et  souvent  se  vantant  de  ce  qu'il 
n'avait  pas,  au  lieu  que  dans  les  colonies  an- 
glaises existait  une  réelle  opulence  dont  per- 
sonne ne  semblait  savoir  profiter.  Ceci  se  rap- 
porte bien  à  ce  que  nous  dit  une  personnalité 
brillante  de  la  société  québecquoise,  M.  le  juge 
Routhier  ^  :  «  Québec  est  encore  la  ville  où 
l'on  prend  la  vie  par  le  meilleur  côté.  On  n'y 
fait  guère  fortune,  on  n'y  déploie  ni  faste,  ni 
luxe,  mais  on  y  vit  bien,  tranquillement,  gaie- 
ment, sagement.  Le  talent  y  est  plus  considéré 
que  l'argent,  la  position  sociale  y  domine  la 
richesse.  »  L'amour  exagéré  de  la  politique, 
ajoute-t-il  cependant,  est  un  défaut  québec- 
quois.  —  Cela  ne  pouvait  manquer  dans  un 

1.  De  Québec  à  Victoriaj  par  A. >B.  Routhier;  Québec,  1893* 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    167 

pays  où  il  est  sans  cesse  question  de  suffrage, 
dont  les  citoyens  sont  appelés  à  voter  quatre 
ou  cinq  fois  l'an.  Et  tous  les  jeunes  gens  qui 
ont  fait  c(  leurs  classes  »  au  séminaire,  s'ils  ne 
deviennent  pas  prêtres,  sont  avocats  ou  notaires, 
graine  de  députés.  Sur  la  plupart  des  maisons 
de  Québec  et  bien  souvent  aussi  à  Montréal, 
s'accroche  un  écriteau  où  vous  lisez  en  lettres 
peintes  :  «  Un  tel,  avocat.  »  Ce  qui  vous  donne 
une  idée  formidable  des  procès  dont  tant  de 
monde  peut  vivre,  procès  hérités  sans  doute 
d'un  vieux  fonds  de  chicane  normande. 

Parlons  sérieusement,  ce  fut  à  de  grands 
avocats  qui  étaient  en  même  temps  de  grands 
patriotes,  les  Papineau,  les  LafontaSne,  les  Pa- 
rent, les  Morin  et  d'autres  encoroç  que  le  Ca- 
nada dut  les  concessions  arrachées  une  à  une 
au  gouvernement  anglais,  après  la  terrible 
période  de  conquête  et  de  répression,  pendant 
la  grande  lutte  parlementaire  qui  dura  qua- 
rante-cinq ans.  En  1840,  l'héritage  des  ancêtres 
semblait  condamné  à  périr;  ces  hommes,  par 
la  seule  force  de  la  parole,  obtinrent  le  réta- 
blissement du  français  comme  langue  officielle, 
la  responsabilité  du  ministère  devant  les 
Chambres,  l'abolition  de  la  tenure  seigneuriale, 
le  gouvernement  autonome  pour  ce  qui  con- 


168  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

cerne  les  intérêts  particuliers  de  la  province  de 
Québec,  les  prérogatives  enfin  qui  ont  rendu 
aux  Canadiens  leur  part  d'influence  dans  les 
affaires  du  pays,  influence  dont  l'élévation  de 
Wilfrid  Laurier  au  rang  de  premier  ministre 
est  l'important  et  significatif  résultat.  Dans  ce 
temps-là,  il  n'y  avait  qu'un  parti  étroitement 
uni,  celui  des  patriotes;  malheureusement  la 
division  s'y  est  glissée,  c'est  un  péril  pour 
l'avenir.  La  tendance  funeste  des  politiciens 
d'aujourd'hui  est  de  ramener  sur  le  tapis  une 
de  ces  questions  qui  semblent  définitivement 
réglées,  celle  des  écoles,  écoles  confessionnelles 
et  séparées.  Ils  sont  là-dessus  ombrageux  à 
l'excès.  J'en  ai  eu  la  preuve  chaque  fois  que  le 
hasard  m'a  mise  en  rapport  avec  ceux  qu'on 
nomme  bleus  ou  castors.  Tout  prétexte  leur  est 
bon  pour  lancer  cette  pomme  de  discorde  :  les 
fameuses  écoles  du  Manitoba  !  Être  libéral  ou 
conservateur  cela  signifie  au  Canada  avoir  pris 
parti  pour  ou  contre  le  compromis  Laurier. 
Laurier  s'était  engagé  à  défendre  les  écoles 
catholiques  et,  voilà  le  grief,  il  a  consenti  à 
une  transaction  I 

—  Vous  n'allez  pas  accuser  celui-là  pourtant, 
leur  disais-je,  lui,  votre  grand  homme  qui  a 
procuré  aux  Canadiens  français  l'avantage  ines- 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    169 

péré  de  voir  un  des  leurs  monter  au  premier 
rang  et  qui  jette  de  si  haut  le  poids  de  sa  pa- 
role dans  les  conseils  de  la  puissance?  Songez 
à  ce  qu'il  a  déjà  fait  pour  votre  commerce,  à 
l'éclat  dont  il  vous  revêt  devant  l'Europe 
entière. 

—  Sans  doute,  mais  il  avait  promis  de 
défendre  notre  droit,  qui  est  d'avoir  des  insti- 
tuteurs à  nous.  C'est  le  seul  moyen  d'échapper 
à  l'anglification.  Le  nombre  des  protestants 
augmente  toujours  dans  le  Manitoba;  Ottawa 
est  anglais,  Montréal  le  devient  à  moitié. 
Notre  conscience  ne  nous  permet  pas  d'en- 
voyer nos  enfants  à  des  maîtres  qui...  Tenez, 
pour  vous  donner  une  idée  du  mauvais  ensei- 
gnement des  écoles  dites  nationales,  pendant 
des  siècles,  n'est-ce  pas  ?  il  a  été  admis  sans 
conteste  que  le  Canada  avait  été  découvert  par 
Cartier  ?  Eh  bien  !  on  veut  maintenant  que  ce 
soit  Sébastien  Cabot  ;  et  on  fait  de  Cabot  un 
Anglais,  sous  prétexte  qu'il  est  né  à  Bristol..., 
ce  qui'  n'est  pas  exact  ! 

—  Au  fond,  vous  êtes  donc  hostiles  à  la 
domination  anglaise  ? 

—  Nous  n'avons  garde  I  Le  Canada  est  rede- 
vable à  l'Angleterre  de  progrès  qui  eussent  été 
impossibles  sous  le   régime  français   avec  ses 

10 


ITO  NOUVELLE-fRANCE  ET  N 0 U VELLE- ANGLETERR E. 

gouverneurs,  ses  intendants,  tout  cet  excès 
d'administration  qui  arrêtait  l'élan  person- 
nel. Mais  cela  n'empêche  pas  que  les  écoles... 

Si  un  libéral  se  mêle  à  la  conversation,  il 
prouve  qu'on  ne  peut  pourtant  pas,  dans  les 
villages  lointains  de  l'Ouest,  fonder  une  école 
catholique  spéciale  pour  un  groupe  infime 
d'enfants  ;  leur  curé  est  autorisé  d'ailleurs  à 
les  instruire  dans  l'école  même  *.  —  Et  la  dis- 
cussion éclate,  s'envenime  jusqu'au  moment  où 
les  deux  adversaires  tombent  d'accord  sur  ce 
point  que  le  Canada  arrivera  tôt  ou  tard  à 
posséder  sa  complète  autonomie,  en  vertu  des 
facilités  que  l'Angleterre  accorde  avec  une 
admirable  sagesse  à  ses  colonies  pour  marcher 
sans  lisières  en  se  passant  d'elle. 

1 .  Le  premier  ministre  du  Dominion  et  le  clergé  catholique 
paraissent  être  arrivés  depuis  peu  à  une  entente  sur  cette 
question  épineuse  et  tant  débattue.  Il  faut  espérer  que  l'inter- 
vention du  Souverain  Pontife,  le  grand  pacificateur  de  notre 
siècle,  aura  été  une  fois  de  plus  efïicace. 


Il 


J'ai  dit  que  l'instruction  de  toutes  les  classes; 
de  la  société  en  Canada  français  avait  été 
depuis  l'origine  et  qu'elle  est  encore  exclusive- 
ment entre  les  mains  du  clergé.  Les  premiers 
éducateurs  furent  les  jésuites,  dont  le  collège 
fondé  en  1633,  avant  môme  l'université  de 
Harvard,  ce  berceau  de  la  science  aux  États- 
Unis,  eût  mérité  de  rester  debout,  ne  fût-ce 
qu'à  titre  de  monument  historique.  Il  a  été 
démoli  cependant,  après  sa  transformation  en 
caserne  par  les  Anglais,  et  on  ne  peut  plus 
que  deviner  la  place  qu'il  occupait  en  face  de 
la  basilique.  Les  deux  séminaires  de  Québec 
et  de  Montréal  héritent  de  son  importance 
passée.   L'un  et  l'autre  ont  pour  annexe  une 


172     NOUVELLE-FRANCK   ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

Université  coniprcnanl,  outre  la  faculté  de 
théologie,  la  faculté  de  droit,  celle  de  méde- 
cine et  celle  des  arts  (sciences  et  lettres  réunies). 
Dans  les  deux  villes  cette  université  porte  le 
môme  nom,  Université  Laval,  comme  s'il  n'y 
avait  jamais  eu  de  guerre  entre  le  premier 
évoque,  ami  des  jésuites,  et  les  sulpiciens  re- 
présentés par  l'abbé  de  Quélus.  Un  instant, 
selon  l'expression  de  monseigneur  de  Laval,  on 
faillit  voir  se  dresser  autel  contre  autel,  mais 
plus  de  deux  siècles  ont  passé  sur  la  querelle, 
la  réconciliation  s'est  faite  du  vivant  même 
des  adversaires  ;  il  ne  reste  des  deux  côtés  que 
de  fervents  catholiques,  des  conservateurs 
résolus  de  la  langue  française,  dont  les  efforts 
réunis  tendent  à  ne  pas  se  laisser  distancer 
par  la  redoutable  rivale  anglaise,  cette  Univer- 
sité Mac  Gill  de  Montréal,  si  florissante,  si 
richement  dotée,  si  magnifiquement  pourvue 
d'engins  scientifiques  et  de  laboratoires,  si  fer- 
mement appuyée  sur  des  professeurs  de  [pre- 
mier ordre.  Son  voisinage  ne  peut  être  qu'un 
stimulant  précieux  comme  l'est  celui  de  toutes 
les  institutions  britanniques,  armées  du  puis- 
sant levier  qui  manque  aux  œuvres  françaises  : 
l'argent.  Mais  les  sulpiciens  sont  toujours 
seigneurs  de  Montréal  derrière  les  tours  et  les 


i 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    173 

murailles  de  leur  vénérable  séminaire.  On  sait 
que  la  ville  naissante,  l'île  entière  *  leur  fut 
donnée  en  toute  propriété  lorsque  se  retira  la 
compagnie  dont  Maisonneuve  avait  été  le  chef. 
Ils  régnent  donc,  de  par  la  mémoire  des  ser- 
vices rendus  pendant  plus  de  deux  cents  ans 
dans  la  Nouvelle-France  et  du  dévouement 
qu'ils  montrèrent  en  particulier  aux  malheu- 
reux Acadiens  dont  la  dispersion  forcée  reste 
l'un  des  événements  les  plus  pathétiques  de 
notre  histoire  coloniale.  Mais  je  ne  puis  guère 
parler  de  l'Université  Laval  de  Montréal,  que 
j'ai  entrevue  un  soir  seulement,  alors  que  cer- 
taine conférence  sur  Bossuet  réunissait  une 
nombreuse  et  enthousiaste  assemblée,  si  pure- 
ment, si  merveilleusement  française,  dans  la 
salle  la  plus  belle,  la  mieux  décorée,  la  plus 
sonore,  la  plus  vibrante  de  sympathie  où  ait 
jamais  triomphé  un  orateur. 

Je  connais  mieux  le  séminaire  de  Québec.  Il 
y  a  là,  au  nord  de  la  basilique,  dans  le  majes- 
tueux isolement  créé  par  de  vastes  cours,  un 
groupe  considérable  de  bâtiments  précédés  de 
porches  et  de  grilles  dont  la  physionomie  est 

1.  Montréal  est  situé  dans  une  île  triangulaire  formée  par 
l'Ottawa,  qui  se  divise  en  deux  branches  avant  de  se  jeter  dans 
le  Saint-Laurent. 

10 


174  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

du  XYii*"  siècle,  encore  qu'ils  aient  été  recons- 
truits au  xviii%  après  les  inévitables  incendies. 
C'est  là  que  monseigneur  de  Laval  forma  les 
prêtres  nombreux  qu'il  répandait  ensuite  dans 
les  paroisses  de  son  diocèse,  prêtres  amovibles 
à  son  gré  et  soumis  en  outre  à  la  conduite  du 
supérieur  de  ce  séminaire  qui  était  affdié  aux 
Missions  étrangères.  La  loi  des  jésuites,  dont  le 
but  est  de  réduire  l'homme  à  l'état  d'instru- 
ment entre  les  mains  d'un  directeur  suprême, 
était  pratiquée  par  le  premier  évêque  du  Canada 
envers  son  clergé.  Dans  la  très  curieuse  biblio- 
thèque de  ce  qui  est  aujourd'hui  le  palais 
archiépiscopal,  on  voit  le  résultat,  heureux  en 
somme,  de  ses  exigences.  Chaque  curé  devait 
lui  envoyer  régulièrement  tous  les  mois  les 
registres  de  sa  paroisse  avec  renseignements  et 
détails  à  l'appui.  Cette  obligation,  maintenue 
jusqu'à  nos  jours,  a  produit  de  précieuses 
archives  historiques.  Les  registres,  titres  et 
documents  que  recèle  cette  bibliothèque  de 
cent  vingt  mille  volumes  relatifs  en  grande 
partie  au  Canada,  la  copieuse  correspondance 
de  Rome,  des  communautés  religieuses,  des 
séminaires,  des  paroisses,  celle  des  mission- 
naires dispersés  sur  le  vaste  territoire  français 
qui  s'étendait  autrefois  du  golfe  Saint-Laurent 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     175 

à  la  Louisiane,  tout  cela  remplit  une  salle  que 
fera  bien  d'explorer  avec  soin  quiconque  se 
proposera  enfin  d'écrire  sar  notre  grande  colo- 
nie de  la   Nouvelle-France. 

Les  explications  d'un  jeune  prêtre  de  l'es- 
prit le  plus  distingué,  M.  C.-O.  Gagnon, 
m'ont  permis  de  garder  de  ces  trésors  autre 
chose  qu'un  souvenir  confus;  mais  j'avoue  que 
ce  qui  m'intéressa  surtout  fut  l'œuvre  de  pa- 
tience et  d'amour  accomplie  au  profit  des  sau- 
vages par  ceux  qui  s'efforçaient,  qui  s'etTorcent 
encore  de  les  évangéliser  dans  leur  langue.  Il 
y  a  là  une  longue  suite  de  traductions  des 
livres  saints,  de  prières,  de  cantiques  auxquels 
sont  attachés  des  noms  bien  souvent  répétés 
à  Tadoussac,  sur  le  Saguenay  et  sur  la  rive 
Nord  du  Saint-Laurent  :  le  Père  Faber,  le 
Père  de  Grépieul,  le  Père  Maurice,  le  Père 
Goquart,  etc.  Sur  ces  manuscrits  jaunis,  aux 
couvertures  grossières  de  toile  ou  d'écorce, 
souvent  grignotées  par  les  rats,  sur  ces  pages 
qu'ont  battues  des  intempéries  de  toute  sorte, 
et  d'où  s'exhale  la  parole  de  Dieu,  mise  à  la 
portée  des  différentes  nations  indiennes,courent, 
alternativement  avec  des  dessins  et  des  signes 
hiéroglyphiques,  ces  écritures  d'autrefois,  ser- 
rées, fermes,  très  personnelles.  Un  catéchisme 


176  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

du  Père  Laurc  me  fait  sourire.  Je  me  demande 
s'il  pouvait  écrire  en  montagnais  plus  naïve- 
ment encore  qu'en  français,  cette  phrase  étant 
de  lui,  à  propos  de  la  première  messe  qu'il  cé- 
lébra dans  la  chapelle  neuve  de  Ghicoutimi  : 
«  La  croix  du  clocher  nouveau  a  été  saluée  de 
trente  trois  martres,  par  tous  les  sauvages 
charmés  du  coq.  » 

Une  physionomie  bien  expressive  est  celle  de 
monseigneur  de  Laval,  dans  la  galerie  où  se 
trouvent  réunis  les  portraits  des  évoques  de 
Québec,  mal  peints  pour  la  plupart,  mais 
possédant  du  moins  cette  qualité  que  ne  peu- 
vent pas  toujours  revendiquer  les  véritables 
œuvres  d'art,  la  plus  impitoyable  ressemblance. 
L'esprit  de  domination  qui  s'alliait  chez  lui  à 
d'ascétiques  vertus  éclate  dans  cet  œil  saillant, 
sur  ce  vaste  front  où  sont  marquées  une  vigou- 
reuse intelligence  et  une  énergie  invincible.  Il 
appartient  à  la  maison  de  Montmorency  et  a 
toute  la  mine  d'un  grand  seigneur.  Le  nez 
énorme  se  recourbe  sur  une  bouche  qui  veut 
et  qui  ordonne.  Type  d'homme  d'État  autant 
que  de  prêtre.  Sa  charité,  les  macérations  qu'il 
s'imposait,  tous  les  détails  de  sa  conduite  pri- 
vée sont  d'un  saint;  les  pièces  relatives  à  sa 
canonisation  ont  même  été  présentées  à  Rome  ; 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    177 

mais,  avant  que  soit  instruit  le  procès,  on  peut 
dire  que,  lorsqu'il  s'agissait  d'affirmer  son  au- 
torité, de  tenir  tête  au  gouverneur,  de  faire 
prévaloir  les  jésuites,  d'abaisser  les  récollets  ou 
de  défendre  les  droits  de  son  séminaire,  mon- 
seigneur de  Laval  ne  péchait  pas  par  excès  de 
douceur.  Il  poursuivait  sans  relâche  un  but  de 
centralisation  qui  se  trouvait  d'accord  avec  les 
désirs  du  roi.  L'instruction  publique  fut  aussi 
l'un  des  grands  intérêts  de  sa  vie.  Non  content 
de  former  des  prêtres,  il  fonda  sur  ses  terres 
pour  les  colons  de  condition  modeste  une  sorte 
de  ferme-école  où  les  éléments  de  l'instruction 
primaire  étaient  donnés  à  chaque  élève  avec 
des  connaissances  agricoles  et  l'initiation  à  di- 
vers métiers.  C'était  là  en  effet  l'essentiel  pour 
la  majorité  des  Canadiens,  et  on  peut  regretter 
que  cette  première  école  industrielle  de  Saint- 
Joachim  n'ait  pas  jeté  de  profondes  racines.  Elle 
était  d'autant  plus  indispensable,  au  moment  de 
sa  création,  que  les  garçons  du  peuple  n'avaient 
aucun  moyen  de  s'instruire  hors  des  villes. 

Les  jeunes  filles  de  la  même  classe  furent 
beaucoup  mieux  partagées,  grâce  à  l'admirable 
congrégation  de  Notre-Dame,  fondée  par  Mar- 
guerite Bourgeoys.  On  assure  qu'en  arrivant  à 
Montréal  avec  mademoiselle  Mance,  elle  ne  possé- 


178  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

dait  que  dix  francs,  mais  de  nombreuses  protec- 
tions s'étendirent  sur  son  œuvre  humblement 
commencée  dans  une  étable.  Aujourd'hui  et 
depuis  longtemps,  le  grain  de  sénevé  est  devenu 
arbre;  les  sœurs  de  la  Congrégation  n'ont  pas 
moins  de  vingt-cinq  mille  élèves  dans  leurs  écoles 
de  divers  degrés  qui  couvrent  littéralement  le 
Canada. 

N'y  a-t-il  pas  lieu  de  répéter  que  les  femmes 
contribuèrent  pour  une  part  presque  incalcu- 
lable à  la  formation  de  la  Nouvelle-  France?  C'est 
la  marquise  de  Guercheville,  la  même  Antoi- 
nette de  Pons  dont  la  vertu  avait  eu  raison  des 
galantes  entreprises  de  Henri  IV,  qui  envoie  les 
premiers  jésuites  en  Acadie  (1611);  c'est  la 
duchesse  d'Aiguillon  que  nous  avons  vue  fonder 
l'Hôtel-Dieu  de  Québec,  enrichi  ensuite  par  ma- 
dame d'Ailleboust;  c'est  madame  de  la  Peltrie 
qui  crée  le  premier  couvent  de  filles;  c'est 
madame  de  Bullion,  la  bienfaitrice  inconnue, 
comme  on  l'appelait,  qui  aide  à  l'établissement 
de  cette  colonie  de  Montréal  dont  on  peut  bien 
appeler  mademoiselle  Mance  et  la  bonne  Margue- 
rite Bourgeoys  les  mères,  sans  parler  de  madame 
d'Youville,  de  madame  Roy  et  de  tant  d'autres 
qui  apportèrent  leur  pierre  à  l'édifice,  se  char- 
geant, celles-ci  des  fdles  perdues,  celles-là  des 


l'éducation  et  la  société  au  canada,    ild 

vieillards  et  des  enfants  trouvés.  Cette  œuvre  de 
patriotisme,  d'éducation  et  de  charité  accom- 
plie sous  des  influences  religieuses,  dans  un 
temps  qui  n'était  pas  celui  des  revendications 
féministes,  sera  difficilement  surpassée,  en 
quelque  lieu  que  ce  soit,  par  la  femme-homme 
dont  nous  menace  l'avenir  et,  si  l'on  tient  à  ce 
type-là,  il  y  eut  en  outre  au  Canada  des  guer- 
rières qui  ne  le  cèdent  à  aucune.  Mademoiselle 
Magdeleine  de  Verchères,  à  l'âge  de  quatorze 
ans,  défendit  un  fort  contre  les  Iroquois. 

Verchères  est  situé  sur  le  Saint-Laurent,  entre 
Montréal  et  Québec.  Le  22  octobre  1690,  le 
seigneur  étant  de  service  en  ville,  sa  femme 
absente  aussi  et  presque  tous  les  autres  habi- 
tants en  train  de  travailler  aux  champs,  il  ne 
restait  dans  la  place  que  deux  soldats,  deux 
jeunes  garçons,  un  vieillard,  des  femmes  et  des 
enfants.  Magdeleine,  sortie  avec  un  serviteur, 
se  vit  poursuivie  par  une  cinquantaine  de  sau- 
vages; elle  courut  vers  le  fort  sous  la  grêle  de 
balles  qui,  raconte-t-elle  naïvement  dans  son 
rapport,  écrit  plus  tard  à  la  demande  du  gou- 
verneur, M.  de  Beauharnais,  «  me  sifflaient  aux 
oreilles  et  me  faisaient  trouver  le  temps  long  » . 
Elle  réussit  à  atteindre  le  fort,  y  entre,  fait 
fermer  toutes  les  portes  et  rétablir  les  palis^ 


1^0  NOUVELLE-FRANCE  ET  NO U VËLLË- ANGLETERRE. 

sades  délabrées,  puis  elle  reproche  énergique - 
ment  leur  lâcheté  aux  deux  soldats  qui  se 
cachaient  et  dit  à  ses  deux  frères  :  «  Défendons- 
nous  jusqu'à  la  mort.  » 

Ces  enfants,  de  dix  à  douze  ans,  et  les  deux 
mauvais  soldats  à  qui  la  jeune  fdle  avait  com- 
muniqué son  courage,  se  mirent  à  tirer  par  les 
meurtrières,  se  multipliant  sur  différents  points, 
tant  et  si  bien  que  les  Iroquois  ne  soupçon- 
nèrent pas  la  faiblesse  de  la  garnison.  Ils  s'en 
tinrent  à  massacrer  les  malheureux  qui  travail- 
laient dehors.  Sur  ces  entrefaites  une  barque 
toucha  au  rivage;  c'était  un  colon  et  sa  famille 
qui  venaient  se  mettre  à  l'abri  des  remparts; 
nul  n'osait  aller  à  leur  rencontre  :  —  «  J'irai 
donc  seule  »,  déclara  Magdeleine.  —  Les  Iro- 


quois, qui  n'étaient  pas  loin,  la  virent  franchir 
le  porche;  ils  crurent  que  c'était  une  ruse  pour 
les  attirer  et  tenter  contre  eux  une  sortie.  Sa 
hardiesse  sauva  tout.  Le  hasard  lui  ayant  ainsi 
envoyé  quelques  bras  de  plus,  elle  fit  passer 
dans  le  blockhaus,  qui  se  rattachait  au  fort  par 
un  chemin  couvert,  la  partie  inutile  de  la  gar- 
nison. La  nuit,  en  dépit  du  vent  et  de  la  neige, 
les  cris  de  :  «  Tout  va  bien  I  »  furent  échangés 
sans  relâche  entre  le  fort  et  le  blockhaus,  indi- 
quant que  l'on  faisait  bonne  garde* 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    181 

Une  semaine  se  passa  sur  le  qui- vive,  l'en- 
nemi rôdant  sans  se  décider  à  l'attaque.  A  la 
fin  arriva  un  lieutenant  de  M.  de  Callières, 
le  gouverneur,  avec  quarante  hommes.  Lors- 
qu'ils furent  signalés,  Magdeleine,  épuisée  par 
les  veilles,  se  reposait,  le  front  sur  une  table, 
son  fusil  dans  les  bras.  Elle  dit  au  lieutenant: 

—  Monsieur,  je  vous  rends  les  armes. 
Il    répondit    galamment  : 

—  Elles  sont  en  bonnes  mains,  mademoiselle. 
Et,  de  fait,  quand  il  eut  inspecté  le  fort,  il 

trouva  tout  en  ordre,  une  sentinelle  sur  chaque 
bastion. 

Mademoiselle  de  Verchères,  qui  devint  depuis 
madame  de  la  Naudière,  puis  madame  de  la 
Perrade,  n'était  pas  la  première  de  sa  famille 
qui  se  fût  signalée  ainsi,  sa  mère  ayant  aupa- 
ravant tenu  tête  aux  sauvages  quarante- huit 
heures  de  suite.  Et,  au  siège  de  Louisbourg 
(1758),  ne  vit-on  pas  madame  de  Drucour, 
femme  du  commandant  de  la  place,  demeurer 
sur  le  rempart  et  tirer  elle-même  le  canon,  pour 
donner  l'exemple? 

Pendant  la  période  lamentable  de  1682  à 
1689,  qui  se  termina  par  «  l'année  du  mas- 
sacre »,  l'horrible  massacre  de  Lachine,  où  les 
cruautés  diaboliques   des   Iroquois  se  déchaî- 

11 


182  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

nèrent;  où  deux  cents  personnes  périrent  brû- 
lées vives;  où,  jusqu'aux  portes  de  Montréal,  les 
paroisses  furent  ravagées,  les  enfants  mêmes 
égorgés  avec  des  raifmements  de  férocité  inouïe, 
pendant  cette  période  d'indicible  misère,  les 
filles  des  plus  nobles  familles  aidaient  leurs 
parents  ruinés  à  couper  le  blé,  à  conduire  la 
charrue.  Il  faut  remarquer  combien  les  femmes 
de  ce  temps-là  savaient  s'élever  à  la  hauteur 
des  circonstances.  Ce  n'était  pas  particulier 
d'ailleurs  au  Canada,  mais  aux  colonies  de 
l'Amérique  du  Nord  en  général. 

J'ai  parlé,  je  crois,  quelque  part,  des  fres- 
ques du  Woman's  building  à  l'Exposition  de 
Chicago,  qui  montraient  les  fdles  des  Pèlerins, 
récemment  débarquées,  aux  prises  avec  de 
rudes  et  grossières  besognes,  tout  en  chantant 
des  psaumes  et  en  faisant  lire  la  Bible  aux 
enfants.  Les  Ursulines  ont  dans  leur  cloître 
l'équivalent  de  cette  composition,  un  tableau 
ancien  qui  représente  la  forêt.  Au  milieu  de 
nombreux  personnages  secondaires,  gentils- 
hommes en  habit  à  la  française,  missionnaires, 
sauvages  et  sauvagesses,  madame  de  la  Peltrie 
est  en  conciliabule  avec  un  chef  indien,  tandis 
qu'une  femme  au  visage  énergique,  la  mère 
Marie  de  l'Incarnation,    explique  non  pas  la 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     183 

Bible,  mais  le  catéchisme  aux  petites  néo- 
phytes ,  sous  le  grand  frêne  resté  debout 
jusqu'en  1867.  Cette  foret,  à  peine  défrichée, 
n'est  autre  que  l'emplacement  actuel  du 
monastère  des  Ursulines.  Parmi  les  bâtiments 
qui  le  composent,  séparés  par  de  grandes 
cours  et  de  vastes  jardins,  figure  encore  la 
maison  de  madame  de  la   Peltrie. 

La  communauté  naissante  y  chercha  refuge 
vers  1650,  après  un  de  ces  incendies  terribles 
qui  jouent  dans  l'histoire  de  Québec  un  rôle 
si  fréquent  que  la  ville  semble  renaître  presque 
périodiquement  de  ses  cendres.  A  quoi  donc 
les  attribuer  ?  A  l'agglomération  des  maisons, 
aux  piles  énormes  de  bois  de  chauffage  dres- 
sées alentour,  aux  grands  feux  rendus  néces- 
saires par  un  climat  glacial.  Une  fois  allumés, 
ils  ne  s'éteignaient  guère  que  d'eux-mêmes, 
vu  l'absence  de  pompes,  la  colonie  n'étant  pas 
assez  riche  pour  s'en  procurer.  Les  débris  de 
la  tribu  des  Hurons,  qui  groupaient  leurs  tentes 
à  l'ombre  protectrice  des  deux  monastères 
voisins,  l'Hôtel-Dieu  et  les  Ursulines,  vinrent 
alors  trouver  ces  dernières  si  cruellement 
éprouvées,  leur  apportant  deux  colliers  de 
grains  de  porcelaine  qui  représentaient  pour 
eux  tous  les  biens  de  ce  monde  puisqu'ils  ne 


184  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

possédaient  plus  autre  chose,  leur  offrant  ces 
trésors  chimériques  afin  d'obtenir  que  les  filles 
de  la  prière  continuassent  quand  même  à 
instruire  les  petites  Huronnes.  Et  en  effet  les 
bonnes  Ursulines  se  dévouèrent,  malgré  toutes 
les  vicissitudes,  tant  aux  petites  Huronnes 
qu'aux  petites  Françaises.  Plus  tard,  quand 
les  indigènes  se  furent  éloignés  des  centres  de 
civilisation,  le  séminaire  sauvage,  comme  on 
l'appelait,  se  ferma,  mais  le  pensionnat  français 
ne  fit  que  grandir.  Les  religieuses,  au  moment 
de  la  conquête  anglaise,  crurent  à  tort  que 
leur  importance  allait  décroître.  Le  gouverne- 
ment britannique  les  combla  d'égards  et  de 
respects.  Quelques  Anglaises  entrèrent  bientôt 
dans  l'ordre  et,  pour  répondre  aux  besoins  nou- 
veaux de  la  société  canadienne,  les  Ursulines 
placèrent  sur  le  même  pied  l'enseignement  des 
deux  langues.  Depuis  lors  (1836),  on  afflue  de 
tous  côtés  dans  ce  vieux  couvent,  l'institution 
scolaire  la  plus  ancienne  du  continent  améri 
cain. 

Planté  dans  une  partie  très  élevée  de  la 
ville,  il  se  recommande  par  ses  conditions  de 
salubrité.  Douze  corps  de  logis  environnent 
l'église  conventuelle  :  les  uns  sont  attribués  à; 
la  communauté,  au  noviciat,  au  grand  et  petitj 


L   EDUCATION   ET   LA     SOCIETE    AU    CANADA       lOO 

pensionnat,  à  l'externat,  à  l'école  normale  des 
jeunes  filles  ;  les  autres  renferment  l'infirmerie, 
les  parloirs,  les  salles  de  musique.  J'ai  le  sen- 
timent   d'aborder    une    institution    puissante, 
presque    royale,    lorsque,    pénétrant    dans   le 
parloir    des    religieuses,    je    vois    derrière    la 
grille  un  groupe  officiel  composé  de  la  supé- 
rieure et  de  plusieurs  mères.  Au  milieu  de  ces 
Françaises,    je    reconnais,  à  la  différence    du 
type,   une  figure  de  Boston,  celle  de  la  Mère 
Holmes,  sœur  du  vénérable  abbé  Holmes  qui, 
par  son  savoir  et  ses  dons  généreux,    rendit 
tant  de  services  au  séminaire.   C'est  avec  elle 
qu'après  les  premiers  compliments  j'engage  la 
conversation,   lui  parlant    de    son    pays   dont 
j'arrive.  Je  lui  demande  si  elle  est  parente  du 
célèbre  écrivain,  le  docteur  Wendell  Holmes, 
récemment  décédé,  et  que  j'ai  eu  le  privilège 
de  connaître.  Elle  me  répond  finement  :    «  Pas 
assez  peut-être  pour  pouvoir  m'en    vanter  », 
puis  elle  me  parle  de  lui,  de  ses  ouvrages,  de 
sa  correspondance  publiée  depuis  peu,  le  tout 
avec  une  évidente  connaissance  du  monde. 

La  supérieure  est  plus  réservée  sur  son 
terrain.  Je  découvre  cependant  que  les  Ursu- 
lines  occupent  une  forteresse  imprenable  :  les 
diplômes  sont  décernés  par  le  couvent  même, 


18f)  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

sans  contrôle  d'aucune  sorte  ^  Elles  donnent  à 
leurs  élèves,  autant  que  je  puis  m'en  rendre 
compte,  une  instruction  qui  est  l'équivalent 
de  celle  qu'on  reçoit  à  Paris,  au  Sacré-Cœur 
ou  aux  Oiseaux.  Pour  les  fdles  qui  ont  à 
gagner  leur  vie  existe  l'enseignement  de  la 
sténographie,  de  la  clavigraphie,  du  télégraphe  ; 
mais  l'instruction  proprement  dite  est  surtout 
littéraire.  Une  société,  placée  sous  l'invocation 
de  sainte  Ursule,  compte  vingt  académiciennes  ; 
le  nombre  des  agrégées  et  aspirantes  n'est  pas 
limité,  et  à  dates  fixes  une  séance  académique 
a  lieu  dans  la  grande  salle  de  réception  ;  des 
croix  de  Malte,  des  décorations  d'honneur  sont 
conférées  aux  membres  de  cette  association, 
sans  préjudice,  bien  entendu,  de  la  distribu- 
tion des  prix  et  des  brevets  à  la  fin  de  l'année 
scolaire.  Celle-ci  commence  le  1^^  septembre  et 
se  termine  vers  la  fin  de  juin. 

Dans  tous  les  couvents  canadiens,  le  travail 
manuel  est  tenu  en  estime  ;  il  y  a  des  classes  spé- 
ciales où  les  élèves  font  non  seulement  des  bro- 
deries et  autres  ouvrages  de  luxe,  mais  du  linge 
et  des  robes  ;  elles  reçoivent  des  leçons  d'écono- 
mie pratique,  obligées  à  de  certains  nettoyages, 

1.  Il  en  est  ainsi  dans  tous  les  couvents  et  séminaires  du 
Canada. 


l'éducation  et  la  société  au   CANADA,      187 

conduites  par  groupe,  à  la  cuisine,  etc.  L'essen- 
tiel pour  les  Ursulines  est  de  former  des  chré- 
tiennes, des  femmes  d'intérieur  et  des  femmes 
du  monde  dans  la  meilleure  acception  du  mot, 
capables  de  s'acquitter  dignement,  comme  on 
disait  jadis,  des  devoirs  de  leur  état.  Elles  y 
parviennent  à  souhait  ;  j'en  ai  jugé  par  leurs 
élèves  rencontrées  de  côté  et  d'autre. 

Les  Ursulines  de  Québec  et  le  magnifique 
couvent  de  Villa-Maria,  de  la  Congrégation  de 
Notre-Dame,  qui  occupe,  près  de  Montréal, 
Monklands,  l'ancienne  résidence  du  gouverneur 
général,  sont  les  deux  pensionnats  aristocra- 
tiques du  Canada;  ils  admettent  des  élèves 
protestantes,  dont  un  bon  nombre  vient  des 
États-Unis,  pour  apprendre  la  langue  sans 
doute,  la  conversation  en  français  étant  obliga- 
toire, mais  aussi  peut-être  pour  s'y  plier  à  ces 
habitudes  de  discipline  que  certaines  familles 
préfèrent  encore  à  des  talents  virils.  Il  va  sans 
dire  que  le  niveau  des  études  est  au-dessous  de 
celui  de  la  moindre  université  américaine,  mais 
il  atteint  celui  des  meilleurs  couvents  d'Europe, 
et  l'h^^giène  y  est  peut-être  plus  qu'en  Europe 
un  sujet  de  préoccupation.  Villa-Maria,  par 
exemple,  n'a  rien  à  envier  aux  collèges  les 
mieux  situés.   Sous  les  arbres  superbes  d'un 


188  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

parc  qui  couvre  la  montagne,  les  jeunes  filles 
peuvent  faire  de  longues  promenades  ;  elles  ont 
un  petit  lac  pour  y  ramer,  et  tous  les  engins 
de  gymnastique  et  de  sport,  —  sauf,  jusqu'ici, 
la  bicyclette. 

Un  autre  couvent,  bâti  en  pleine  campagne, 
à  la  même  distance  de  Québec  que  Villa-Maria 
de  Montréal,  c'est  Sillory,  dirigé  par  les  reli- 
gieuses de  Jésus-Marie.  Leur  mode  d'enseigne- 
ment me  semble  assez  particulier.  Les  matières 
sont  divisées  par  cours,  et  tous  les  cours 
indépendants  les  uns.  des  autres,  afin  de  per- 
mettre aux  élèves  d'avancer  chacune  suivant 
ses  aptitudes  naturelles.  Ainsi  une  élève  qui  a 
des  dispositions  pour  la  littérature  n'est  pas 
empêchée  de  progresser  en  cette  branche  parce 
que  son  ignorance  la  retient  dans  un  cours 
inférieur  d'arithmétique  ;  mais  aucune  élève 
ne  passe  d'un  cours  à  un  autre  sans  y  être 
devenue  suffisamment  forte.  Une  grande  fille 
peut  demeurer  avec  les  plus  petites  sur  tel  ou 
tel  point,  tandis  que  pour  le  reste  elle  est 
presque  arrivée  à  la  fin  de  ses  huit  années 
d'études.  Cela  suppose  un  nombre  restreint 
d'élèves  et  beaucoup  de  professeurs. 

«  Notre  mode  d'enseignement,  m'expliquent 
ces  dames,  est  le  mode  concentrique.   Il  fait 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    189 

converger  vers  un  but  unique,  qui  est  la 
connaissance  de  la  langue,  toutes  les  différentes 
matières,  objets  de  cours  particuliers  ;  de  sorte 
que  chacun  de  ces  cours  devient  un  cours  de 
langue  :  explication  approfondie  de  tous  les 
mots  employés  avec  leurs  sens  différents.  Par 
ce  moyen,  le  cours  de  langue  proprement  dit 
est  à  son  tour  l'occasion  d'une  foule  de  connais- 
sances scientifiques,  sociales  et  morales.  Un 
mot,  dans  une  dictée  ou  dans  une  lecture 
raisonnée,  donnera  lieu  à  une  petite  leçon  de 
philosophie  ou  d'histoire  naturelle,  ou  d'his- 
toire politique,  à  des  notions  de  chimie,  de 
l>hysique  et  de  bienséance,  etc.,  et  souvent  à 
l'étude  de  tous  ces  points  à  la  fois  par  l'asso- 
ciation des  idées  qui  trouve  naturellement  s'a 
place  dans  ce  genre  d'enseignement  à  mesure 
que  le  vocabulaire  de  l'enfant  s'augmente  en 
produisant  l'équilibre  de  ses  facultés.  » 

Cette  préoccupation  de  l'étude  de  la  langue 
primant  toutes  les  autres  s'explique  lorsqu'on 
a  constaté  la  confusion  que  le  proche  voisinage 
de  l'anglais  et  du  français  produit  souvent. 
Combien  de  gens  du  monde  disent  par  exemple, 
même  sans  savoir  l'anglais,  se  donner  du  trouble 
pour  de  la  peine,  marier  quelqu^un  pour  épouser, 
adresser  une  assemblée,  n'être  pas  opposé^  pour 

11. 


190  NOUVELLE-FRANCE  ET  N OU VELLE- ANGLETERRE. 

s'adresser  à  une  assemblée,  ne  pas  rencontrer 
d'opposition  !  Il  est  remarquable  que  les  plus 
attentifs  évitent,  afin  de  ne  pas  tomber  dans  ce 
travers,  tous  les  anglicismes  qui  ont  cours  chez 
nous  ;  beaucoup  d'entre  eux  ne  veulent  même 
pas  de  wagon  ni  de  rail,  ils  préfèrent  char 
et  lisse.  Peut-être  y  a-t-il  là  un  autre  genre 
de  protestation.  Pour  ne  pas  accepter  d'être 
traitées  de  streets,  les  rues  de  Québec  s'an- 
noncent par  un  seul  mot  :  Palais,  Parloir, 
Sous-le-Port,  Fabrique,  etc. 

Les  religieuses  de  Sillery  sont  ardentes  entre 
toutes  à  défendre  l'intégrité  du  français.  Elles 
pensent,  en  outre,  développer  le  jugement  de 
leurs  élèves  par  la  critique  que  celles-ci  sont 
invitées  à  faire  des  compositions  les  unes  des 
autres  dans  des  réunions  spéciales. 

Il  est  impossible  d'avoir  plus  d'aisance  gra- 
cieuse et  modeste  que  n'en  montrent  les  pen- 
sionnaires qui  me  sont  présentées  en  masse 
dans  la  grande  salle  du  premier  étage,  dont 
une  estrade  occupe  le  fond.  Je  devrais  dire 
plutôt  un  théâtre,  car  cette  jeunesse  est  posée 
devant  un  décor  qui  représente  le  château  de 
Ghillon.  Je  suis  accueillie  par  des  chants,  des 
compliments,  des  révérences,  des  bouquets, 
une  gentillesse  sans  mélange  de  timidité.  Cette 


I 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    191 

grande  famille  de  jeunes  fdles,  aux  ceintures 
de  diverses  couleurs,  toutes  fraîches  et  bien 
portantes,  reçoit  assurément  l'éducation  la  plus 
saine  qui  puisse  être  donnée  à  des  mères  de 
famille  futures.  Rien  ici,  pas  plus  qu'à  Villa- 
Maria,  quoique  l'élégance  et  la  recherche  soient 
poussées  moins  loin,  ne  suggère  l'idée  d'une 
prison,  ni  même  d'un  cloître  ;  c'est  une  admi- 
rable maison  de  campagne  dont  les  fenêtres 
ouvrent  sur  de  beaux  horizons  ;  on  ne  peut 
pas,  comme  à  Villa-Maria,  décidément  améri- 
canisée, avoir  des  chambres  particulières,  mais 
les  dortoirs  si  blancs  ont  des  lits  séparés  par 
des  rideaux  qui  forment  un  cabinet  de  toilette; 
les  classes  sont  organisées  d'après  les  systèmes 
les  plus  hygiéniques,  le  réfectoire  communique 
avec  une  jolie  serre  remplie  de  fleurs,  véritable 
jardin  d'hiver.  Je  suis  conduite  à  travers  le 
parc  par  de  charmantes  personnes,  non  pas 
muettes  et  un  peu  gauches,  mais  prêtes  à 
causer,  s'intéressant  à  tout.  Je  crois  que  la 
présence  du  digne  chapelain,  qui  s'occupe 
d'elles  comme  un  vieillard  bienveillant  et 
lettré,  sait  s'occuper  des  jeunes  intelligences,  en 
les  élevant  par  de  paternelles  conversations, 
favorise  beaucoup  leurs  progrès. 
Ce  qui  m'a  extrêmement  intéressée  dans  tous 


192     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

les  couvents  que  j'ai  visités  à  Québec,  c'est  le 
contraste  des  doubles  classes  faites  en  anglais 
et  en  français  par  les  religieuses  des  deux  na- 
tions. L'enseignement  est  le  même,  mais  entre 
les  professeurs  comme  entre  les  élèves,  il  y  a 
des  différences  aussi  marquées  dans  les  qualités 
de  l'esprit  que  dans  le  type  extérieur  :  je  ne 
sais  quoi  de  plus  raide  et  de  plus  décidé  à  la 
fois  chez  les  Anglaises,  une  prédilection  pour 
les  sciences,  les  sciences  naturelles  surtout; 
qualités  de  style  plutôt  chez  les  Françaises. 

Je  me  rappelle  avoir  entendu  à  l'académie 
des  Sœurs  Grises  la  lecture  d'une  série  d'im- 
provisations dont  quelques-unes  me  frappèrent. 
Ce  ne  fut  pas  seulement,  je  dois  le  dire,  par  la 
forme,  ce  fut  d'abord  par  le  fond.  Six  fois  sur 
dix  au  moins  s'y  trahissaient  des  aspirations 
vers   la  vie  religieuse.  J'en  fis  la   réflexion  : 

—  Cela  s'évapore  souvent  en  paroles,  me 
dirent  les  Sœurs. 

Mais  elles  convinrent  que  souvent  aussi  cet 
idéal  se  réalisait.  Je  n'en  fus  pas  surprise. 
Vocation  à  part,  ces  enfants,  très  patriotes, 
sont  averties  des  besoins  de  leur  pays  ;  elles 
voient  le  bien  qui  se  fait  autour  d'elles,  la 
beauté  de  la  vie  de  leurs  maîtresses,  le  respect 
dont  elles  sont  l'objet  ;  elles  sentent,  pour  peu 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     193 

qu'elles  aient  le  goût  de  la  pédagogie,  qu'il  n'y 
a  pas  d'autre  voie  à  suivre.  La  carrière  des 
institutrices  laïques,  si  misérablement  payées, 
confondues  dans  l'opinion  publique,  eussent- 
elles  des  diplômes,  avec  les  médiocrités  non 
brevetées,  ne  peut  être  comparée  sous  aucun 
rapport  à  la  haute  mission  des  religieuses  ensei- 
gnantes. Celles-ci  sont  seules  à  jouir  d'une  li- 
berté réelle,  celle  que  vous  assure  l'absence  des 
soucis  infimes  de  chaque  jour.  Toute  jeune  fille 
possédant  un  grain  d'enthousiasme  doit  être 
tentée  par  leur  exemple  et,  comme  les  parents 
ne  font,  règle  générale,  aucune  opposition,  il  y 
a  beaucoup  de  prises  de  voile,  ce  qui  n'em- 
pêche pas  le  nombre  imposant  des  mariages  ; 
les  plantureuses  familles  canadiennes  peuvent 
suffire  à  tout. 

Mais  tant  de  paroisses  surgissent  et  se  dissé- 
minent sur  ces  immenses  territoires  à  mesure 
que  les  chemins  nouvellement  ouverts  permet- 
tent de  pousser  toujours  plus  loin,  tant  d'insti- 
tuteurs et  d'institutrices  sont  demandés,  que 
les  écoles  normales  ont  aussi  leur  utilité  très 
grande.  Il  n'y  en  a  que  deux  pour  les  filles 
dans  toute  la  province  de  Québec,  qui  comprend 
1  488  535  habitants  :  une  à  Montréal,  pour 
les  élèves  protestantes;   une  à  Québec,  pour 


194     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU VEL LE- ANGLETERRE. 

les  élèves  catholiques.  J'ai  visité  en  détail 
l'Ecole  normale  Laval,  après  m'être,  grâce  à  la 
courtoisie  du  surintendant  de  l'Instruction  pu- 
blique, M,  Boucher  de  la  Bruère,  mise  au  cou- 
rant de  la  loi  scolaire  de  la  province  et  avoir 
pris  connaissance  des  rapports  annuels.  Il  fau- 
drait, pour  traiter  ce  sujet,  une  étude  à  part, 
qui  sera  faite,  j'espère,  par  des  juges  plus 
compétents  que  moi. 

Quoi  qu'il  puisse  manquer  encore  à  l'orga- 
nisation des  écoles,  organisation  qui  ne  date 
que  de  1849  et  qui  lutte  contre  des  difficultés 
dont  l'ancien  monde  ne  peut  soupçonner  l'éten- 
due, les  statistiques  indiquent  un  progrès  con- 
stant de  l'instruction,  le  nombre  des  munici- 
palités scolaires  augmentant  graduellement  avec 
la  colonisation  des  terres.  En  moyenne,  soixante 
et  onze  enfants  sur  cent  vont  à  l'école  primaire. 
Le  nombre  des  instituteurs  et  institutrices  non 
brevetés  diminue  à  mesure.  En  1893-94  il  était 
de  mille  quatre-vingts;  en  1896,  il  est  descendu 
à  six  cent  quatre-vingt-six,  et,  dans  cette  même 
année  les  anciens  élèves  de  l'École  Laval  ont 
procuré  les  bienfaits  de  l'instruction  à  quatorze 
mille  enfants.  Ce  que  je  dirai,  pour  l'avoir  vu, 
c'est  que  rien  ne  peut  surpasser  le  zèle  intelli- 
gent de  M.  l'abbé  Rouleau,  principal  de  l'école. 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     195 

admirablement  secondé  par  des  professeurs 
excellents.  Je  ne  cite  que  le  professeur  d'écri- 
ture, M.  Ahern,  inventeur  d'une  méthode  des 
plus  ingénieuses,  et  le  professeur  de  dessin, 
M.  Lefèvre,  parce  que  leurs  travaux  sont,  plus 
que  d'autres,  abordables  dans  une  rapide 
visite.  M.  Lefèvre  est  arrivé  à  vaincre  l'indif- 
férence que  les  Canadiens  témoignaient  pour 
un  art  inutile  à  leur  gré,  en  prouvant  qu'il  est 
au  contraire  «  la  base  de  tout  travail  manuel, 
et  indispensable  à  l'agriculteur  obligé  bien 
souvent  d'être  son  propre  architecte,  son  propre 
menuisier,  son  propre  arpenteur  ».  Il  a  main- 
tenant de  très  bons  élèves,  qu'il  fait  profiter 
(le  l'expérience  acquise  dans  une  étude  compa- 
rative des  différents  systèmes  européens,  une 
mission  spéciale  l'ayant  conduit  en  Belgique, 
en  Hollande,  en  Prusse,  etc.  La  France  surtout 
lui  a  fourni  des  exemples  et  il  les  applique 
avec  un  succès  qui  a  été  reconnu  à  l'Exposition 
de  Chicago. 

J'avoue  que  quelques-uns  des  apprentis  insti- 
tuteurs m'ont  paru  un  peu  lourds  et  timides; 
les  enfants  de  l'école  annexe  auxquels  ils  fai- 
saient la  classe  semblaient  plus  éveillés  qu'eux- 
mêmes;  mais  la  conscience  et  la  bonne  volonté 
existent,  il  est  facile  de  s'en  rendre  compte. 


196     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

chez  ces  braves  jeunes  gens,  et  ce  qu'on  me  dit 
de  leur  valeur  morale  suffit  pour  inspirer  con- 
fiance. Après  tout,  ce  n'est  pas  de  l'éclat  et  du 
brio  qu'on  leur  demande,  il  s'agit  de  donner 
les  clartés  indispensables  à  une  population  très 
simple,  très  pieuse,  très  indifférente  aux  inno- 
vations de  tous  genres.  La  détourner  de  l'agri- 
culture serait  antinational;  le  comité  catho- 
lique tient  à  ce  que  des  cours  aussi  complets 
que  possible,  des  manuels  préparés  avec  soin, 
développent  de  plus  en  plus  chez  le  Canadien 
l'amour  de  la  terre. 

Soixante-quinze  diplômés,  en  moyenne,  sor- 
tent chaque  année  de  l'école.  La  préparation 
au  brevet  d'école  primaire  dure  un  an  ;  d'école 
modèle,  deux  ans;  d'école  académique,  trois 
ans.  Les  jeunes  filles  ont  les  mêmes  professeurs 
que  les  garçons;  elles  enseignent  à  une  école 
annexe  fréquentée  par  plus  de  cent  soixante  en- 
fants, sous  la  direction  du  principal  et  des  révé- 
rendes Dames  Ursulines  qui  répondent  d'elles 
moralement.  Elles  aussi  ont  pris  le  goût  d'un 
certain  genre  de  dessin  ;  le  temps  que  les  garçons 
donnent  aux  figures  géométriques,  elles  le  con- 
sacrent à  tracer  des  patrons  pour  la  coupe  des 
vêtements.  Cette  partie  de  leurs  études  est 
môme  ce  qui  a  donné  lieu,  durant  la  visite  que 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     197 

je  leur  ai  faite,  à  une  petite  scène  amusante. 
J'ai  dit  que  le  local  qu'elles  habitent  était  con- 
pris  dans  le  couvent;  les  Ursulines  ont  l'École 
normale  sous  leur  aile.  Après  s'être  distinguées 
en  arithmétique,  après  avoir  lu  presque  sans 
accent  normand  quelques  pages  de  Louis  Veuil- 
lot  et  m'avoir  prouvé  que  l'histoire  nationale 
ne  leur  était  point  étrangère,  les  futures  insti- 
tutrices passèrent  à  des  exercices  plus  prati- 
ques. Deux  d'entre  elles  montèrent  sur  l'estrade 
surmontée  d'un  tableau  noir,  l'une  prenant 
des  mesures,  marquées  sur  le  tableau,  et 
l'autre  jouant  le  rôle  passif  de  mannequin; 
les  chiffres  étaient  jetés  tout  haut  :  tour  de 
taille,  tour  de  poitrine,  largeur  d'épaules,  etc., 
comme  si  l'on  eût  été  chez  la  couturière.  De 
graves  ecclésiastiques  cependant  assistaient  à 
cette  démonstration  et,  au  fond  de  la  chambre, 
derrière  une  grille,  la  religieuse  de  garde  allait 
et  venait. 

Sur  la  liste  des  élèves  de  l'École  normale,  je 
remarquai  pour  la  première  fois  la  préciosité 
de  beaucoup  de  noms  de  baptême  canadiens  : 
Exilia,  Lélia,  Lumina,  Malvina,  Palmyre,  Atala, 
Azilda.  Les  hommes  de  la  même  classe  se 
nomment  Zozime,  Évariste,  Abdon,  Télesphore, 
Zéphyrin,  et  ceci  encore  est  français  du  vieux 


498     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

temps.  Je  songe  à  deux  de  mes  petits  cama- 
rades, au  village  de  l'Orléanais  où  je  demeurais 
enfant  :  ils  portaient  des  sabots,  lui  une  blouse 
bleue  et  elle  un  bonnet  rond,  mais  ils  s'appe- 
laient Alcidc  et  Lasthénie. 


ni 


Jamais  je  n'ai  vu  l'institulrice  laïque  exercer 
ses  fonctions  au  Canada  même,  mais  ailleurs, 
elle  m'a  très  fort  intéressée.  C'était  en  Nouvelle- 
Angleterre;  j'y  habitai  quelque  temps,  chez 
une  amie,  le  plus  exquisement  puritain  des 
villages  du  Maine.  Dans  ce  village,  où  les 
signes  d'idolâtrie  papiste  doivent  être  en  hor- 
reur, s'ouvre  cependant,  à  l'usage  de  quelques 
Irlandais,  une  pauvre  petite  église  catholique, 
régie  par  un  pasteur  irlandais  lui-même.  On 
m'avait  dit  que  cette  population  catholique 
était  fort  peu  nombreuse:  je  fus  donc  étonnée, 
le  dimanche,  de  trouver  l'église  pleine.  Ma 
surprise  fut  plus  grande  encore  quand  le  prêtre, 
après  avoir  prêché  en  anglais,  recommença  son 


200     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU V ELLE- ANGLETERRE. 

sermon  en  français.  Je  me  demandai  si  c'était 
par  courtoisie  pour  moi,  car  j'étais  bien 
sûre  d'être  la  seule  Française  du  village,  mais, 
regardant  alentour,  je  découvris  beaucoup  de 
grands  gars  aux  larges  épaules,  bien  plantés 
sur  leurs  jambes,  qui  ne  ressemblaient  ni  de 
traits,  ni  de  carnation,  aux  citoyens  de  l'endroit. 
C'étaient  des  Canadiens  revenus  en  ces  parages, 
qu'autrefois  ils  ravagèrent  si  souvent,  revenus, 
dis-je,  avec  des  intentions  pacifiques  désor- 
mais, pour  travailler  à  la  terre.  Ils  gagnent 
ainsi  de  l'argent,  qui  leur  profite  peu,  car 
ils  le  dépensent  à  mesure  ;  on  les  voit 
rentrer  au  pays  avec  de  beaux  habits,  une 
montre  dans  le  gousset;  au  fond,  ils  feraient 
mieux  de  rester  chez  eux  à  défricher  le  sol  ni> 
tal,  mais  la  passion  du  voyage,  du  déplacement, 
de  l'aventure,  et  je  ne  sais  quel  atavisme,  les 
emportent.  Le  prêtre,  toujours  missionnaire,  de 
même  qu'il  accompagnait  leurs  aïeux  au  com- 
bat, les  suit  volontiers  aujourd'hui  dans  ces 
pacifiques  expéditions,  à  moins  qu'ils  ne  soient 
sûrs,  comme  dans  le  cas  actuel,  de  trouver  un 
curé  parlant  français. 

Ils  n'avaient  emmené  à  S.-B.  que  la  maî- 
tresse d'école.  Oh!  celle-là,  je  suis  bien  sûre 
qu'elle  n'avait  pas  de  brevet!  Elle  me  fit  l'effet 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     201 

d'une  petite  paysanne  tout  inculte,  quand  elle 
me  rendit  visite,  introduite  par  la  femme  de 
chambre  irlandaise,  qui  était  son  amie.  Je  me 
rappelle  avec  quelle  attention  elle  écoutait  ce 
parler  de  Paris,  nouveau  pour  ses  oreilles  et 
qu'évidemment  elle  jugeait  incorrect;  de  son 
côté  elle  ne  devait  pas  enseigner  une  langue 
très  pure,  mais  du  matin  au  soir,  tandis  que 
les  parents  étaient  aux  champs,  elle  donnait  à 
leurs  enfants,  moyennant  cinquante  sous  par 
mois,  ses  soins,  son  temps,  sa  vie,  dans  une 
espèce  de  grange  qui  lui  servait  d'école.  Elle 
ne  se  réservait  même  pas  le  dimanche;  à  l'église 
elle  aidait  le  curé,  réunissant  les  siens  pour  le 
chapelet  qu'elle  récitait  avec  une  rapidité  pro- 
digieuse. Seul  un  moulin  à  prières  aurait  pu 
rivaliser  avec  elle.  Et  cette  pauvre  petite  figure 
noiraude,  mal  fagotée,  avait  sa  grandeur;  elle 
se  tenait  au  milieu  de  son  peuple  comme 
l'image  même  de  la  paroisse  absente. 

Ce  qui  devait  lui  être  le  plus  étranger  c'étaient 
les  livres,  mais  nombre  de  Canadiens  sont  dans 
le  môme  cas.  Sous  prétexte  qu'il  existe  de 
mauvais  livres,  ils  se  défendent  même  les  bons  : 
jamais  je  ne  m'étais  doutée,  avant  d'avoir  causé 
avec  eux,  —  je  parle  des  gens  éclairés,  — 
qu'autant  d'œuvres  littéraires  fussent  à  l'index. 


202     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

et  il  n'y  a  rien  de  plus  vide,  de  plus  désolé 
qu'une  librairie  de  Québec,  si  ce  n'est  le  même 
magasin  à  Montréal.  Mais,  à  Montréal,  une 
réaction  commence  à  se  produire,  et  elle  vient 
des  femmes.  J'en  eus  la  preuve  à  peine  débar- 
quée. On  parlait  beaucoup  de  la  conférence 
faite  par  une  jeune  madame  Dandurand,  fille 
et  femme  d'hommes  politiques  au  pouvoir. 

Elle  avait  pris  prétexte  d'une  réunion  de  cha- 
rité à  l'asile  de  la  Providence  pour  faire  un 
peu  de  féminisme,  sans  même  reculer  devant 
ce  mot  discrédité.  Le  premier  journal  que  j'ou- 
vris me  mit  au  courant  de  son  discours,  censé 
à  l'adresse  des  dames  exclusivement,  mais 
qu'entendirent  dans  l'ombre  plusieurs  hommes. 
Elle  prévint  leurs  critiques  en  déclarant  très 
vertement  qu'après  avoir  été  tous  féministes, 
au  moins  une  fois  dans  leur  vie,  ils  seraient 
forcés  de  le  redevenir  quand,  réduits  à  l'état 
des  vieillards  qu'abritait  ce  toit  hospitalier,  ils 
ressentiraient  la  vérité  de  la  parole  de  l'Esprit 
saint  :  «  Malheur  à  l'infirme  qui  n'a  que  des 
cœurs  d'hommes  et  des  mains  d'hommes  au- 
tour de  ses  douleurs  I  »  Après  leur  avoir  ainsi 
fermé  la  bouche,  elle  se  garda  prudemment  de 
faire  l'apologie  du  féminisme  de  tous  les  pays, 
ce  mot  ne  contenant  pas  un  programme  fixe  et 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    203 

ses  tendances  variant  selon  les  lieux.  Au  Ca- 
nada, l'État  qui  se  désintéresse  de  l'éducation 
supérieure  des  fdles,  de  l'assistance  publique  * 
et  des  œuvres  de  bienfaisance  en  général,  s'en 
remettant  entièrement  à  l'initiative  et  à  la  com- 
pétence féminines,  ne  peut  honnêtement  réprou- 
ver des  prétentions  qui  se  résument  en  un  mot  : 
être  utiles,  se  rendre  utiles  de  plus  en  plus. 
Pour  cela  il  faut  que  l'on  permette  aux  femmes 
l'étude.  Pourquoi  pas?  Fénelon,  monseigneur 
Dupanloup,  monseigneur  d'Hulst  la  leur  ont 
bien  conseillée!  Il  faut  qu'au  nom  même  des 
enfants  qu'elles  élèvent  on  leur  permette  de 
lire.  C'est  une  tendance  générale,  universelle, 
qui  dirige  le  siècle  vers  la  haute  culture;  or 
cette  tendance  n'est  favorisée  au  Canada  que 
par  les  adversaires  de  la  foi.  Les  catholiques 
resteront-elles  donc  dans  un  état  d'infériorité? 
Seront-elles  forcées,  pour  en  sortir,  d'aller 
chercher  dans  un  milieu  neutre  ou  hostile  ce 
qu'elles  ne  trouveraient  pas  dans  leur  propre 
entourage?  La  question  se  pose  ainsi.  Madame 
Dandurand  concluait  que  l'Université  Laval, 
créée  pour  l'instruction  supérieure  de  la  jeu- 
nesse masculine,  pouvait  et  devait  assurer  aux 

1.  La  loi  contre  la  mendicité  a  toujours  été  néanmoins  très 
rigoureusement  appliquée. 


204  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

jeunes  filles  quelques  ressources  intellectuelles, 
celles  qu'accorde  l'Université  protestante  et 
anglaise. 

En  parcourant  ces  réclamations  très  mesurées, 
très  justes  au  fond,  je  pensais  que  les  Canadiennes 
avaient  franchi  du  chemin  depuis  celles  dont  un 
certain  Mémorial  de  famille  \  lu  avec  beaucoup 
d'intérêt  à  Québec,  me  retraça  les  vertus  domes- 
tiques. La  dame  d'autrefois,  qui  faisait  ses  dé- 
lices des  études  philosophiques  d'Auguste  Nico- 
las, qui  se  défendait  Walter  Scott  comme  un 
péché,  qui  relisait  tout  entière,  trois  fois  pendant 
sa  vie,  la  grande  Histoire  de  l'Église  de  l'abbé 
Rohrbacher  est  loin ,  très  loin,  évidemment  ; 
il  faut  que  l'Église  en  prenne  son  parti,  la  voix 
légère  de  madame  Dandurand  et  son  lin  sou- 
rire l'affirment.  J'ai  causé  avec  elle,  et  elle  m'a 
conquise,  plus  encore  par  sa  prudence  et  par 
ses  réserves  que  par  ses  revendications,  car, 
d'abord,  cette  féministe  modérée  est  épouse  et 
mère,  catholique  et  Française.  Elle  fait  partie 
du  Conseil  des  femmes  du  Canada  présidé  par 
lady  Aberdeen,  qui  se  met  à  la  tête  de  toutes 
les  organisations  de   charité,  mais  elle  déclare 


1 .  Mémoires  de  famille.  U Honora  ble  C.-E.  Casgrain  et  madame 
Casgrain.  Rivière- Quelle ,  Manoir  d'Airvault.  Édition  essentiel- 
lement privée. 


L'EDUCATION  Et  LA  SOClÉÎÉ   AU  CANADA.       205 

fermement  que  chaque  section  de  ce  comité 
doit  être  indépendante  et  que  les  membres 
catholiques,  si  leurs  convictions  étaient  frois- 
sées, se  retireraient  sur-le-champ  d'un  terrain 
hostile.  Elle  ne  se  borne  pas  à  le  dire,  elle 
Fa  écrit  dans  un  petit  journal  dirigé  par 
elle  pendant  quatre  ans,  le  Coin  du  feu,  journal 
soutenu,  administré,  rédigé  uniquement 
par  des  femmes.  Son  apparition  avait  été 
presque  un  scandale  ;  puis  il  se  fit  accepter,  et 
je  le  comprends,  car  j'en  ai  vu  plusieurs 
exemplaires  où  les  intérêts  intellectuels  et 
moraux  de  la  famille  étaient  principalement 
en  jeu,  où  abondaient  les  bons  conseils 
donnés  avec  esprit.  D'ailleurs  on  y  citait 
presque  à  chaque  page  les  écrivains  français  ; 
on  y  laissait  percer  quelques  illusions  naïves 
sur  les  hommes  politiques  de  chez  nous  ; 
tout  ce  qui  est  de  France  en  général  y  était 
cité  à  titre  d'exemple  ;  nous  serions  mal  venus 
de  nous  en  plaindre. 

Donc  il  existe  des  femmes  de  lettres  cana- 
diennes ;  la  première  en  date  fut  mademoiselle 
Laure  Gonan  :  son  roman  d'un  très  noble 
idéalisme,  Angéline  de  Montbrun,  prouve  qu'elle 
s'est  nourrie  d'Eugénie  de  Guérin  ;  mais  ni  la 
tendresse,  ni  le  sentiment  de  la  nature,    ni  la 

12 


206     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

passion  n'y  font  défaut  et,  quand  on  sait  que 
Fauteur  écrivait  dans  la  solitude  d'une  cam- 
pagne inabordable  aux  bruits  du  monde,  sans 
autres  inspirations  que  le  grand  spectacle  du 
fleuve  et  le  calme  rustique  de  la  vie  de  famille, 
on  n'a  pas  le  courage  de  reprocher  à  cette 
isolée  qu'enivre  la  lecture  de  quelques  chefs- 
d'œuvre,  d'abuser  un  peu  des  citations. 

Ce  qui  manque  à  tous  les  hommes  de  lettres 
du  Canada,  c'est,  comme  le  disait  très  bien  l'un 
des  plus  connus,  Octave  Crémazie,  le  poète, 
c'est  d'avoir  une  langue  à  eux,  de  parler  iro- 
quois  ou  huron,  car  ils  auraient  alors  des 
chances  pour  être  traduits.  Écrivant  en  fran- 
çais, comme  les  Belges,  ils  n'ont  pas,  à  propre- 
ment parler,  de  littérature  nationale  ;  ils  sont  de 
simples  «  colons  littéraires  ».  Octave  Crémazie 
regrettait  qu'avant  Fenimore  Cooper  il  ne  se  fût 
pas  trouvé  un  Canadien  capable  d'initier  l'Eu- 
rope aux  splendeurs  de  la  forêt,  aux  exploits 
légendaires  des  sauvages  et  des  trappeurs.  Il 
eût  certainement  approuvé  mademoiselle  Barry, 
qui  signe  Françoise  des  récits  champêtres,  de 
s'appliquer  à  rendre  avec  sincérité  la  physio- 
nomie et  le  langage  de  ses  personnages  K 

1.  Fleurs  champêtres,  par  Françoise;  Montréal,  1895.—  Fleurs 
très  fraîches  et  d'une  très  savoureuse  couleur  locale. 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     207 

Ce  fut  mademoiselle  Barry  qui  m'adressa  une 
invitation  pour  la  réunion  de  la  société  du 
château  Ramezay.  Et  là,  ni  plus  ni  moins 
qu'à  Boston,  je  me  trouvai  au  beau  milieu 
d'un  club.  On  n'ose  prononcer  ce  nom  défendu, 
et  le  but  est  assez  hypocritement  déguisé  sous 
apparence  de  collections  historiques.  Rien  de 
plus  légitime  que  de  rassembler  les  curiosités 
de  la  province  dans  ce  vaste  bâtiment,  qui 
date  de  1705  et  servit  quelque  temps  de  rési- 
dence ofTicielle  aux  gouverneurs  anglais.  Deux 
salles  renferment  beaucoup  de  vieux  portraits 
accrochés  au-dessus  d'armes  rouillées,  de 
flèches  sauvages  à  pointes  de  silex,  de  débris 
variés  de  toute  sorte.  La  cloche  de  Louisbourg, 
offerte  par  mademoiselle  Barry,  n'est  pas 
l'objet  le  moins  précieux.  Il  semble  qu'elle 
sonna  le  glas  de  cette  ville  forte,  à  jamais 
disparue,  qui  vit  toute  sa  population  trans- 
portée en  France  à  la  fois,  tandis  que  la  garnison 
décimée  partait  captive  pour  l'Angleterre. 

La  société  féminine  des  antiquaires  au 
château  Ramezay  me  montra,  pour  la  pre- 
mière fois,  ce  qui  est  la  caractéristique  de 
Montréal,  deux  mondes  de  nationalités  et 
d'habitudes  différentes  subsistant  côte  à  côte 
sans  se  mêler.  Dans  la  ville,  c'est  ainsi  :  les 


208  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Français,  qui  forment  plus  de  la  moitié  de  la 
population,  habitant  les  quartiers  de  l'est,  les 
Anglais  vivant  à  l'ouest,  avec  la  grande  rue 
Saint-Laurent  entre  eux  comme  un  abîme.  De 
même  les  membres  anglais  et  français  de  la 
société  des  antiquaires  se  séparent  instincti- 
vement malgré  le  trait  d'union  créé  par  leur 
présidente,  qui  porte  le  nom  écossais  de  Mac 
Donald,  tout  en  étant  de  la  famille  du  mar- 
quis de  Vaudreuil,  dernier  gouverneur  fran- 
çais du  Canada. 

La  première  lecture  est  faite  par  une  dame 
anglaise,  Mrs  Logan.  Elle  lit  un  très  bon 
morceau  sur  madame  de  la  Tour,  l'héroïne 
acadienne,  venue  de  France,  native  du  Mans. 

L'Acadie  avait  été  partagée  en  trois  provinces, 
dont  le  gouvernement  et  la  propriété  furent 
distribués  entre  des  ambitieux  qui  renouve- 
lèrent entre  eux  les  luttes  des  grands  vassaux 
au  moyen  âge.  C'étaient  des  rivalités  pour  la 
traite  des  pelleteries,  des  discussions  pour  la 
limite  de  leurs  terres,  des  jalousies  de  toute 
sorte  produisant  de  véritables  guerres.  Il  en 
fut  ainsi  entre  Charles  de  la  Tour  et  le  sieur 
d'Aulnay  de  Charnisay.  Le  premier  obtint 
l'alliance  précaire  et  très  peu  loyale  des  Bosto- 
nais,    comme   on    appelait   alors    les   voisins 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    209 

d'Amérique  ;  avec  leur  aide  il  empêcha  son 
adversaire  de  s'emparer  du  fort  Saint-Jean  qui 
lui  appartenait,  mais  Gharnisay  devait  se 
venger  de  cet  échec.  Pendant  une  absence  de 
La  Tour,  il  assiégea  le  fort  de  nouveau.  Madame 
de  la  Tour,  électrisant  par  son  courage  la 
poignée  d'hommes  qui  l'entourait,  fit  une  si 
belle  défense  qu'une  première  fois  l'ennemi  se 
retira.  Il  revint  cependant  avec  des  forces 
nouvelles  et  elle  dut  consentir  finalement  à 
accepter  des  conditions  honorables.  Mais  Ghar- 
nisay viola  aussitôt  la  capitulation  ;  en  entrant 
dans  le  fort,  il  fit  pendre  la  petite  garnison  et 
força  madame  de  La  Tour  d'assister  au  supplice, 
la  corde  au  cou.  Elle  en  mourut  d'horreur  et 
de  rage.  J'aurais  su  plus  de  gré  encore  à  son 
apologiste  d'avoir  parlé  et  si  bien  parlé  d'une 
héroïne  française  si  je  n'eusse  démêlé  que  la 
victime  de  Gharnisay  était  huguenote  et  que  son 
mari  avait  constamment  joué  un  double  jeu 
entre  la  France  et  l'Angleterre. 

Mrs  Logan  fut  chaleureusement  applaudie, 
puis  les  dames  anglaises,  presque  en  masse, 
suivirent  leur  compatriote  dans  la  pièce  voisine, 
où  les  conversations  bourdonnèrent,  tandis  que 
madame  Dandurand,  à  son  tour ,  lisait  un 
essai  fort  bien  tourné  sur  un  livre  écrit  par  quel- 

12. 


210     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

qu'un  de  ses  ancêtres.  Il  paraît  que,  dans  le  cas 
contraire,  c'eût  été  le  même  manque  d'égards, 
les  Françaises  ne  se  gênant  pas  plus  avec  l'autre 
camp  qu'il  ne  se  gêne  avec  elles. 

La  musique  mit  tout  le  monde  d'accord;  on 
écouta  les  intermèdes  d'airs  canadiens  agréa- 
blement chantés  par  les  dames  de  la  ville. 
Les  Anglaises,  de  leur  côté,  nous  donnèrent  un 
joli  concert  de  banjo;  un  thé  des  plus  élégants 
fut  servi  avec  accompagnement  de  glaces,  de 
rafraîchissements  de  toute  sorte  ;  bref,  la  France 
eut  le  dernier  mot,  puisqu'on  se  sépara  au  son 
de  Vive  la  Canadienne  ! 

Je  m'informe  des  origines  de  la  société.  En 
somme,  elles  sont  anglaises  ;  tout  l'honneur  de 
ce  développement  intellectuel  qui  se  prépare 
au  Canada  remonte  à  lady  Aberdeen.  Elle  a 
éveillé  une  noble  émulation  pour  les  choses  de 
l'esprit  chez  ces  mères  de  famille  qui  jusque-là 
dirigeaient  leur  activité  d'un  seul  côté.  Je 
constate  les  aspirations  sérieuses  de  quelques 
très  jeunes  femmes  que  la  poésie,  le  roman,  la 
littérature  pure  et  simple  effraye  un  peu 
comme  frivole.  L'une  d'elles,  fdle  d'un  juris- 
consulte, a  composé  un  cours  de  droit  élémen- 
taire pour  aider  les  femmes  à  mieux  mener  leurs 
affaires  et  celles  de  leurs  enfants.  Il  faut  dire 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     211 

qu'au  Canada,  bien  qu'il  soit  toujours  régi  par 
la  Coutume  de  Paris,  quelque  peu  modifiée 
sans  doute,  les  femmes  ne  sont  point  en  tutelle. 
Le  droit  de  tester  à  sa  guise  existant  pour  le 
père,  il  arrive  que  les  fds  n'héritent  pas  direc- 
tement ;  le  fils  aîné  d'une  famille  nombreuse 
me  disait  :  «  —  Notre  grande  soumission  à 
notre  mère  restée  veuve  ne  venait  pas  seule- 
ment de  l'amour  qu'elle  nous  inspirait.  Nous 
savions  que  notre  avenir  matériel  était  entre 
ses  mains,  puisque,  héritière  unique  de  notre 
père,  elle  pouvait  à  sa  guise  répartir  ses  biens 
entre  nous  ou  nous  en  déposséder  tout  à  fait.  » 
La  tendresse  naturelle  des  parents  pour  les 
enfants  répond  de  la  justice  apportée  dans 
cette  distribution.  Généralement  le  fils  aîné 
est  avantagé,  ayant  des  devoirs  particuliers  à 
l'égard  de  ses  frères. 

Mais  revenons  à  la  question  féministe  :  la 
comtesse  d'Aberdeen,  qui  tient  le  gouvernail, 
ne  se  borne  pas  à  encourager  les  travaux  de 
l'esprit;  tous  les  efforts,  quels  qu'ils  soient, 
l'intéressent;  elle  veut  que  le  labeur  de  la 
servante  ou  de  la  journalière  soit  honnêtement 
rétribué,  elle  se  préoccupe  du  sort  de  ces 
humbles,  et,  pour  donner  l'exemple,  elle  réunit 
ses  propres  domestiques  dans  des  meetings,  ou 


212     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

les  enseignements  utiles  et  les  bons  conseils 
alternent  avec  les  lectures  et  les  tasses  de  thé. 
Son  influence  sur  tous  les  points  est  des  plus 
salutaires,  chacun  le  reconnaît. 

Lady  Aberdeen  n'habite  ni  Montréal,  ni 
Québec,  quoique  maintes  circonstances  officielles 
l'amènent  dans  ces  deux  villes  ^  La  capitale  de 
la  puissance  (dominion)  et  la  résidence  du  gou- 
verneur général  du  Canada  sont  Ottawa,  une  ville 
neuve  de  quarante  mille  habitants  environ,  tan- 
dis que  Québec  en  compte  soixante-quinze  mille, 
et  Montréal  plus  de  deux  cent  mille  ;  mais  le 
choix  d'Ottawa  eut  justement  pour  but  d'empê- 
cher des  discussions  de  préséance  entre  la  vieille 
cité  historique  et  le  grand  centre  commercial 
qui,  lui  aussi,  a  ses  annales  glorieuses. 

Il  est  impossible  de  différer  plus  que  ne  le 
font  Québec  et  Montréal.  Au  point  de  vue  pitto- 
resque, la  silhouette  de  Québec,  abordée  du 
côté  de  la  rade,  avec  ses  remparts,  sa  citadelle, 
ses  rues  escarpées,  ses  toitures  de  fer-blanc  qui 
étincellent,  est  tout  autrement  saisissante; 
mais,  si  l'on  veut  rendre  justice  à  Montréal, 
il  faut  le  contempler  des  hauteurs  de  ce  parc 
public,  l'un  des  plus  beaux   qui  se  puissent 

1.  Ceci  fut  écrit  avant  le  rappel  tout  récent  de  lord  Aberdeen, 
remplacé  par  lord  Minlo.  Son  départ  a  laissé  d'unanimes  regret». 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     213 

voir  en  Amérique  ou  partout  ailleurs.  Il  revêt 
une  montagne  où  les  massifs  de  rochers  se 
dégagent  de  bois  séculaires.  De  la  terrasse 
qui  couronne  le  sommet,  la  vue  s'étend  illimi- 
tée sur  la  ville  et  sur  ses  environs.  Il  y  a  tant 
de  rues  plantées,  tant  de  promenades,  de  quin- 
conces, tant  d'arbres  en  un  mot  qu'on  croirait 
cette  grande  cité  aux  tours,  aux  flèches  et  aux 
clochers  nombreux,  gisante  à  plat  dans  une 
foret.  Les  faibles  ondulations  qui  aboutissent 
au  Mont-Royal  sont  couvertes  des  plus  belles 
résidences,  toutes  anglaises,  puis  une  vaste 
étendue  plane  se  déroule  jusqu'aux  quais  qui 
rejoignent  une  autre  forêt  de  mâts,  de  voiles, 
de  cheminées  fumeuses,  pressés  les  uns  contre 
les  autres  sur  le  Saint-Laurent.  Dans  l'inter- 
valle les  églises,  les  couvents,  et  d'autres  bâti- 
ments publics  plaquent  leurs  masses  grises  ou 
rougeâtres  sur  la  verdure  ininterrompue.  Le 
pont  Victoria,  long  presque  de  trois  kilomètres, 
repose  sur  vingt-quatre  piles.  Bercée  par  le 
grand  fleuve  bleu,  voilà  l'île  Sainte-Hélène  dont 
le  nom  rappelle  à  jamais  la  première  dame 
européenne  débarquée  au  Canada,  cette  belle 
Hélène  de  Ghamplain  que  les  sauvages,  non 
convertis  encore,  voulaient  adorer  comme  une 
divinité.  Elle  était  huguenote  quand  son  mari 


214     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

l'épousa  à  douze  ans,  mais  il  la  convertit  si 
bien  qu'elle  n'aspira  plus  qu'au  cloître.  La 
mort  de  Ghamplain  lui  permit  de  prendre  le 
voile  à  Meaux,  dans  un  couvent  d'UrsuIines 
qu'elle  avait  fondé. 

L'autre  rive  du  Saint-Laurent  est  festonnée 
de  collines,  derrière  lesquelles  on  entrevoit  les 
Adirondacks,  malgré  quelques  brumes  légères 
qui  estompent  çà  et  là  le  bleu  du  ciel;  la  dou- 
ceur de  ces  vapeurs  ensoleillées  au-dessus  d'une 
éblouissante  éclosion  printanière  ne  peut  se 
rendre.  Le  mot  de  printemps,  du  reste, 
n'est  pas  juste  au  Canada;  l'été  éclate  soudain 
au  lendemain  des  frimas.  Partie  le  20  mai, 
il  m'a  semblé  en  route  que  la  campagne  ver- 
dissait à  vue  d'oeil;  le  feuillage  tendre  des 
saules,  des  bouleaux  et  des  aunes,  les  fleu- 
rettes blanches  du  senellier  tranchaient  délica- 
tement sur  le  noir  des  vieux  sapins  durcis  par 
les  girandoles  de  glace  qui  s'y  étaient  si  long- 
temps accrochées.  L'herbe  se  déroulait  en 
nappes  d'une  fraîcheur  virginale,  avivée  encore 
par  les  cascades  des  petites  rivières  tout  en 
rapides  qui,  bondissant  sur  les  roches,  forment 
des  couches  de  cristal  étagées.  Et  le  ciel  noyé 
s'éclairait  tout  à  coup  de  tons  d'argent  bruni. 
Les  vergers  en  fleur  promettaient  ces  superbes 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     2iy 

pommes  dont  nous  ne  connaissons  en  Europe 
que  les  moindres  échantillons;  la  grise  et  sur- 
tout «  la  fameuse  »,  rouge  même  à  l'intérieur, 
se  consomment  sur  place,  car  des  greffes  mul- 
tiples ont  rendu  l'espèce  primitive  relativement 
rare.  Feuillage,  gazons,  dessous  de  bois,  tout 
faisait  penser  aux  paysages  trop  verts  de  César 
de  Koch.  Maintenant,  sur  la  plate-forme  du 
parc  de  Mont-Royal,  la  verdure  est  plus  belle 
encore,  quoique  moins  métallique,  car  s'il  a 
plu  hier,  s'il  doit  pleuvoir  demain,  il  ne  pleut 
pas,  il  ne  peut  pleuvoir  aujourd'hui  pour  une 
raison  péremptoire  :  c'est  le  jour  de  naissance 
de  la  Reine.  Le  temps  est  toujours  beau  en 
l'honneur  de  Sa  Gracieuse  Majesté;  on  dit  avec 
confiance  the  Queen's  weather.  De  mémoire 
d'homme,  il  n'a  plu  pour  sa  fête.  Beaucoup  de 
drapeaux,  beaucoup  de  pétards.  La  population 
en  masse  est  dehors;  les  chemins  de  fer,  les 
tramways  électriques  transportent  au  rabais 
tout  le  monde  à  la  campagne. 


IV 


Si  j'ai  été  introduite  par  le  clergé  dans  les 
cercles  québecquois,  je  dois  d'entrer  en  rapport 
avec  la  société  montréalaise  à  là  courtoisie,  à 
la  bonne  grâce  obligeante  du  consul  général 
qui  représente  la  France  au  Canada,  comme  on 
voudrait  qu'elle  fût,  pour  son  honneur  et  son 
plus  grand  bien,  partout  représentée. 

Les  souvenirs  agréables  me  reviennent  en 
foule  :  soirées  charmantes  où  les  jeunes  filles 
sont  toutes  naïvement  jolies,  gaies,  simples  et 
bien  mises  à  la  fois,  dansant  avec  une  légèreté 
d'oiseau,  coquettes  d'une  coquetterie  moins 
savante  que  celle  des  Américaines  proprement 
dites,  rappelant  plutôt,  avec  quelques  diffé- 
rences dues  à  l'effet  du  climat,  d'autres  gra- 


l'éducation  et  la  société  au  canada.    !217 

cieuses  créoles  *,  celles  de  la  Louisiane,  bref, 
réalisant  le  type  de  l'ingénue  d'autrefois,  l'in- 
génue de  chez  nous,  mais  en  liberté. 

On  fait  partout  beaucoup  de  musique.  Aux 
thés  de  cinq  heures,  entre  Françaises,  se 
glissent  une  ou  deux  Anglaises  qui,  par  leur 
sympathie  pour  les  choses  de  France,  ont 
acquis  des  droits  à  l'intimité.  Grand  luncheon 
de  dames,  plus  cérémonieux  et  très  élégant, 
mi-parti  français,  mi-parti  anglais,  en  nombre 
à  peu  près  égal,  vingt -quatre  couverts,  chez 
la  femme  d'un  haut  fonctionnaire  dont  le  nom 
français  s'associe  au  titre  de  lady,  son  mari 
ayant  été  anobli  par  la  Reine.  Ceci  arrive 
comme  en  Angleterre,  pour  récompenser  de 
loyaux  services,  au  grand  dépit  des  bleus 
intransigeants  qui  ne  pardonnent  pas  à  leurs 
compatriotes  de  se  laisser  sirer^.  Accueil  affable 
entre  tous  dans  l'hospitalière  maison  du 
magistrat  éminent  qui,  gouverneur  de  Québec 
aujourd'hui,  a  quitté  sa  maison  de  Montréal 
pour  la  splendide  résidence  de  Spencer  Wood. 

Il  y  a  beaucoup  plus  de  diversité  dans  la 
société  montréalaise  que  dans  celle  de  Québec. 

1.  Créole,  pris  dans  son  véritable  sens,  veut  dire  né  aux 
colonies,  d'ancêtres  européens. 

2.  D'accepter  le  titre  de  sir. 

13 


218  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Le  nom  de  Français  s'étend  à  tous  ceux  qui 
parlent  notre  langue,  fussent-ils  Suisses  ou 
Belges,  et  partout  on  sent  l'infusion  des  habi- 
tudes anglaises  comme  elle  n'existe  pas  à 
Québec.  Par  exemple,  nous  chercherions  vai- 
nement dans  cette  dernière  ville  rien  qui 
ressemblât  au  salon  de  madame  Herdt,  femme 
et  mère  de  deux  hommes  distingués  se  ratta- 
chant à  l'Université  Mac  Gill.  J'y  ai  entendu 
de  la  musique  qui  ne  saurait  être  comparée 
à  ce  qu'on  appelle  d'un  bout  du  monde  à 
l'autre  musique  d'amateur,  et  en  outre  des 
lectures  qui  révélaient  de  réelles  qualités  litté- 
raires, le  tout  sans  pédantisme  ;  mais  le  ton 
bien  français  de  la  maison  était  très  distincte- 
ment protestant,  ce  que  nous  appelons  ici 
genevois,  même  quand  Genève  n'y  est  pour 
rien. 

Il  y  a  douze  ans  que  la  société  dont  M.  et 
madame  Herdt  font  partie  s'est  formée  entre 
amis  pénétrés  des  mêmes  goûts.  Une  fois  par 
semaine  ses  membres  se  rassemblent  chez  l'un 
d'entre  eux,  à  tour  de  rôle  ;  un  compte  rendu 
de  la  réunion  précédente  est  donné,  puis 
lecture  est  faite  de  différents  travaux,  chacun 
d'eux  choisi  au  gré  de  l'auteur;  intermèdes  de 
chant,  de  musique  instrumentale  et  de  conver- 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     219 

sation.  Bien  peu  de  salons  à  Paris  posséderaient 
les  éléments  d'une  fête  de  ce  genre  ;  l'égalité 
des  sexes  dans  le  talent  m'y  a  paru  chose 
démontrée  ;  cependant  j'aimerais  à  citer, 
comme  tout  à  fait  supérieur,  un  morceau 
sur  la  moralité  et  la  croyance ,  à  propos 
d'Octave  Feuillet ,  par  le  Révérend  M.  D. 
Goussirat,  de  l'Université  de  France,  professeur 
d'hébreu  et  de  littérature  orientale  à  l'Uni- 
versité Mac  Gill. 

Le  poète  attitré  du  Canada,  Fréchette,  était 
présent.  Il  nous  dit  un  poème  patriotique,  éclos 
au  milieu  des  terribles  nouvelles  du  bombar- 
dement de  Paris  en  1870  : 

Tandis  que  d'un  œil  sec  d'autres  regardaient  faire, 

Par  delà  l'Atlantique,  aux  champs  du  Nouveau  Monde, 

Que  le  bleu  Saint-Laurent  arrose  de  son  onde, 

Des  fils  de  l'Armorique  et  du  vieux  sol  normand, 

Des  Français,  qu'un  roi  vil  avait  vendus  gaîment, 

Une  humble  nation  qu'encore  à  peine  née, 

Sa  mère  avait  un  jour,  hélas  !  abandonnée, 

Vers  celle  que  chacun  reniait  à  son  tour 

Tendit  les  bras  avec  un  indicible  amour. 

La  voix  du  sang  parla,  la  sainte  idolâtrie 

Que  dans  tout  noble  cœur  Dieu  mit  pour  la  patrie 

Se  réveilla  chez  tous... 

et,  avec  une  émotion  accrue  par  celle  de  son 
auditoire,  le  poète  répète  ce  cri  qu'alors  poussa 


220  NOUVELLE-FRANCE  ET  NO U VELLE- ANGLETERRE. 

un  million  de  voix  :  «  Vive  la  France  I  »  Il  dit 
comment,  à  Québec,  dans  le  quartier  des 
fabriques,  le  faubourg  Saint-Roch,  la  Marseil- 
laise, une  Marseillaise  bien  détournée  du  sens 
révolutionnaire,  éclata  tout  à  coup  : 

C'était  le  vieux  faubourg, 
Qui  grondant  comme  un  flot  que  l'ouragan  refoule, 
Gagnait  la  haute  ville  et  se  ruait  en  foule 

Autour  du  consulat... 

Et  voilà  qu'un  homme  de  la  troupe,  un  for- 
geron, le  scapulaire  au  cou,  parle  :  il  annonce 
que  lui  et  les  siens  sont  prêts  à  partir. 

«...  Prenez  toujours  cinq  cents, 
Et  dix  mille  demain  vous  répondront  :  présents  !  » 

Hélas  !  son  instinct  filial 
Ignorait  que  le  code  international, 
Qui  pour  l'âpre  négoce  a  prévu  tant  de  choses, 
Pour  les  saints  dévoùments  ne  contient  pas  de  clauses. 

Nul  n'aurait  pu  dn^e  si  les  vers  étaient  bons 
ou  mauvais,  mais  il  y  eut  un  long  silence 
plus  significatif  que  tous  les  applaudissements. 
Pour  rompre  ce  charme  douloureux,  l'auteur 
de  la  Légende  d'un  peuple  nous  lut,  sans  tran- 
sition, une  amusante  histoire  de  conducteur 
de  cage  sur  le  Saint-Laurent,  où  le  patois  de 
Normandie,  les  mots  de  vieux  français  rêve- 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     221 

liaient  à  chaque  ligne.  On  se  sépara  fort  tard, 
sans  se  douter  de  l'heure  avancée. 

Ce  sont  des  maisons  telles  que  celles-ci  dont 
les  plaisirs  délicats  font  rêver  les  jeunes  dames 
catholiques  de  Montréal.  Bientôt,  je  n'en  doute 
pas,  elles  auront  des  bibliothèques,  des  soirées 
littéraires,  elles  échapperont  dans  une  certaine 
mesure  au  joug  qui,  si  longtemps,  a  pesé  sur 
elles  et  que  certains  esprits  avancés  commencent  à 
traiter  d'obscurantisme.  Le  clergé,  qui  a  tant  fait 
à  travers  les  siècles  pour  le  Canada,  n'attendra 
pas  qu'on  le  dépossède  d'une  part  d'autorité 
qui,  jadis  utile  à  tous,  tend  à  devenir  exces- 
sive. Il  consentira  spontanément  au  sacrifice, 
—  sacrifice  plus  difficile  qu'aucun  autre,  car 
partout  nous  voyons  les  maîtres,  les  parents, 
tous  ceux  qui  ont  exercé  une  autorité  sans 
contrôle  pour  le  bien  des  faibles  et  des  igno- 
rants, hésiter,  l'heure  venue,  à  leur  laisser  le 
gouvernement  d'eux-mêmes.  Cependant  c'est 
la  fin  et  ce  devrait  être  le  but  de  toute 
éducation. 

Le  contact  du  self-government  britannique  a 
nécessairement  agi  sur  le  Canada.  Croirait-on 
que  le  premier  journal  date  de  la  conquête 
anglaise?  Auparavant  on  n'éprouvait  le  besoin 
de  rien  imprimer  ni  de  rien  lire.  Au  point  de 


222  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

vue  esthétique,  c'était  plus  beau  et  beaucoup 
plus  original,  cette  grande  pastorale  paisible 
traversée  d'un  souffle  d'épopée  ;  mais  il  n'y  a 
pas  à  réagir  contre  le  progrès  quand  une  fois 
son  action  a  commencé.  A  en  juger  par  le 
passé,  encore  si  proche,  et  par  ce  qui  reste 
aux  Canadiens,  même  à  ceux  des  villes,  de 
leurs  qualités  natives,  ils  ne  prendront  pas  le 
mors  aux  dents,  ils  suivront  le  sage  conseil 
de  Jeur  historien  Garneau.  Que  les  Canadiens, 
dit  Garneau  en  abrégé,  soient  fidèles  à  eux- 
mêmes,  qu'ils  restent  sages  et  persévérants, 
que  le  brillant  des  nouveautés  sociales  et  poli- 
tiques ne  les  séduise  pas.  C'est  un  peuple  de 
cultivateurs  dans  un  climat  rude  et  sévère. 
Depuis  la  conquête,  il  a  fondé  toute  sa  poli- 
tique sur  sa  propre  conservation.  Il  était  trop 
peu  nombreux  pour  prétendre  se  mettre  à  la 
tête  d'un  mouvement  quelconque  à  travers  le 
monde.  Une  partie  de  sa  force  vient  de  ses 
traditions.  Qu'il  ne  s'en  éloigne  que  graduel- 
lement. N'est-il  pas  sorti  surtout  de  cette 
Vendée  normande,  bretonne,  angevine,  dont 
l'admirable  courage  a  couvert  de  gloire  le 
drapeau  qu'elle  leva  au  milieu  de  la  Révolution 
française  ? 

Certes  les  Canadiens  sont  bien  loin  d'oublier 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     223 

ce  drapeau  ;  voyez  plutôt,  dans  la  cathédrale 
de  Montréal,  l'espèce  de  piété  qui  entoure  celui 
que  les  dames  de  la  ville  donnèrent  aux 
zouaves  pontificaux  du  Canada.  Cependant  le 
mal  et  le  bien  de  l'individualisme  commencent 
à  se  glisser  chez  eux,  et,  comme  toujours, 
c'est  la  femme  qui,  la  première,  cueille  le  fruit 
de  science.  Tout  en  consentant  encore  à  repré- 
senter les  rouages  très  actifs  d'une  machine 
qui  fabrique  le  plus  de  citoyens  possible*, 
puisque  la  prépondérance  des  Canadiens  fran- 
çais ne  peut  s'affirmer  que  par  le  nombre,  ces 
dames  réclament  quelques  récompenses  tout 
intellectuelles  ;  le  clergé  ne  les  gardera  pour 
alliées  qu'au  moyen  de  concessions  sur  ce 
chapitre.  Il  devra  en  faire  plusieurs  autres 
encore  que  nous  ne  nous  permettrons  pas 
d'indiquer,  mais  qui  s'imposent  visiblement. 
Alors  les  libraires  français  et  catholiques  justi- 
fieront leur  nom  en  vendant,  ni  plus  ni  moins 
que  les  libraires  anglais  et  protestants,  des 
livres  qui  auront  cessé  d'être  marchandise 
prohibée.  Mais,  dès  à  présent,  malgré  certains 
préjugés  et  certains   abus,   il  est  consolant  et 

1 .  Un  prêtre  m'a  dit  que,  dans  sa  longue  carrière  de  confes- 
seur, il  n'avait  rencontré  qu'une  seule  femme  en  révolte  contre 
le  fardeau  de  la  maternité. 


224     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

instructif  pour  notre  pays,  qui  va  trop  vite  en 
beaucoup  de  choses,  de  regarder  de  loin  cet 
autre  lui-même,  si  fortement  pourvu  des  plus 
sérieuses  qualités  de  la  race,  si  peu  touché 
encore  par  les  maux  de  la  civilisation,  gardant 
une  si  ample  réserve  de  vertus  solides  qui 
sont  tout  de  même  les  vertus  françaises,  vertus 
surannées  de  la  Nouvelle -France,  devenue 
maintenant  par  excellence  l'ancienne. 


Une  anecdote  pour  finir  :  le  plus  joli  sou- 
venir que  j'aie  du  Canada  remonte  au  temps 
où  je  ne  le  connaissais  pas  encore.  En  1893, 
je  revenais  de  Chicago  après  la  foire  univer- 
selle, me  dirigeant  sur  l'Est  où  des  amis  m'at- 
tendaient. Un  train  manqué  au  Niagara,  une 
dépêche  égarée  furent  cause  que  personne  ne 
vint  à  ma  rencontre  lorsque,  passé  minuit, 
j'entrai  en  gare  de  Boston.  Je  cherche  une 
voiture,  elles  sont  toutes  prises,  et  je  me 
trouve  fort  embarrassée,  faute  de  connaître 
les  ressources  d'une  ville  où  je  débarque  pour 
la  première  fois.  Tandis  que  j'explique  mes 
difficultés  à  un  cocher  prêt  à  partir,  en  insis- 
tant sur  ce  point  que  je  suis  étrangère,  Fran- 

13. 


226  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- AN  GLETERRE. 

çaise,  une  tête  de  femme,  que  j'aperçois 
confusément  derrière  un  voile  et  dans  l'obscu- 
rité, se  penche  à  la  portière  ;  elle  répète  le 
mot  :  «  Française  ?  »  avec  un  accent  de  cor- 
dialité dont  je  reste  toute  surprise. 

—  Française,  vous  êtes  Française  ?  montez  I 
Et  la  portière  s'ouvre,  et  je  me  trouve  assise 

à  côté  d'une  forme  invisible  à  demi  qui  me 
serre  affectueusement  les  mains. 

—  Moi  aussi  je  suis  Française  puisque  je  suis 
Canadienne.  Où  allez-vous? 

J'eus  beau  m'en  défendre.  Elle  voulut  me 
conduire  dans  un  quartier  très  éloigné  de  celui 
qu'elle  habitait  elle-même,  répétant  toujours  : 
«  Vous  êtes  Française  »,  sans  écouter  mes 
excuses,  me  parlant  de  Paris  où  elle  n'était 
jamais  allée,  puisque,  toute  Française  qu'elle 
fût  aussi,  elle  n'avait  de  sa  vie  quitté  l'Amé- 
rique. 

Lorsque  nous  nous  séparâmes,  je  songeai 
à  lui  demander  son  nom.  Elle  me  le  jeta  au 
milieu  des  exclamations  et  des  excuses  de  mes 
amies  accourues  pour  me  recevoir.  Je  l'oubliai 
à  peine  entendu.  Il  me  serait  impossible  de 
reconnaître  ma  bienfaitrice,  je  ne  l'ai  jamais 
remerciée  qu'aujourd'hui  ;  mais  il  faut  être 
séparée  de  son  pays  et  de  tous  les  siens  par 


l'éducation  et  la  société  au  canada.     227 

l'Océan  pour  comprendre  ce  que  vaut  une 
pareille  bienvenue. 

Cette  histoire  vraie  a  un  pendant,  l'histoire 
non  moins  authentique  de  M.  l'abbé  Gasgrain. 

Il  avait  rêvé  pendant  toute  son  enfance  et  sa 
première  jeunesse  de  visiter  la  France,  d'aller 
chercher  dans  les  Deux-Sèvres  et  le  Lot-et- 
Garonne  le  double  berceau  de  sa  famille  pater- 
nelle et  maternelle.  Prêtre  depuis  peu,  il  put 
enfin  réaliser  ce  désir  ;  il  partit  avec  un  ami 
et  débarqua  en  Angleterre.  De  là,  sans  s'arrêter, 
il  gagna  Dieppe,  la  ville  vénérée  d'où  le  meil- 
leur du  Canada  est  sorti  ;  puis,  à  Rouen,  il 
voulut  profiter  d'un  arrêt  du  train  pour 
visiter  la  cathédrale.  Hélas  I  la  plus  cruelle 
des  aventures  l'attendait.  Un  agent  de  police 
l'appréhenda  au  corps.  Quelque  chose  lui  était 
apparu  d'insolite  et  de  suspect  dans  la  physio- 
nomie de  ces  ecclésiastiques  en  redingote,  dans 
les  manifestations  peut-être  de  leur  enthou- 
siasme ;  d'ailleurs  ils  venaient  d'Angleterre, 
ce  foyer  des  pires  complots  ;  c'était  au  lende- 
main d'un  attentat  contre  la  vie  de  l'Empereur. 
Bref,  les  innocents  voyageurs  furent  amenés 
devant  l'autorité,  dûment  interrogés  et,  l'exhi- 
bition des  passeports  ayant  mis  fin  au  malen- 
tendu, on  les  relâcha.  Mais  le  train  était  parti 


ZZ8  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

pendant  toutes  ces  explications,  sans  parler  du 
coup  porté  au  cœur  d'un  ardent  patriote  qui, 
dès  le  premier  pas  sur  ce  qui  lui  semblait  être 
quelque  chose  de  plus  sacré  encore  que  le 
sol  natal,  s'était  senti  méconnu.  Les  deux 
incidents  me  paraissent  singulièrement  carac- 
téristiques. 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE 


DU   CANADA    AU    MAINE 

Chacun  sait  qu'il  n'y  a  pas  de  pays  plus 
éloignés  l'un  de  l'autre,  malgré  la  rapidité  du 
trajet  et  la  facilité  des  communications  que  ne 
le  sont  la  France  et  l'Angleterre.  En  quelques 
heures  on  se  trouve  transporté  aux  antipodes; 
les  caractères,  les  mœurs,  les  habitudes  diffè- 
rent absolument  à  droite  et  à  gauche  de  la 
Manche.  Il  en  est  de  même  par  delà  l'Océan, 
entre  la  Nouvelle-France  et  la  Nouvelle-Angle- 
terre; je  l'éprouvai  en  passant  du  Canada  dans 
le  Maine  et  le  Massachusetts,  du  pays  des  cou- 
reurs de  bois  à  celui  des  Pères  Pèlerins.  Une 
nuit  de  voyage  seulement  et  vous  abordez  un 
autre    monde,    mais  vous  avez  plus  vite  fait 


230     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

d'aller  de  Calais  à  Folkstone  et  la  surprise  est 
la  même. 

Je  quitte  Montréal  le  25  mai  4897,  sous  des 
torrents  de  pluie  qui  ne  me  permettent  de 
rien  découvrir  du  paysage  noyé  dans  l'eau  plus 
encore  que  dans  les  ténèbres.  Cependant  je 
continue  à  voir.  Des  visages,  des  sites  qui  de- 
puis quelques  semaines  me  sont  devenus  fami- 
liers, défilent  photographiés,  pour  ainsi  dire, 
dans  ma  mémoire.  Et  cette  évocation  continue 
dans  le  sommeil.  Je  rêve  encore  du  Saint-Lau- 
rent et  du  SagLienay,  de  Sainte-Anne,  de  la  Mont- 
morency et  dos  rapides  de  Lachine  quand  déjà 
se  dressent  devant  moi  les  belles  découpures 
des  White  Mountains,  frappées  par  les  premiers 
rayons  du  soleil.  Une  éblouissante  matinée  de 
printemps  succède  au  déluge.  Les  bois  de  pins 
s'étagent  sur  des  pentes  de  granit,  des  nappes 
d'eau  vive  brillent  encadrées  de  jolis  établisse- 
ments de  pêche,  et  les  villages  construits  en  bois 
n'offrent  aucune  ressemblance  avec  les  paroisses 
canadiennes;  plus  de  ces  vieilles  fermes  aux 
murailles  massives  qui,  coiffées  d'une  haute 
toiture,  décrivent  sur  de  grandes  étendues  des 
processions  dont  le  terme  est  l'église.  L'église 
ici  c'est  le  meeting  house,  en  planches  comme 
tout  le  reste,  se  distinguant  à  peine  des  autres 


DANS   L4   NOUVELLE-ANGLETERRE.  231 

maisons  par  une  espèce  de  petit  beffroi  à  jour 
que  surmonte  un  coq  en  guise  de  girouette. 
Édifice  civil  autant  que  religieux,  comme  l'in- 
dique son  nom.  Les  Puritains,  pères  de  la 
Nouvelle-Angleterre,  tenaient  en  ce  lieu  toutes 
leurs  assemblées,  quel  qu'en  fût  le  but;  louer 
le  Seigneur,  préparer  une  campagne  contre  les 
Indiens,  régler  les  affaires  extérieures  de  la 
colonie,  admonester  ou  condamner,  eux  les 
promoteurs  de  la  liberté  de  penser,  quiconque 
ne  pensait  pas  à  leur  façon.  Dieu  étant  mêlé 
d'ailleurs  à  tous  les  débats  et  à  toutes  les 
besognes. 

Autant  que  le  Canada,  la  Nouvelle-Angleterre 
était  une  théocratie,  mais  le  Dieu  des  Cana- 
diens demeurait  le  fidèle  allié  du  roi  qui  en- 
voya aux  missions  des  Jésuites  ces  ornements 
de  prix,  cette  orfèvrerie  somptueuse  que  l'on 
montre  encore  à  Lorette,  tandis  que  le  Dieu 
des  Puritains  ne  voulait  ni  roi,  ni  évêque,  ni 
pompe,  ni  hiérarchie,  ni  symboles,  à  ce  point 
que  le  gouverneur  Endicott  n'hésita  pas  à  mu- 
tiler de  son  épée  le  drapeau  anglais  pour  en 
retirer  la  croix,  signe  d'idolâtrie  papiste.  On 
ne  pouvait  être  chrétiens  de  manières  plus 
opposées,  et  aux  différences  de  religion  s'ajou- 
tait, avec  les  antipathies  de  races,    l'horreur 


232     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

de  certains  souvenirs.  Les  guerres  franco- 
indiennes  qui  se  renouvelèrent  si  souvent  four- 
nissent aux  campagnes  d'inépuisables  légendes. 
Les  sauvages  dépossédés  recherchaient  l'alliance 
qui  leur  fournissait  des  armes,  Abénakis  contre 
Anglais,  Iroquois  contre  Français. 

Notre  Nouvelle-France  occupait  une  position 
beaucoup  plus  avantageuse,  que  celle  de  sa 
voisine  et  couvrait  des  espaces  vingt  fois  plus 
considérables,  mais  l'immigration  augmentait 
sans  relâche  la  force  des  troupes  coloniales 
anglaises.  A  qui  resterait  la  prééminence  sur 
le  continent  d'Amérique?  Toute  la  question 
semblait  être  là  lorsque  surgit,  comme  dans  la 
fable,  le  troisième  larron.  Cette  lutte  qui  durait 
depuis  un  siècle  se  termina  par  la  procla- 
mation de  l'Indépendance  américaine,  les 
colons  anglais  ayant  constaté  que  les  armées 
régulières  de  la  mère  patrie  n'étaient  pas  in- 
vincibles. Washington  dut  sentir  sa  force  le 
jour  où,  à  la  tête  des  tirailleurs  virginiens,  il 
retarda  l'éclatante  victoire  des  Français  sur  le 
général  Braddock. 

Combien  les  faits  deviennent  plus  intéres- 
sants quand  on  en  voit  le  théâtre  I  Mon  train 
passe  tout  près  de  l'endroit  où  une  statue 
colossale  rappelle  le  nom  de  Hannah  Duston, 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  233 

cette  fermière  des  environs  de  Haverhill  enlevée 
par  les  sauvages  qui  ravageaient  et  incendiaient 
le  pays.  Nouvelle  Judith,  elle  massacra  ses 
ravisseurs  à  coups  de  hache  tandis  qu'ils 
dormaient. 

L'État  du  Maine  se  venge  pacifiquement 
aujourd'hui  du  tort  que  lui  ont  fait  les  Cana- 
diens et  leurs  terribles  alliés;  il  attire  par 
l'appât  du  gain  dans  ses  manufactures  Jean- 
Baptiste  qui  ferait  mieux  de  cultiver  la  terre 
natale.  Et  les  prêtres  de  là-bas  savent  ce  qu'ils 
disent  lorsqu'ils  répètent  à  leurs  ouailles  en 
s'efforçant  de  les  retenir  :  «  Le  Yankee,  voilà 
l'ennemi  !  »  Non  seulement  il  est  cause  que  les 
champs  du  Canada  restent  en  friche,  mais 
encore  les  traditions  catholiques  et  françaises 
sont  en  péril  sur  ce  sol  voué  à  l'hérésie  et 
où  fut  acclamée  la  Révolution. 

On  n'en  est  pourtant  plus  dans  les  villages 
habités  par  les  fds  des  Puritains  aux  intermi- 
nables discussions  théologiques,  passe-temps 
favori  des  ancêtres.  Je  m'en  assure  dès  ma 
première  halte  à  South -Berw^ick. 

South- Berwick  a  eu  la  bonne  fortune  de 
produire  un  romancier  qui  sait  intéresser 
l'ancien  monde  comme  le  nouveau  à  une  popu- 
lation si  différente    de    ce    que  les  étrangers 


234  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

ignorants  croient  être,  en  bloc,  le  peuple  amé- 
ricain :  un  ramassis  de  gens  très  vulgaires , 
très  durs  et  de  provenances  mêlées.  Lisez  les 
esquisses  de  Sarah  Jewett,  vous  verrez  que  le 
caractère  des  citoyens  de  la  Nouvelle -Angleterre 
est  avant  tout  la  dignité:  dignified,  cette  épi- 
thète  revient  souvent,  et  en  effet  elle  exprime 
mieux  qu'aucune  autre  les  aspirations ,  la 
tenue,  la  conduite  de  chacun.  L'apparence 
même  du  village  de  South-Berwick  est  distin- 
guée. Dans  les  larges  avenues  qui  tiennent  lieu 
de  rues,  les  maisons  ne  s'alignent  pas  les  unes 
contre  les  autres  ;  semées  de  distance  en  dis- 
tance, elles  s'entourent  de  jardins  que  borde 
une  barrière.  Celle  que  j'habite,  à  l'entrée  du 
village,  donne  sur  la  petite  place  d'un  aspect 
provincial  délicieux  et  où  les  arbres  jouent  un 
tel  rôle  décoratif  qu'on  s'étonne  de  voir  la 
lumière  électrique  éclairer  ce  joli  coin  de  cam- 
pagne ;  la  nuit,  le  feuillage  brode  des  ombres 
chinoises  délicates  et  mobiles  que  je  ne  me 
lasse  pas  d'admirer  sur  les  stores  blancs  de 
mes  fenêtres. 

Partout  règne  un  aspect  général  de  pros- 
périté. Les  filatures  de  coton  dressent  leurs 
grands  bâtiments  près  de  l'écluse  formée  par 
la   Piscataqua.    Cette   belle    rivière ,    salée   à 


DANS   LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  235 

l'embouchure ,  baigne  les  chaînes  de  collines , 
préludes  des  Montagnes  Blanches.  Un  petit 
édifice  de  granit,  très  haut  planté,  domine  de  sa 
dignité  supérieure  les  constructions  en  bois  ; 
c'est  la  Bibliothèque,  fière  de  sa  tour,  de  son 
porche  monumental,  des  beaux  vitraux  qui 
décorent  ses  salles  de  classes  et  de  conférences. 

Gomme  à  mon  premier  voyage,  je  suis 
étonnée  de  l'absence  apparente  de  paysans  et 
d'ouvriers.  Toutes  les  maisons  me  font  l'effet 
de  maisons  bourgeoises  ;  bourgeois  aussi  le 
costume  des  hommes  et,  quant  aux  femmes, 
elles  portent  sans  exception  des  toilettes  de 
dames  ;  on  me  dit  que  ces  élégantes  sont  autant 
d'ouvrières  employées  dans  les  fabriques. 

En  effet  South-Berwick  est  habité  surtout  par 
des  artisans  enrichis,  des  manufacturiers.  Ce 
qu'on  appelait  jadis  la  bonne  société,  ces  vieux 
capitaines  au  long  cours,  ces  vieilles  demoiselles 
dont  les  amusantes  manies,  les  façons  surannées 
nous  font  sourire  dans  les  récits  de  miss  Jewett, 
ont  presque  entièrement  disparu,  les  capitaines 
surtout,  qui  avaient  parcouru  toutes  les  mers, 
visité  l'Europe  et  gagné  un  peu  partout  beau- 
coup d'argent.  Il  reste  d'eux,  dans  les  plus 
anciennes  demeures,  un  certain  fond  d'exo- 
tisme, porcelaines  de  Chine,  verreries  de  Venise, 


236     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUV  ELLE- ANGLETERRE. 

objets  précieux  venus  de  loin.  La  mer  était  le 
champ  d'action  du  colon  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre, comme  la  forêt  était  celui  de  l'habitant 
de  la  Nouvelle -France;  il  exploitait  les  pêche- 
ries négligées  par  ses  rivaux  et  montrait  dans 
des  expéditions  aventureuses  et  lointaines  une 
indomptable  vaillance,  qu'il  n'appliquait  à  la 
guerre  que  contraint  et  forcé.  Tout  autre  était 
l'opinion  du  gentilhomme  canadien,  chasseur 
et  soldat,  se  rattachant,  si  pauvre  qu'il  pût  être, 
aux  traditions  de  la  cour  de  Louis  XIV,  tandis 
que  les  colons  anglais  étaient  de  la  même  étoffe 
solide  et  résistante  dont  Gromwell  fit  ses  Bras 
de  fer  *. 

Le  30  mai,  jour  consacré  à  la  commémora- 
tion des  morts  glorieux  tombés  pour  la  cause 
de  l'Indépendance,  j'ai  l'occasion  de  voir  réunis 
quelques  types  caractéristiques  de  l'endroit. 
Un  usage  touchant  s'est  établi  peu  à  peu  depuis 
la  guerre  de  Sécession.  Ce  qui  reste  des 
hommes  qui  dans  chaque  localité  y  prirent  part 
se  transporte  au  cimetière  pour  décorer  les 
tombes  des  camarades. 

Le  30  mai  tombant  un  dimanche,  la  décora- 
tion annuelle  est  retardée;  cependant  je  vois 

1.  Lire  Parkman,  le  grand  historien  du  Canada. 


DANS   LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  237 

les  vétérans  porter  leur  drapeau  à  l'église.  Ils 
forment  un  groupe  compact  marchant  au  pas 
militaire.  Leur  tenue  est  éminemment  «  res- 
pectable » .  Bonnes  figures  énergiques  et  graves, 
profils  droits  taillés  à  grands  traits,  barbe  rase, 
sauf  parfois  sous  le  menton  ce  petit  bouquet 
de  poil  qu'on  ne  rencontre  plus  guère  aux 
États-Unis  que  dans  les  régions  reculées.  Le 
chapeau  de  feutre  à  ganse  d'or,  l'uniforme  bleu 
montrent  qu'on  appartient  à  la  société  dite 
l'Armée  de  la  Grande  République.  Ce  sont  des 
charpentiers,  des  forgerons,  des  fermiers,  des 
gens  que  nous  appellerions  du  peuple;  il  y  a 
pourtant  un  médecin  dans  le  nombre.  Je  les 
reverrai  la  semaine  suivante  au  cimetière  où, 
musique  et  tambour  en  tête,  ils  iront  planter 
les  couleurs  nationales  sur  les  tombes  de  leurs 
compagnons  disparus.  Quelques-unes  de  ces 
tombes  renferment  le  corps,  d'autres  ne  sont 
que  commémoratives.  Et  les  familles  suivent  à 
pied  ou  en  voiture,  chargées  de  bouquets.  Aux 
hymnes  succède  le  chant  national,  America, 
sur  l'air  conservé  de  God  save  the  king.  Le  mi- 
nistre parle  longuement  de  la  guerre  «  qui 
jamais  plus  ne  se  renouvellera  ».  Une  brise 
douce  agite  les  arbres,  le  soleil  éclaire  cette 
scène    rustique    toute    de    recueillement,    de 


238     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

prière,  de  respect,  d'émotion  virilement  conte- 
nue. 

Chaque  tombe  de  soldat  ayant  été  saluée  à 
son  tour,  les  vétérans  continuent  leur  proces- 
sion à  travers  la  campagne;  ils  vont  chercher 
dans  les  champs  de  repos  dispersés  qui  appa- 
raissent loin  de  toute  église,  et  dans  les  cime- 
tières particuliers  attenants  parfois  aux  fermes, 
le  tertre  vert  ou  la  pierre  levée  qui  recouvre 
un  soldat. 

Pendant  les  promenades  que  je  fis  sur  les 
hauts  plateaux  du  Maine,  il  m'arriva  de  voir 
une  tache  de  couleur  vive  éclater  dans  la  ver- 
dure ou  briller  sur  la  nappe  blanche  des  mar- 
guerites en  fleur  :  le  drapeau,  strié,  étoile, 
bleu,  blanc,  rouge  des  États-Unis,  le  petit  dra- 
peau tout  neuf,  du  jour  de  la  Décoration  attes- 
tait qu'un  des  enfants  de  l'endroit  était  mort 
pour  son  pays  et  que  son  pays  ne  l'oubliait 
pas. 

Mais  c'est  à  Boston  qu'il  faut  cette  année,  1897, 
célébrer  le  Mémorial  Day,  l'inauguration  du 
monument  de  Robert  Gould  Shaw  ajoutant 
un  intérêt  particulier  à  la  solennité.  Nous  nous 
transportons  donc  en  ville  pour  un  jour. 


II 


LE    «    MEMORIAL   DAY    » 


On  connaît  à  Paris  le  monument  de  Shaw, 
])uisqu'une  réduction  en  a  été  envoyée  par 
le  sculpteur  Saint-Gaudens  à  notre  dernière 
exposition  du  Champ -de -Mars;  l'histoire  de 
l'œuvre  et  son  but  sont  admirables,  au  moins 
autant  que  l'œuvre  elle-même. 

Quand  la  Chambre  du  Massachusetts  vota 
en  1 865  une  statue  équestre  à  la  mémoire  de  Shaw 
et  ouvrit  une  souscription  pour  rassembler  les 
fonds  nécessaires,  elle  eut  soin  de  spécifier  qu'il 
ne  s'agissait  pas  d'un  simple  hommage  de 
reconnaissance  publique  rendu  à  un  soldat 
mort  glorieusement  pour  la  patrie,  mais  de  la 
commémoration  d'un  grand  fait  historique  qui 
n'était  autre  que  le  triomphe  définitif  de  la 


240     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOU  VELLE- ANGLETERRE. 

liberté.  En  effet,  le  sacrifice  que  le  jeune  colo- 
nel Shaw  fit  de  ses  préjugés  et  de  sa  vie  en 
conduisant  le  premier  régiment  nègre  à  l'as- 
saut du  fort  Wagner,  marque  la  date  du  véri- 
table affranchissement  des  esclaves  appelés  à 
l'honneur  de  défendre  leur  pays. 

Ce  Bostonien  de  race,  aussi  fier  de  ses  ori- 
gines que  pourrait  l'être  aucun  patricien  du 
vieux  monde,  et  dont  le  «  sang  bleu  »  est  sans 
cesse  rappelé  dans  les  panégyriques  dont  il  est 
l'objet,  accepta  de  son  plein  gré  ce  qui  autour 
de  lui  passait  pour  un  opprobre.  A  vingt- six 
ans,  marié  de  la  veille,  au  seuil  d'une  carrière 
qui  s'annonçait  brillante,  il  quitta  le  régiment 
où  il  s'était  distingué  déjà  pour  tenter  la  dou- 
teuse aventure  derrière  laquelle  il  y  avait  pour 
lui  une  question  de  principe.  Il  brava  le  ridi- 
cule qui  s'attachait  à  cette  entreprise  et  ce  fut 
peut-être  le  moment  où  il  lui  fallut  le  plus  de 
courage.  Au  grand  nombre  il  semblait  impos- 
sible que  le  nègre  pût  avoir,  comme  le  blanc,  le 
sentiment  du  devoir  militaire  auquel  rien  ne 
l'avait  préparé  ;  une  écrasante  majorité  s'élevait 
contre  la  formation  des  régiments  de  couleur  ; 
le  président  Lincoln  lui-même  ne  se  pronon- 
çait pas  franchement  en  leur  faveur,  mais 
blâme  et  raillerie  durent  faire  silence  le  jour 


DANS   LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  241 

OÙ  Shaw  criant  :  Onward  !  En  avant  I  tomba 
percé  de  coups  dans  les  tranchées  du  fort 
Wagner  avec  la  moitié  de  ses  hommes.  Une 
pareille  hécatombe  était  la  meilleure  des 
réponses  et,  pour  compléter  la  beauté,  le  sens 
profond  du  drame,  l'ennemi  enterra  Shaw,  en 
signe  de  mépris,  pêle-mêle  «  avec  ses  nègres.  » 

C'est  ici  que  commence  le  rôle  très  noble  de 
la  famille  du  héros  ;  jamais  le  père  ne  voulut 
faire  aucune  tentative  pour  retrouver  le  corps 
ignominieusement  enfoui  de  son  fils  et,  lorsque 
la  statue  fut  votée,  il  conseilla  de  ne  pas 
mettre  en  évidence  une  figure  unique,  alors 
que  d'autres  avaient  droit  au  môme  honneur. 
Cette  pensée  d'absolu  désintéressement,  Saint- 
Gaudens ,  l'artiste  américain  qui  porte  un 
nom  de  France  et  qui  a  dans  les  veines  un 
génial  mélange  de  sang  français  et  irlandais, 
mit  douze  années  à  la  mûrir.  Le  résultat  final 
fut  le  haut-relief  qui  représente  Shaw  à  cheval, 
l'épée  nue  à,  la  main,  conduisant  ces  mêmes 
soldats  nègres  qui ,  tués  à  ses  côtés ,  lui 
tiennent  aujourd'hui  compagnie  chez  les  morts. 

L'emplacement  choisi  fut  en  face  du  Capi- 
tole,  au  niveau  de  la  plus  belle  rue  de  Boston. 
Une  large  brèche  ayant  été  pratiquée  dans  le 
mur    qui    sépare    du   Parc  Beacon  Street,   le 

14 


242     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU VELLE- AN GLET ERKE. 

revers  du  monument  se  trouve  dans  le  Parc 
même,  ce  Common  si  rempli  de  souvenirs 
patriotiques.  Longtemps  un  échafaudage  de 
planches  défia  la  curiosité  des  passants ,  puis 
arriva  enfin  le  Mémorial  Day,  choisi  pour 
l'inauguration.  Vers  dix  heures,  nous  nous 
trouvons,  mes  amies  et  moi,  aux  premières 
loges,  sur  un  balcon  pavoisé. 

De  hauts  dignitaires  passent  en  voiture  :  le 
gouverneur  du  Massachusetts,  le  maire  de 
Boston,  le  président  de  l'Université  de  Harvard, 
les  notabilités  civiles  et  militaires  qu'on  me 
nomme  à  mesure,  entre  autres  le  colonel 
Higginson,  une  des  figures  les  plus  en  évidence 
du  vieux  Cambridge,  qui  commanda  lui-même 
un  régiment  nègre  dont  il  a  écrit  l'histoire. 
Aux  fenêtres,  beaucoup  de  dames  ;  des  tribunes 
chargées  de  monde  officiel  dans  la  cour  de  la 
State  home  ;  des  grappes  de  gamins  accrochés 
aux  arbres,  une  foule  considérable,  mais  fort 
tranquille  dans  le  Parc  et  dans  Beacon  Street; 
les  agents  la  repoussent  sur  le  passage  des 
troupes  ;  celles-ci  avancent  en  bon  ordre  sous 
une  fâcheuse  averse  qui  met  trop  de  para- 
pluies dans  le  décor. 

On  acclame  le  fameux  7®  de  New^-York,  l'un 
des  plus  beaux  régiments  des  États-Unis;  on 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  243 

acclame  le  corps  des  Cadets,  les  milices  du 
Massachusetts,  mais  pour  des  yeux  européens 
les  gardes  nationales  n'ont  jamais  grand  pres- 
tige ;  d'ailleurs  les  uniformes  américains  ne 
sont  pas  beaux,  s'ils  sont  pratiques;  c'est  la 
marine  surtout  qui  me  paraît  mériter  les 
hourras.  Nouvelle  ovation  pour  l'infanterie  de 
couleur  ;  ici  l'enthousiasme  s'adresse  à  la 
réalisation  pleine  et  entière  d'une  idée  qui 
avait  passé  d'abord  pour  chimérique.  Cet 
enthousiasme  s'affirme  et  grandit  sur  le  passage 
des  débris  du  régiment  de  Shaw,  une  soixan- 
taine de  nègres,  vieux,  infirmes,  mutilés,  celui- 
ci  la  manche  repliée  sur  un  bras  absent,  celui- 
là  traînant  une  jambe  de  bois.  Le  plus  jeune 
compte  bien  cinquante  ans  ;  c'est  peut-être  le 
petit  tambour  qui  sur  le  bas-relief  ouvre  allè- 
grement la  marche.  Pauvres  diables  I  Ils  sont 
venus  de  divers  États,  plusieurs  ont  fait  des 
centaines  de  lieues  sous  les  lambeaux  d'uni- 
formes qui  leur  restent,  reliques  des  jours  de 
gloire  et  de  misère,  et  les  voici  de  nouveau, 
après  trente-quatre  ans,  à  la  même  place  d'où 
ils  partirent,  de  ce  pas  dont  Saint-Gaudens 
nous  fait  sentir  le  rythme  un  peu  traînant, 
caractéristique  de  la  race,  résolu  néanmoins 
et  que  rien  n'arrêta.  Celui  des  poètes  améri-* 


244     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE- ANGLETERR E. 

cains  qui  occupe  aujourd'hui  le  rang  de 
lauréat,  T.  B.  Aldrich,  a  chanté  dans  l'Ode  qui 
lui  fut  demandée  en  cette  grande  circonstance 
«  les  morts  qui  ne  mourront  point  ».  Voici 
devant  nous,  en  effet,  avec  leur  jeune  chef, 
jeune  à  jamais,  les  fantômes  du  54%  ces 
esclaves  de  la  veille,  qui  déploient  le  drapeau 
lacéré,  témoin  de  l'assaut  du  fort  Warwick. 
Il  fallait,  pour  prouver  leur  valeur,  les  envoyer 
aux  avant-postes.  L'épreuve  réussit.  Quand  le 
premier  porte-enseigne  tomba  frappé  à  mort, 
un  certain  Wilkins  ramassa  ce  drapeau  sous 
une  grêle  de  balles  en  s'écriant  :  «  Il  n'a 
pas  touché  terre,  camarades  I  »  Et  il  ne  le 
lâcha  plus.  Il  le  tient  encore  aujourd'hui. 
Wilkins  fait  bonne  figure  dans  ce  groupe 
d'épaves  humaines  devant  lequel  l'armée 
défde  en  saluant. 

Les  temps  ont  bien  changé  depuis  le  jour  du 
départ,  et  ces  changements  sont  tout  à  l'avan- 
tage de  la  race  noire.  Les  ruines  vénérables  du 
54^  semblent  le  sentir,  quoique  leur  attitude 
ne  soit  certes  pas  celle  de  gens  qui  viennent 
d'être  coulés  en  bronze  pour  la  postérité.  Par 
exemple,  un  vétéran  de  la  marine  est  es- 
corté jusqu'au  bout  par  ses  petits-enfants,  aussi 
noirs  que  lui,  deux  jumeaux  en  uniforme  de 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  245 

matelot  qui  marchent  au  pas  militaire  de  toute 
la  vigueur  de  leurs  jambes  courtes,  à  droite  et  à 
gauche  de  l'aïeul.  Ce  n'est  pas  très  régulier,  mais 
ces  belliqueux  Lilliputiens  mettent  au  tableau 
une  touche  comique  ;  ils  m'ont  fait  rire  de  bon 
cœur  quand  l'émotion  me  prenait  à  la  gorge. 

Au  moment  où  va  tomber  le  voile  qui  cache 
le  monument,  un  coup  de  canon  est  tiré  auquel 
répondent  les  salves  des  navires  dans  le  port. 
S'il  y  eut  alors  des  discours  prononcés,  je  ne 
les  entendis  pas;  on  applaudit  frénétiquement 
le  sculpteur  Saint-Gaudens.  C'est  un  peu  plus 
tard,  dans  le  Music  Hall,  l'immense  salle  de 
concerts,  qu'un  assaut  d'éloquence  se  produit, 
le  gouverneur  Wolcott,  le  maire  Quincy,  le 
colonel  Lee,  le  professeur  James,  de  Harvard, 
faisant  tour  à  tour  l'éloge  de  Robert  Shaw  et 
de  cette  charge  désespérée  «  qui  après  tout  fut 
un  échec,  mais  un  échec  à  la  façon  des  Thermo- 
pyles  dont  on  parlera  quand  de  plus  hauts  faits 
d'armes  seront  oubliés,  car  l'importance  histo- 
rique d'un  événement  ne  se  mesure  ni  à  sa  gran- 
deur matérielle  ni  à  son  succès  immédiat  »  ! 

Si  brillants  que  soient  les  orateurs,  le 
grand  succès  paraît  être  pour  Boker  Washing- 
ton, professeur  d'une  université  nègre,  qui 
prend    la    parole    comme    représentant   de  la 

14. 


246     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

classe  de  couleur,  et  il  faut  convenir  qu'au 
physique  il  la  représente  sans  aucune  distinc- 
tion, ce  qui  n'empêche  qu'il  y  ait  sous  cette 
peau  ténébreuse  et  ces  traits  épatés  une  belle 
intelligence.  Dans  un  discours  bref,  où  chaque 
mot  porte,  où  abondent  les  idées  générales,  il 
prouve  que  l'abolition  de  l'esclavage  n'a  pas 
seulement  délivré  les  noirs,  qu'elle  a  encore, 
qu'elle  a  surtout  délivré  les  blancs  dont  le 
développement  moral  était  impossible  sous  ce 
règne  d'iniquité.  Il  n'exagère  pas  les  progrès 
accomplis  déjà  par  sa  race,  il  énumère  avec 
fermeté  toutes  les  qualités  qui  lui  manquent 
encore,  mais  il  a  foi  dans  l'avenir  préparé  par 
le  collège,  par  l'école  industrielle,  par  l'habi- 
tude prise  d'un  effort  soutenu.  Faire  son  devoir 
sur  le  champ  de  bataille  n'est  pas  le  plus  diffi- 
cile. Un  jour  viendra  où  rien  de  ce  qui  est 
permis  au  blanc  ne  sera  défendu  ou  refusé  au 
noir.  Le  ton  est  fier,  sans  aucune  jactance. 
Boker  Washington  restera  dans  le  souvenir  des 
Bostoniens  comme  la  figure  principale,  le  lion 
de  cette  journée,  avant  tout  comme  un  vivant 
argument  en  faveur  de  sa  cause. 

Nous  allons,  la  foule  s'étant  dispersée,  regar- 
der en  détail  le  monument  de  Shaw.  La  partie 
architecturale  confiée  à  M.  Mac-Kim  ne  me  pa- 


DANS   LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  247 

raît  pas  sans  reproche,  mais  le  haut-relief  de 
Saint-Gaudens  est  une  œuvre  dont  on  ne  peut 
bien  apprécier  l'exécution  qu'après  s'être  rendu 
compte  des  difficultés  qu'elle  offrait.  Une  im- 
pression d'unité  toute  classique  se  dégage 
de  l'ensemble;  en  même  temps,  les  types  sont 
d'une  réalité  scrupuleusement  observée.  On 
me  fait  remarquer  que  le  cheval  n'a  rien  de 
conventionnel,  qu'il  réunit  toutes  les  caracté- 
ristiques du  cheval  américain.  Au-dessus  du 
groupe  en  marche  flotte  une  figure  de  femme, 
un  bras  étendu  pour  montrer  le  chemin,  rete- 
nant de  l'autre  main  les  palmes  de  la  gloire  et 
les  pavots  de  la  mort.  Chez  cette  personnification 
de  la  destinée,  je  reconnais  le  visage  régulier 
d'une  jeune  dame  de  Boston  qui  mériterait 
d'être  grecque.  Ces  traits  d'observation  locale 
ne  sont  pas  les  moins  appréciés. 

Nous  descendons  les  degrés  conduisant  aux 
bancs  de  granit  placés  des  deux  côtés  de  la 
fontaine  qui  décore  l'autre  face  du  monument. 
Là  sont  inscrits,  au  centre  de  couronnes  de  lau- 
riers, les  noms  des  officiers  tués  dans  l'attaque 
du  fort  Wagner  et  une  inscription  suit  dont 
voici  le  sens  : 

Au  54e  régiment  d'infanterie  du  Massachusetts.  Les  offi- 
ciers blancs  firent  cause  commune  avec  des  hommes  de 


mS     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

la  race  méprisée,  encore  ignorants  de  la  guerre,  et  ris- 
quèrent la  mort  comme  instigateurs  d'une  insurrection 
d'esclaves  au  cas  où  on  les  eût  faits  prisonniers. 

Les  noirs,  engagés  volontaires  à  l'heure  de  la  mauvaise 
fortune,  servirent  sans  solde  pendant  dix-huit  mois  jus- 
qu'à ce  qu'on  leur  eût  décerné  la  même  paye  qu'aux 
troupes  blanches,  s'exposant  à  l'esclavage  qui  les  mena- 
çait, s'ils  étaient  pris;  braves  dans  l'action,  patients  dans 
de  lourds  travaux,  toujours  gais  parmi  les  pires  priva- 
tions. 


Ils  sont  une  demi-douzaine  de  badauds, 
occupant  les  premiers  ces  deux  bancs  de  pierre 
qui  font  partie  du  nionument,  tous  couleur  de 
suie,  les  yeux  brillants,  le  sourire  aux  lèvres. 
Ce  sourire  s'élargit  tandis  que  Tune  de  nous 
achève  tout  haut  la  lecture  qu'ils  faisaient  à 
demi-voix  : 

Ensemble,  ils  donnèrent  à  la  nation  et  au  monde  la 
preuve  immortelle  que  les  Américains  d'origine  africaine 
possèdent  la  fierté,  le  courage  et  le  dévouement  du  soldat 
patriote.  Cent  quatre-vingt  mille  de  ces  Américains-là 
s'enrôlèrent  sous  le  drapeau  de  l'armée  en  1863-65. 

Toute  la  journée  les  nègres  se  succèdent 
devant  cet  ineffaçable  certificat  d'égalité,  toute 
la  journée,  ils  grouillent  triomphants  à  travers 
la  ville.  L'inauguration  du  monument  de  Shaw 
serait  un  acte  de  haute  politique,  quand  bien 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  249 

même    le    patriotisme    et    la    reconnaissance 
n'eussent  pas  suifi  à  l'inspirer. 

Mais  en  rappelant  ces  choses  aujourd'hui,  il 
me  semble  que  ma  plume  retarde  d'un  siècle. 
Les  incidents  de  la  guerre  avec  l'Espagne 
reculent  dans  un  passé  lointain  cette  guerre 
civile,  dont  on  continuait,  faute  de  mieux, 
à  faire  tant  de  bruit.  Voilà  le  caractère  du 
Mémorial  Day  complètement  altéré.  Les  proces- 
sions aux  tombes  des  soldats,  d'année  en  année 
moins  nombreuses,  vont  recevoir  de  terribles 
renforts.  Les  drapeaux  clairsemés  se  multi- 
plieront par  centaines,  et  combien  d'autres 
tombes  resteront  sans  décoration  sur  les  plages 
tropicales  où  le  climat  et  la  fièvre  firent  presque 
autant  de  victimes  que  le  canon  I 

Je  suis  bien  aise  d'avoir  vu  le  dernier 
Mémorial  Day  d'une  Amérique  étrangère  aux 
conquêtes  qui  aujourd'hui  sont  un  fait  accompli, 
cl  de  loin  je  salue  avec  plus  de  respect  que 
jamais  le  monument  de  Shaw,  ce  champion 
désintéressé  de  la  fraternité  humaine. 


II 


UN   PELERINAGE  A   CONCORD 


Comparer  le  village  de  Concord  où  brilla 
«  cette  blanche  lumière  »,  le  génie  d'Emerson, 
à  Stratford-sur-Avon  et  à  Weimar,  serait 
d'abord  une  banalité,  le  rapprochement  ayant 
été  fait  plus  d'une  fois,  et  ensuite  une  erreur 
de  jugement,  comme  le  sont  si  souvent  les 
comparaisons,  car  la  dévotion  qui  conduit  force 
pèlerins  à  Concord  est  beaucoup  plus  locale, 
jusqu'ici,  que  celle  dont  peuvent  être  l'objet, 
dans  leurs  tabernacles  respectifs,  Shakspeare. 
ou  Goethe.  Pourtant,  Emerson  qu'on  a  si 
souvent  désigné  en  France  avec  une  assez  vague 
admiration  comme  l'auteur  de  la  Nature,  com- 
mençant à  être  sérieusement  étudié  dans  un 
groupe  de  philosophes  et  de  moralistes,  il  peut 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  251 

être  opportun  d'aller  le  chercher  et  le  sur- 
prendre au  lieu  qui  est  le  plus  imprégné  de  sa 
mémoire.  On  sait  tout  ce  que  Concord  fut  pour 
lui  ;  il  y  retrouvait  le  souvenir  de  ses  aïeux, 
presque  tous  hommes  d'église,  l'exemple  de 
son  grand -père  surtout,  le  prêtre  patriote  de 
la  Révolution  ;  il  y  avait  vécu  enfant,  auprès 
de  sa  mère  veuve,  il  y  fut  toujours  rap- 
pelé par  des  affections  de  famille  et  de  choix  ; 
enfin,  après  avoir  abandonné  l'église  unitai- 
rienne,  il  vint  y  abriter  une  vie  qui,  pour 
n'avoir  plus  de  but  déterminé,  n'en  était  pas 
moins  vouée  à  diriger  par  d'autres  chemins  les 
âmes  vers  Dieu,  justifiant  en  quelque  sorte  son 
paradoxe  que  pour  être  bon  ministre,  il  faut 
avoir  quitté  le  ministère. 

Le  3  juin,  nous  prenons  le  train  qui  de 
Boston  conduit  en  une  demi -heure  à  la  retraite 
dont  Emerson  écrivait:  «  Amoureux  de  soli- 
tude, je  m'en  allai  vivre  à  la  campagne,  à 
dix-sept  milles  de  Boston,  et  alors  le  vent  du 
nord-ôuest  avec  ses  neiges  prit  soin  de  moi  et 
me  défendit  contre  toute  compagnie  en  hiver, 
tandis  que  les  collines  et  les  bancs  de  sable, 
intervenant  entre  la  ville  et  moi,  faisaient 
bonne  garde  en  été.  »  Ces  protections  ne  l'em- 
pêchèrent pas  d'être  assailli  par  tous  les  songe- 


25"2  NOUVELLE-FRANCE  ET  NO  UVELLK- ANGLETERRE. 

creux  et  tous  les  visionnaires  du  monde , 
lesquels,  sous  prétexte  de  consulter  le  Prophète, 
dévoraient  son  temps  et  sa  vie.  Si  enveloppé 
qu'il  soit  de  douceur  et  de  sérénité,  il  crie 
dans  ses  confidences  à  son  journal  l'impatience 
que  lui  causent  ces  bras  de  mendiants  sans 
cesse  tendus  vers  lui  et  auxquels  il  sent  qu'il 
n'appartient  pas.  Qu'ils  meurent  ou  qu'ils 
s'aident  eux-mêmes  !  Il  y  aurait  beaucoup  à 
dire  du  reste  sur  la  «  douceur  implacable  » 
d'Emcrson,  sur  sa  glaciale  urbanité,  sur  sa 
réserve  tout  aristocratique,  sur  sa  sensitivité 
qui  lui  rendait  pénible  tout  contact  direct 
avec  les  masses,  ou  plutôt  il  y  avait  beaucoup 
à  dire  avant  les  excellents  travaux  qui  ont 
paru  récemment  en  Â.mérique,  la  biographie 
si  consciencieuse,  si  intime,  si  complète  de 
M.  Cabot  *  et  l'essai  de  M.  J.  Chapman  qui  est 
en  quelques  pages  une  œuvre  de  premier  ordre 
d'où  se  dégage  le  jugement  le  plus  libre  et  le 
plus  sûr  qu'on  ait  encore  porté  sur  l'homme, 
le  philosophe  et  le  poète 

J'éprouve  une  impression  désagréable  quand 
les  amis  qui  m'accompagnent  s'écrient,  après 
m'avoir    désigné    de    loin    la  fameuse  prison 

1.  A  Meinoir  of  Ralph  Waldo  Emerson,  by  James  Elliot  Cabot, 
2  vol.  ;  Houghton  Mifflin,  Boston. 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  253 

d'État  et  cette  énorme  fabrique  de  Waltham 
d'où  sortent  annuellement  cinq  cent  cinquante 
mille  montres  :  — Voilà  le  lac  Walden,  l'ermi- 
tage de  Thoreau  I 

Les  livres  de  ce  disciple  d'Emerson  en  qui 
le  maître  trouvait  un  mélange  du  Spartiate  et 
de  l'Hindou  et  d'abord  un  être  profondément, 
absolument  original,  encore  qu'il  lui  ressem- 
blât ou  parce  qu'il  lui  ressemblait,  ces  livres 
d'un  ermite  en  rupture  irréconciliable  avec  la 
société^  ne  m'avaient  pas  préparée  à  une  «  soli- 
tude »  que  l'on  découvre  du  chemin  de  fer  et 
où  les  promeneurs  du  dimanche  vont  faire 
des  pique  -  niques .  Simplicité  primitive  de 
Walden,  socialisme  de  Brook-Farm,  envolées 
vertigineuses  des  Transcendentalistes  vers  la 
culture  esthétique  et  sentimentale,  tout  cela  ne 
serait-il  qu'une  pose? 

Comme  s'il  ne  pouvait  arriver  que  les 
préludes  d'une  Révolution  soient  exagérés  ou 
même  ridicules  sans  être  pour  cela  moins 
significatifs  I  Mais  cette  réflexion  ne  me  vint 
que  plus  tard  ;  je  note  en  toute  humilité  mon 
premier  mouvement  :  j'abordai  Concord  avec 
quelque  méfiance. 

1.  Voir  le  Naturalisme  aux  Étals-Unis,  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes  du  15  septembre  1887. 

15 


254  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

L'endroit  est  charmant,  les  collines  basses, 
séparées  par  d'étroites  vallées  qui  ne  sont 
guère  que  des  ravins  de  verdure,  étant  par- 
tout couvertes  de  beaux  bois  qui  débordent 
jusque  dans  le  village.  Nous  nous  dirigeons 
sous  un  berceau  ininterrompu  d'érables  ma- 
gnifiques, Lexington  Street,  vers  la  maison 
d'Emerson.  Il  avait  dénoncé  son  apparence 
médiocre,  mais  en  ajoutant  :  «  Nous  y  met- 
trons tant  de  livres  et  de  papiers  et,  si  c'est 
possible,  tant  d'amis  intéressants,  qu'elle  aura 
de  l'esprit  autant  qu'elle  en  peut  porter.  » 

Cette  maison  est  en  bois  peint  comme  toutes 
les  maisons  de  campagne  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre ;  un  petit  chemin  dallé  conduit  au 
porche  que  soutiennent  deux  colonnes  ;  même 
péristyle  du  côté  qui  représente  la  façade 
principale.  Un  jardin  l'entoure,  ce  jardin  où 
il  émondait  lui-même  ses  arbres  fruitiers  en 
avouant  qu'il  se  faisait  l'effet  de  l'empereur  de 
la  Chine  à  la  tête  d'une  charrue  symbolique, 
et  où  il  piochait  si  maladroitement  que  son 
petit  garçon  lui  disait  avec  sollicitude  : 
«  Prenez  garde,  papa,  de  vous  piocher  la  jambe. 

Mes  yeux  ne  peuvent  se  détacher  de  cette 
prairie  en  pente  douce  qui  descend  vers  la 
rivière  qu'il  traversait  pour  prendre  le  sentier 


DANS   LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  255 

conduisant  à  Walden  à  travers  les  champs,  sa 
promenade  favorite.  Ce  verger,  ce  potager  où 
il  se  reposait  par  le  travail  manuel  d'une 
tension  d'esprit  incessante  sont  encore  remplis 
de  sa  présence.  Il  partageait  la  journée  entre 
ses  livres  et  la  contemplation  d'un  coucher 
de  soleil,  d'une  tempête  de  neige,  d'un  certain 
tournant  de  la  Goncord-River.  Tout  le  pay- 
sage où  ce  voyant  discernait  entre  elles  et 
adorait  à  la  fois  «  les  harmonies  qui  sont 
dans  l'âme  et  la  matière,  spécialement  les 
correspondances  entre  celles-ci  et  celles-là  », 
revêt  par  suite  un  caractère  idéal.  —  Allons 
voir  ses  livres  maintenant. 

Miss  Emerson  habite  la  maison  paternelle  ; 
elle  est  absente  aujourd'hui,  mais  nous  sommes 
reçues  par  une  de  ses  amies  qui  nous  autorise 
à  tout  visiter.  Voici,  comme  dans  un  grand 
nombre  de  maisons  américaines,  le  vestibule 
où  débouche  l'escalier.  A  droite  le  cabinet 
d'Emerson  ;  rien  n'y  a  été  changé,  sa  table  à 
écrire  reste  intacte  ;  il  semble  que  devant  elle 
le  vieux  fauteuil  l'attende  encore.  Ce  n'est  certes 
pas  un  cabinet  d'apparat,  mais  un  vrai  labo- 
ratoire de  recherches  et  d'idées.  Les  volumes 
de  la  bibliothèque,  relativement  peu  considé- 
rable,   sont   vieux    et    usés,    des   compagnons 


256     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

fidèles,  consultés  tant  de  fois  I  Je  remarque 
une  première  édition  des  poèmes  de  ïen- 
nyson,  partout  annotée,  Platon,  dont  Emerson 
est  sorti  tout  entier,  Plutarque  et  Montaigne 
qu'il  aimait  comme  un  frère  pour  son  dédain 
du  raisonnement  systématique,  pour  l'indé- 
pendance avec  laquelle  il  tenait  à  comprendre 
ce  qu'il  croyait,  au  lieu  de  s'en  tenir  à 
des  formules  toutes  faites.  Cette  admiration 
accordée  à  Montaigne,  de  même  que  d'autres 
dogmes  émersoniens,  a  fait  son  chemin  en 
Amérique,  si  bien  que  je  n'ai  jamais  rencontré 
de  femme  qui  n'affichât  un  enthousiasme  sans 
bornes  pour  notre  grand  sceptique.  Emerson 
ne  goûtait  guère  d'ailleurs  la  littérature  fran- 
çaise, l'esprit  français.  Cet  esprit  agile  devait 
le  déconcerter  quelquefois,  comme  faisait  le 
boulevard,  lorsque,  visitant  Paris  sans  plaisir, 
il  croyait  l'entendre  dire  :  «  Qui  vous  amène, 
mon  grave  Monsieur?  » 

A  en  juger  par  ce  que  je  vois  sur  les  murs, 
il  avait  le  culte  de  Michel- Ange  et  de  Raphaël. 
Ceci  s'accorde  avec  ce  que  nous  savons  de  son 
esthétique  toute  religieuse  :  la  beauté  des 
églises  catholiques  le  touchait  autant  que  leur 
hospitalité;  il  aimait  leurs  portes  toujours 
ouvertes,  il  aurait  voulu  de  la  peinture,  de  la 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  257 

sculpture  dans  les  temples  de  son  pays,  et  le 
culte  idéal  qu'il  rêvait  eût  gardé  des  points  de 
ressemblance  avec  les  symboliques  cérémonies 
romaines.  Il  reprochait  à  l'église  unitairienne 
d'oublier  un  peu  trop  que  les  hommes  sont 
poètes.  Devant  son  écritoire,  je  pense  à  ce  que 
nous  apprend  M.  Cabot  de  sa  manière  de  tra- 
vailler. Dès  que  ses  pensées  avaient  pris  une 
forme,  il  les  jetait  sur  son  journal  ;  ce  journal 
était  l'inépuisable  carrière  d'où  il  tirait  ses 
essais  et  ses  conférences.  Avait-il  un  article 
à  faire,  il  en  prenait  les  matériaux  réunis  sous 
telle  ou  telle  rubrique  et  y  ajoutait  ce  que  lui 
suggérait  le  moment.  Tout  en  se  rendant  par- 
faitement compte  des  lacunes  et  du  décousu 
inséparables  d'un  pareil  procédé,  il  refusait  de 
se  dégrader  par  la  recherche  d'une  pensée. 
«  Si  elle  vient,  je  l'accueille  volontiers,  mais 
si  elle  ne  vient  pas  spontanément,  c'est  qu'elle 
ne  viendrait  pas  bonne.  » 

Je.  regrette  que  dans  ce  foyer  de  l'inspira- 
tion on  ait  placé  le  buste  qui  fut  fait  de  lui 
tout  à  la  fm  de  sa  vie,  quand  avaient  dû  dis- 
paraître la  merveilleuse  mobilité  de  l'expres- 
sion et  cette  délicatesse  qui  s'alliait  chez  lui  à 
l'extrême  fermeté  des  lignes.  C'est  une  tête  de 
vieillard  qui  nous  accueille  ;  French,   le  seul- 


258  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- AN G LETERR E. 

pteur,  s'efforça  en  vain  d'y  mettre  cette  superbe 
lueur  de  génie  qui  dans  la  conversation  éclai- 
rait soudain,  d'après  le  témoignage  de  ceux  qui 
l'ont  connu,  ce  visage  ecclésiastique  aux  che- 
veux plats,  au  nez  long,  à  la  bouche  discrète. 

—  L'embarras,  disait  gaiement  Emerson 
parlant  de  son  buste,  c'est  que  plus  il  me  res- 
semble, plus  il  est  laid. 

Le  sage  raillait  d'un  sourire  sa  propre 
décrépitude.  Elle  s'annonça  par  l'embarras  de 
la  parole  ;  à  propos  d'un  parapluie  il  disait  : 
«  Je  ne  sais  plus  son  nom,  mais  je  sais  son 
histoire  ;  les  étrangers  le  prennent  et  l'em- 
portent. »  Une  de  mes  amies  de  Boston,  qui  le 
priait  de  venir  dîner  chez  elle,  obtint  cette 
réponse  :  «  Comment  serait-ce  possible?  Je 
ne  me  rappelle  plus  que  deux  mots  :  si  et 
mais.  » 

C'est  l'Emerson  de  ce  temps-là  que  nous  a 
conservé  le  buste  de  Daniel  French  ;  certes  il 
fut  noble  et  touchant  jusqu'au  bout,  conti- 
nuant à  contempler  de  la  piazza  de  sa  maison, 
où  après  tant  d'activité  dépensée  il  aspirait  au 
suprême  repos,  le  cours  fuyant  de  sa  rivière 
chérie  et  les  couchers  de  soleil  qui  pâlissaient 
à  l'horizon  ;  mais  ce  n'est  pas  là  l'Emerson  que 
nous  voudrions  auprès  de  cette  table  à  écrire 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  259 

OÙ  furent  tracées  des  œuvres  assez  fortes  pour 
modifier  profondément  l'âme  d'airain  de  la 
Nouvelle-Angleterre,  en  attendant  que  leur 
action  s'étendît  au  monde  entier. 

A  côté  du  cabinet  s'ouvre  un  salon  de  la 
simplicité  la  plus  austère.  J'y  remarque  le 
cadeau  de  noces  que  Carlyle  fît  à  madame 
Emerson,  une  gravure  d'après  V Aurore  du 
Guide.  Carlyle  et  Emerson  se  rencontrèrent 
tout  juste  assez  pour  nouer  une  de  ces  amitiés 
issues  de  l'attrait  des  contrastes;  l'un  d'eux 
croyait  à  la  vertu  de  l'autorité,  l'autre  à  celle 
de  la  liberté  :  ils  différaient  au  moral  autant 
qu'au  physique.  Un  portrait  de  Carlyle  avec  sa 
rude  chevelure  en  désordre,  sa  physionomie 
âpre  et  tourmentée,  représente  la  force  presque 
brutale  dans  cet  intérieur  si  calme,  si  recueilli 
où  se  reflète  pour  ainsi  dire  l'immatérialité 
d'Emerson.  Ce  maître  séraphique  ne  pouvait, 
on  le  lui  a  reproché,  rien  échanger  de  person- 
nel avec  les  humains;  ses  relations  avec  la 
Nature  étaient  plus  faciles.  Il  semble  que  la 
rivière  ait  gardé  l'écho  des  vers  harmonieux 
qu'il  lui  adresse  en  l'interpellant  par  son  nom 
indien  : 

Ta  voix  d'été,  Musketaquid,  —  Répète  la  musique  de 
la  pluie... 


260     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Le  jardin  aussi  se  souvient  qu'il  lui  a  dit  : 

Si  je  pouvais  mettre  mes  bois  en  chansons,  dire  ce 
qu'ils  donnent  de  délices,  — Tous  les  hommes  viendraient 
en  foule  dans  mon  jardin  —  Et  laisseraient  les  cités 
désertes... 

Mon  jardin  est  une  lisière  de  forêt  qu'entourent  des 
forêts  plus  anciennes.  —  En  pente  il  descend  vers  le 
bord  du  lac  bleu,  —  Puis  il  plonge  dans  les  profondeurs. 

Il  y  a  entre  lui  et  les  choses  qu'il  spiritualise 
une  intimité  à  rendre  jaloux  ses  amis  moins 
bien  partagés,  une  tendresse  à  désespérer  la 
pauvre  Margaret  Fuller  surtout,  dont  le  tempé- 
rament ardent  et  impérieux  lui  fit  toujours 
peur.  Nous  croyons  la  voir  dans  cette  mai- 
son qu'elle  remplit  aux  beaux  jours  du  trans- 
cendentalisme  de  son  éloquence  passionnée,  de 
son  exaltation  un  peu  théâtrale;  elle  passe 
avec  des  allures  de  sibylle,  paraissant  toujours 
demander  à  son  ami  «  je  ne  sais  quoi  qu'il  n'a 
pas  ou  qui  n'est  pas  pour  elle  ». 

Nous  voici  de  nouveau  dans  l'avenue,  et 
maintenant  l'image  évoquée  par  Nathaniel 
Hawthorne  nous  poursuit  :  «  Il  faisait  bon  le 
rencontrer  dans  notre  avenue,  avec  ce  pur 
rayonnement  intellectuel  qui  émanait  de  sa 
présence  comme  du  vêtement  d'un  être  glo- 
rieux. Et  lui,  si  tranquille,  si  simple,  accueil- 


I 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  261 

lant  chaque  être  vivant  comme  s'il  se  fût 
attendu  à  en  recevoir  plus  qu'il  ne  pouvait  lui 
donner.  Il  était  impossible  de  demeurer  dans 
son  voisinage  sans  respirer  plus  ou  moins 
l'influence  alpestre  de  sa  haute  pensée.  » 

Si  Hawthorne  rendit  justice  à  Emerson, 
Emerson  n'éprouva  jamais  pour  lui  de  sym- 
pathie très  vive.  Il  déclarait  ne  pouvoir  lire 
aucun  de  ses  livres  avec  plaisir.  Aveu  qui 
n'étonne  qu'à  demi  quand  on  se  rappelle 
certains  portraits  impitoyables  du  Blithedale 
romance,  où  il  est  facile  de  reconnaître,  parmi 
les  philanthropes  chimériques,  les  utopistes  ob- 
stinés, les  rêveurs  orgueilleux  qui  prétendent 
vainement  régénérer  le  monde,  tout  le  groupe 
de  Concord,  les  amis  d'Emerson,  Hawthorne 
d'ailleurs  parmi  eux,   et  Emerson  lui-même. 

Les  deux  grands  hommes  étaient  voisins,  mais 
autant  la  maison  d'Emerson  était  ouverte  à  la 
foule  des  enthousiastes  et  des  oisifs  qui  venaient 
le  prendre  pour  guide  de  gré  ou  de  force, 
autant  celle  de  Hawthorne,  que  nous  attein- 
drons tout  à  l'heure  sur  cette  même  avenue, 
se  fermait  aux  importuns.  La  taciturnité,  la 
sauvagerie  du  romancier  étaient  proverbiales. 
Je  regarde  avec  émotion  cette  espèce  de  belvé- 
dère, la  tour  d'ivoire  où  l'alchimiste  composait 

15. 


262     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE- A N GLETERRE. 

un  philtre  rare,  inimitable,  mélange  d'analyse 
ultra-subtile  et  de  vigueur  dramatique  extra- 
ordinaire dont  ses  romans  sont  imprégnés* 
Quelques-uns  méritent  certainement  de  compter 
parmi  les  plus  beaux  qui  aient  été  de  notre 
temps  écrits  en  langue  anglaise. 

Sauf  les  Contes  deux  fois  dits,  par  lesquels  il 
débuta,  les  Mousses  du  vieux  presbytère  que  lui 
inspira  sa  première  demeure  à  Concord,  et  Ja 
célèbre  Lettre  rouge  dont  s'enorgueillit  Salem, 
presque  tous  virent  le  jour  dans  ce  Wayside 
home  qu'il  habita  depuis  1852.  Il  le  trouvait 
beaucoup  trop  accessible  et,  dès  que  lui  était 
signalée  une  visite,  gagnait  le  bois.  Un  sentier 
propice  à  cette  fuite  devait  être,  prétendait-il, 
le  seul  souvenir  qui  resterait  de  lui.  Certes,  la 
Ijelle  tête  léonine  que  reproduisent  ses  por- 
traits ne  donnerait  l'idée  ni  de  cette  modestie, 
ni  de  cette  timidité. 

Entre  la  maison  d'Emerson  et  celle  de  Haw- 
thorne,  nous  nous  sommes  arrêtées  devant 
Orchard  House  où  demeurèrent  longtemps  les 
Alcott,  Alcott,  bâtisseur  de  mondes  comme 
l'appelait  l'oracle  de  Concord,  qui  manquait 
quelquefois  de  jugement,  car  ce  bâtisseur  de 
mondes  ne  fut  pas  capable  de  mener  à  bien  la 
construction  d'un  simple  phalanstère.  On  sait 


DANS   LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  263 

quelle  fut  la  fin  des  expériences  quasi  fourié- 
ristes  de  Brook-Farm  et  de  Fruitlands,  mais 
l'incapacité  pratique  n'était  pas  pour  détourner 
de  lui  Emerson  qui  faisait  cas  de  ses  théories 
sans  croire  beaucoup  à  leur  succès.  D'après 
Emerson,  l'homme  doit  se  renouveler  inté- 
rieurement avant  de  pouvoir  améliorer  son 
sort  extérieur.  Cette  certitude  l'empêcha  tou- 
jours de  se  mettre  en  avant  pour  aucune 
réforme,  sauf  celles  qui  touchent  directement 
à  l'être  spirituel,  celles  qui,  faisant  penser 
et  agir  les  hommes,  au  lieu  de  les  laisser  en 
proie  aux  circonstances,  les  conduisent  à  être 
autre  chose  que  de  misérables  accidents. 

Il  explique  d'ailleurs  d'une  façon  très  particu- 
lière et  où  perce  un  grain  d'égoïsme  le  plaisir 
que  lui  procure  la  société  d'Alcott  :  «  Quand  je 
cause  avec  lui,  c'est  moins  pour  pénétrer  ses 
pensées  que  pour  m'observer  sous  son  influence  ; 
il  m'excite  et  je  pense  librement.  »  Aujourd'hui 
le  nom  de  celui  qu'il  trouvait  à  tort  ou  à  raison 
plus  dieu  que  tous  les  autres,  est  bien  oublié  ; 
mais  on  se  souvient  de  la  fille  d'Alcott,  l'auteur 
charmant  de  ces  livres  pour  la  jeunesse  qui  ont 
été  traduits  en  français  :  Little  men,  Little 
women.  Je  salue  avec  plaisir  la  fenêtre  devant 
laquelle  courait  sa  plume  sans  prétention. 


264  NOUVELLE-FRANCE  ET  NO UVELLE- ANGLETERRE. 

Nous  avons  failli  passer  sans  la  regarder, 
tant  son  apparence  est  modeste,  devant  l'École 
de  philosophie,  désormais  close,  où  les  beaux 
esprits  de  Concord  se  rassemblaient  après  la 
mort  du  maître  pour  évoquer  ses  leçons.  On  y 
entendit  plus  d'une  belle  conférence. 

Après  la  maison  de  Hawthorne,  presque  à 
l'endroit  où  nous  sommes  conviées  à  voir  le 
premier  cep  de  vigne  noueux  et  colossal  d'ofi 
est  sorti  tout  le  fameux  raisin  de  Concord,  qui 
n'a  rien  de  commun  •  avec  le  chasselas,  on 
tourne  Merriam' s  Corner,  le  coin  de  route  où 
les  Anglais  battirent  en  retraite  (1775),  et 
nous  abordons  le  Concord  historique.  Voilà  le 
vieux  presbytère  (Old  Manse)  bâti  par  le  révé- 
rend William  Emerson.  Juste  en  face,  une 
taverne  peinte  en  rouge  conserve  la  trace  des 
balles  tirées  dans  la  journée  du  17  avril. 
Devant  elle,  une  pierre  indique  l'endroit  où 
tomba  mortellement  blessé  le  premier  soldat 
anglais.  Ces  souvenirs  de  révolte  et  de  guerre 
ajoutent  à  l'impression  que  produit  la  demeure 
où  Ralph  Waldo  Emerson  vécut  son  enfance 
pensive,  où  plus  tard  il  revint  auprès  des 
Ripley,  derniers  habitants  du  logis,  écrire 
l'essai  «  de  la  Nature  »,  où  à  son  tour  se  déve- 
loppa   le  génie   pessimiste  de  Hawthorne,  si 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  265 

différent  sous  des  influences  semblables.  Au 
bout  de  l'allée  plantée  d'arbres  qui  le  sépare 
de  la  route,  le  vieux  presbytère  aux  tons 
d'argent,  dans  un  cadre  de  sapins  noirs  et  de 
lianes  échevelées,  est  ce  que  j'ai  vu  de  plus 
mélancolique  parmi  ces  antiquités  bizarres,  les 
maisons  de  planches  de  la  période  coloniale. 
Alentour,  le  paysage  présente  toujours  l'étendue 
de  prairies,  les  buttes  couvertes  de  chênes  et 
de  hêtres  où  Emerson  nous  raconte  qu'il  errait 
avec  ses  frères  en  récitant  des  vers  ou  en  se 
représentant  les  héros  du  passé.  Nous  suivons 
la  route  sur  laquelle  son  grand-père,  le  pasteur 
deConcord,  vit,  de  la  petite  fenêtre  d'un  pignon, 
les  fermiers,  ses  paroissiens,  mettre  en  déroute 
les  habits  rouges  ;  puis  nous  atteignons  le 
Monument,  la  pierre  votive  dressée  «  en  signe 
de  reconnaissance  à  Dieu  et  en  l'honneur  de 
la  liberté  ». 

Nous  passons  le  pont  sur  la  rivière  sinueuse 
et  claire  qui  coule  à  pleins  bords  dans  le  gazon, 
pour-  regarder  de  près  la  statue  de  Daniel 
French  représentant  le  minute-man,  un  milicien 
de  ce  détachement  qui,  toujours  sur  le  qui- 
vive,  devait  être  prêt  à  la  minute.  C'est  un 
jeune  fermier  de  Concord  en  hautes  guêtres  et 
chapeau  rond  ;  il  vient  de  saisir  son  fusil  ;  son 


266     NOUVELLE-FRANCE   ET   NO  U  VELLE- ANGLETERRE. 

habit  est  posé  à  côté  de  lui  sur  la  charrue  qu'il 
abandonne.  Il  y  en  eut  quatre  cent  cinquante 
qui  se  battirent  ici  comme  de  vieux  soldats  et 
qui,  sans  ordre  ni  discipline,  harcelèrent  ensuite 
jusqu'à  Boston  les  troupes  anglaises. 

Sur  certains  sites,  on  croit  voir  planer  encore 
l'ombre  d'un  grand  événement  ;  tel  n'est  pas 
le  pont  du  Concord.  Jamais  campagne  plus 
riante  ne  parut  ignorer  les  violences  de  la 
guerre.  Les  eaux  abondantes  et  rapides  viennent, 
après  le  débordement  annuel,  de  rentrer  dans 
leur  lit,  laissant  les  prairies  tout  en  fleur  et 
d'une  éclatante  verdure.  Des  iris,  des  glaïeuls 
remplissent  la  petite  crique  où  se  berce  une 
barque  à  l'ancre  sous  d'épais  ombrages  retom- 
bants. On  placerait  ici  une  idylle  plutôt  qu'un 
poème  épique,  et  cependant  le  minute-man  nous 
dit  de  sa  voix  de  bronze  : 

Ici,  près  de  ce  pont  agreste,  —  l'étendard  s'est  ouvert  à  la 
brise  d'avril,  —  ici,  les  fermiers  se  rangèrent  en  bataille  et 
tirèrent  le  coup  de  feu  qu'entendit  l'univers. 

Nous  revenons  sur  nos  pas,  et  les  humbles 
reliques  de  la  Révolution  s'offrent  à  nous  dans 
le  Cabinet  d'Antiquités,  la  lanterne  par  exemple 
de  Paul  Révère,  qui  joua  un  si  grand  rôle  à  la 
veille  de  la  bataille  de  Lexington,  en  brillant, 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  267 

signal  convenu,  au  sommet  d'un  clocher.  Ce 
petit  musée  est  dans  la  même  rue  que  l'église 
unitairienne,  l'église  blanche  qu'Emerson  fré- 
quentait de  nouveau  chaque  dimanche  en  sa 
vieillesse.  Et  il  ne  se  déjugeait  pas  pour  cela, 
n'ayant  jamais  voulu  attaquer  aucun  culte, 
aucune  forme,  mais  seulement  éveiller  leâ  âmes 
à  un  sentiment  plus  vif  de  ce  qu'elles  croient, 
en  écartant  ce  qui  peut  obscurcir  ou  abaisser 
leur  croyance.  Ses  obsèques  y  furent  célébrées 
le  30  avril  1882  au  milieu  du  deuil  général. 
Nous  nous  les  représentons,  si  simples,  plus 
solennelles  cependant  que  celles  d'un  roi,  tout 
en  marchant  vers  le  Sleepy-Hollow  (val  dormant). 

Le  Sleepy-HoÂow  est  digne  du  nom  qu'il  a  em- 
prunté à  une  légende.  Jamais  lieu  plus  poétique 
ne  fut  choisi  pour  champ  de  repos.  Des  acci- 
dents de  terrain  très  proches  les  uns  des  autres 
contribuent  à  la  beauté  de  cette  espèce  de  bois 
sacré  où  les  essences  d'arbres  les  plus  diverses 
entremêlent  les  nuances  délicates  de  leur  feuil- 
lage au-dessus  des  tombes,  qui  ce  jour-là  étaient 
fleuries  comme  elles  le  sont  chez  nous  le  jour 
des  Morts.  C'est  que  le  jour  des  Morts,  à 
une  date  différente,  il  est  vrai,  est  fêté  depuis 
peu  dans  l'Amérique  protestante. 

On  vous  dira  que  cette  façon  d'honorer  les 


268  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

morts  n'implique  pas  que  l'on  prie  pour  eux  ; 
mais  en  réalité  il  y  a  là  un  retour  fatal  aux 
traditions,  un  irrésistible  besoin  ressenti  par 
tous  les  vivants,  à  quelque  religion  qu'ils  ap- 
partiennent, de  communier  avec  les  disparus 
qui  leur  furent  chers.  La  décoration  des  tombes 
de  soldats  servit  de  prétexte,  puis  il  arriva  que 
les  fleurs  réservées  d'abord  aux  défenseurs 
de  la  patrie  furent  ofl'ertes  à  d'autres  défunts, 
de  sorte  qu'au  l^''  juin  les  cimetières  d'Amé- 
rique ressemblent  beaucoup  à  ce  que  sont  les 
nôtres  le  2  novembre.  Les  puritains,  —  je  l'ai 
déjà  dit,  et  il  suffit  pour  s'en  rendre  compte 
de  voir  les  lignes  uniformes  et  serrées  de 
tables  d'ardoises  plantées  debout  dans  le 
vieux  cimetière  colonial  de  Concord,  —  les  pu- 
ritains mirent  une  ardeur  farouche  à  effacer 
tous  les  symboles.  Leurs  fils  y  sont  revenus  et 
peut-être  l'influence  d'Emerson  y  a-t-elle  été 
pour  beaucoup.  Le  Sleepy-Hollow  tout  entier 
semble  consacré  à  sa  mémoire.  Il  le  domine 
du  sommet  d'un  monticule  escarpé. 

Nous  gravissons  le  sentier  tournant  que 
veinent  les  racines  saillantes  des  grands  pins, 
et  nous  atteignons  le  bloc  énorme  de  quartz 
rose,  un  fragment  de  glacier  qui  n'a  de  rival 
au  monde  que  le  rocher  battu  par  les  flots, 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  269 

mausolée  de  Chateaubriand.  Par  cette  belle 
journée,  le  soleil  fait  étinceler  le  cristal  vierge, 
pur  et  lumineux  comme  l'esprit  même  dont  il 
est  l'emblème.  Au  pied,  sous  un  tertre  sans 
nom,  s'efface  la  femme  du  grand  homme.  Les 
pierres  tombales  des  autres  membres  de  la 
famille  sont  dispersées  alentour.  Celle  d'un 
enfant  chéri,  mort  à  cinq  ans,  porte  les  vers 
dignes  d'une  anthologie  grecque  que  son  père 
lui  consacra  dans  la  pièce  intitulée  Threnody  : 

The  hyacinthine  boy,  for  whom 

Morn  well  might  break  and  April  bloom, 

The  gracions  boy  who  did  adorn 

The  world  whereinlo  he  was  born, 

And  by  his  countenance  repay 

The  favor  of  the  loving  day, 

Has  disappeared  from  the  day's  eye. 

Sur  le  bloc  de  granit  qui  recouvre  les  restes 
du  fidèle  disciple,  Henry  Thoreau,  est  jetée 
aujourd'hui  une  gerbe  d'orchis  roses  dont  le 
nom  revenait  fréquemment  sous  sa  plume. 
Heureux  l'écrivain  qui  s'impose  ainsi  à  des 
souvenirs  de  tendresse  I 

De  petites  bornes  en  marbre  blanc,  frappées 
de  simples  initiales,  indiquent  à  peine  la  sépul- 
ture des  Alcott. 

Les  enfants  de  madame  Ripley,  l'admirable 


270  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERR E. 

femme  du  révérend  Samuel  Ripley,  oncle 
d'Emerson,  ont  inscrit  sur  la  tombe  de  leur 
mère  un  fragment  de  la  vie  d'Agricola.  Elle 
aimait  à  lire  Tacite  en  latin,  comme  elle  lisait 
Théocrite  en  grec  et  les  auteurs  français,  ita- 
liens ou  allemands  chacun  dans  sa  langue,  avec 
une  égale  facilité.  Emerson  disait  cependant 
qu'elle  était  encore  supérieure  à  tout  ce  qu'elle 
savait.  Dévorée  du  besoin  d'apprendre,  elle 
vécut  en  compagnie  de  ses  richesses  littéraires 
et  scientifiques  dans  un  état  de  contentement 
que  rien  ne  pouvait  lui  faire  perdre  et  en  suf- 
fisant aux  devoirs  domestiques  les  plus  mul- 
tiples. Jamais  l'idée  de  produire  rien  de  per- 
sonnel ne  lui  vint,  elle  était  trop  occupée  à 
acquérir  des  connaissances  nouvelles,  tout  en 
aidant  son  mari,  qui  préparait  des  jeunes  gens 
à  l'Université,  et  en  élevant  ses  sept  enfants. 
Gela  bien  souvent  sans  domestique,  forcée  de 
servir  elle-même  le  déjeuner  dès  cinq  heures 
du  matin  et  de  raccommoder  les  hardes  de  la 
famille.  Sa  simplicité  n'avait  d'égale  que  sa 
distraction;  l'histoire  du  balai  qu'elle  trans- 
porta certain  jour  à  travers  la  ville  de  Boston, 
tout  en  causant,  est  restée  légendaire.  Madame 
Ripley  fut  jusqu'au  bout  la  conseillère  vénérée 
d'Emerson,  de  même  que  «la  sage  Elizabeth», 


DANS   LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  27i 

Elizabelli  Hoar,  la  fiancée  de  son  frère  défunt, 
était  la  confidente  de  ses  plus  secrètes  pensées, 
sa  pierre  de  touche. 

Nous  descendons  vers  la  dernière  demeure 
de  Hawthorne,  où  la  pervenche  pousse  à  foison* 

En  errant  sous  les  ombrages  mystiques 
du  Sleepy-Hollow,  au  milieu  d'un  imposant 
silence,  les  mots  du  poète  :  Ici,  il  y  a  des  dieux, 
ne  sortent  pas  de  ma  pensée,  mêlés  aux  ensei- 
gnements vraiment  divins  d'Emerson.  Que 
d'autres  sourient  du  transcendentalisme  qui, 
soit  dit  en  passant,  se  laissa  donner,  mais  ne 
prit  jamais  ce  nom  ambitieux,  qui  se  garda 
d'imposer  des  lois  quelconques,  qui  n'eut  que 
des  buts  larges,  indéfinis,  non  promulgués, 
qui  ne  fut  en  un  mot  qu'un  très  noble  état 
d'âme;  je  le  respecte  avec  toutes  ses  exagéra- 
tions et  toutes  ses  puérilités.  Je  ne  reprocherai 
pas  à  Alcott  ses  manies,  pas  plus  qu'à  Margaret 
Fuller  son  pédantisme,  je  ne  chercherai  point 
querelle  à  ïhoreau,  comme  j'étais  prête  à  le 
faire  en  arrivant,  pour  s'être  vanté  d*âvoir  vécu 
solitaire  au  fond  des  bois,  dans  une  maison 
bâtie  de  ses  mains,  tout  cela  près  du  lac 
Walden,  d'où  il  entendait,  —  le  mot  est  cruel, 
—  la  cloche  du  dîner  d'Emerson.  Ces  gens  ont 
été  après  tout  les  champions  de  l'idéal,  ils  ont 


272  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

délivré  leurs  concitoyens  des  liens  de  la  rou- 
tine et  du  convenu  ;  leur  originalité  s'est  affir- 
mée d'une  façon  généreuse  dans  ses  excès 
mêmes,  et  leur  héritage  a  contribué  pour  une 
grande  part  à  former  la  société  bostonienne 
d'aujourd'hui.  Certes  elle  ne  ressemble  plus 
guère  à  la  société  rigide  et  artificielle  que  vou- 
lurent réformer,  que  transformèrent  plutôt  ces 
apôtres  de  la  culture  et  de  l'individualité.  S'ils 
ne  furent  pas  toujours  très  naturels,  dans  le 
sens  que  nous  donnons  à  ce  mot,  par  leur 
préoccupation  même  de  revenir  à  la  nature, 
d'être  parfaitement  eux-mêmes,  de  ne  point  se 
ressembler  entre  eux,  ils  furent  du  moins  tou- 
jours sincères. 

Quand,  en  regagnant  le  chemin  de  fer,  je 
passe  devant  la  petite  maison  confortable 
de  Thoreau  qu'il  quitta  pour  aller  à  la  porte 
de  chez  lui  se  nourrir  de  racines,  travailler  de 
ses  bras  et  coucher  à  la  belle  étoile,  je  ne  puis 
refuser  mon  estime  à  la  loyauté  de  l'intention, 
d'autant  plus  qu'elle  eut  pour  suite  des  «  livres 
de  plein  air  »  qui  ont  fait  profiter  toute  une 
génération  des  deux  années  de  vie  primitive 
dont  voulut  goûter  leur  auteur. 


IV 


SALEM    ET     SES     ENVIRONS 


Le  vieux  puritanisme  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre ,  si  étranger  à  tous  nos  instincts  et 
qu'Emerson  perça  de  si  larges  fenêtres  pour 
y  faire  entrer  l'air  et  la  lumière,  m'est  apparu 
plus  vivant  qu'ailleurs  à  Salem,  la  cité  mère 
du  Massachusetts.  Un  nuage  noir  semble  peser 
à  tout  jamais  sur  la  colline  sinistre  où  s'éleva 
le  gibet  des  sorcières,  où  se  manifesta  le  moyen 
âge  américain  qui  rappelle  singulièrement  le 
nôtre,  à  la  grande  poésie  près. 

Superstitions,  tortures,  envoûtements,  sorti- 
lèges, excommunications,  rien  ne  manqua 
pour  remplir  de  ténèbres  et  d'horreur 
Tannée  1692.  Rappelons-nous  que  le  procès 
d'Urbain    Grandier    avait   lieu  en  France  un 


274     NOUVELLE-PHANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

peu  plus  tôt  seulement,  avec  l'approbation 
pleine  et  entière  du  cardinal  de  Richelieu  ; 
n'importe,  il  est  à  noter  que  les  protestants 
ne  sont  jamais  restés  au-dessous  des  catholiques 
sur  le  chapitre  du  fanatisme.  En  Amérique, 
ils  les  dépassèrent  même  de  beaucoup  ;  on 
chercherait  vainement  dans  les  annales  du 
Canada  des  exemples  semblables. 

La  lettre  tue,  c'est  le  cas  de  le  dire,  puis- 
qu'un texte  de  la  Bible  tant  de  fois  lue,  relue, 
scrutée  et  commentée,  dit  formellement  :  «  Tu 
ne  permettras  pas  à  un  sorcier  de  vivre  ». 
Là-dessus,  de  sages  gouverneurs,  de  savants 
théologiens  firent  sans  remords  dresser  des 
potences. 

Tout  le  monde  connaît  l'histoire  lamentable 
des  sorciers  de  Salem,  comment,  sur  la  dénon- 
ciation de  huit  petites  filles  dont  plusieurs 
déclarèrent  plus  tard  avoir  été  folles  ou  avoir 
«  parlé  pour  rire  »,  vingt  innocents  furent 
livrés  à  la  corde,  sans  compter  ceux  qui 
succombèrent  en  prison.  Les  médecins  d'au- 
jourd'hui reconnaîtraient  dans  les  illusions  et 
les  convulsions  des  «  enfants  affligés  »  un  cas 
bien  caractérisé  d'hystérie,  joint  au  besoin  de 
se  distraire  un  peu,  de  faire  du  bruit,  de 
rompre  la  monotonie  de  cette  existence  austère, 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  275 

étoulfante,  où  la  gaieté,  même  honnête,  eût  été 
taxée  de  péché.  For  fun ,  par  plaisanterie 
lugubre,  macabre,  faute  de  mieux,  ces  filles 
à  qui  la  danse,  la  toilette,  tout  enfin  était 
interdit,  se  donnèrent  l'amusement  pervers 
d'agiter  la  communauté  ;  elles  se  moquèrent 
une  bonne  fois,  à  tout  risque,  des  ministres 
impitoyablement  rabat-joie  qui  en  étaient  les 
arbitres.  Les  souvenirs  de  | cette  mystification 
remplissent  encore  Salem  qui  ,  un  peu 
d'art  et  de  réclame  y  aidant,  a  l'aspect 
voulu  pour  les  faire  valoir.  Avec  ses  deux 
fortins  croulants,  plantés  des  deux  côtés  d'un 
port  désormais  réduit  au  cabotage  qui  rem- 
place mal  le  grand  commerce  asiatique  d'au- 
trefois, elle  sommeille,  aux  trois  quarts  morte, 
pareille  à  un  grand  magasin  d'antiquités , 
antiquités  relatives,  cela  va  sans  dire,  remon- 
tant tout  juste  au  xvii^  siècle.  L'architecture 
même  de  la  gare  vous  impressionne  au  débar- 
qué, en  affectant  des  airs  de  forteresse  ou  de 
prison.  Deux  tours  noires,  d'aspect  rébarbatif, 
semblent  vous  dire  :  «  C'est  ici  que  souffrirent 
les  malheureux  accusés  de  criminelle  conni- 
vence avec  un  chat  noir  ou  un  oiseau  jaune, 
avec  des  formes  volantes  et  rampantes  qui  ne 
pouvaient  être  que  le  diable  ». 


276     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Non  loin  du  chemin  de  fer  se  trouvaient  le 
pilori  et  le  poteau  où  l'on  fouettait  les  condam- 
nés pour  des  délits  qui  souvent  n'avaient  rien 
à  faire  avec  le  droit  commun;  l'obstination  à 
ne  pas  fréquenter  l'église  suffisait.  Devant  nous 
une  assez  belle  rue  offre  à  notre  curiosité  des 
boutiques  remplies  de  vieilles  ferrailles,  de 
vieilles  poteries,  de  mauvaises  estampes,  de 
prétendu  bric-à-brac  vendu  très  cher  et  qui 
date,  cela  va  sans  dire,  de  l'époque  du  procès. 
Les  marchands  de  balais  sont  nombreux,  ce 
qui  est  de  rigueur  dans  un  pays  de  sorcières. 
L'étranger  se  porte  d'abord  vers  la  pharmacie 
du  Vieux  Coin,  la  Witch-Hovse  comme  on  l'ap- 
pelle. Au  début  de  l'atroce  persécution,  eurent 
lieu  chez  le  magistrat  qui  l'habitait,  Jonathan 
Corwin,  les  interrogatoires  continués  ensuite 
dans  la  meeting -house.  Dès  1635,  Roger  Wil- 
liams, arrivé  d'Angleterre,  avait  logé  dans  cette 
même  maison  de  planches.  Il  fut  très  cruelle- 
ment chassé  de  la  ville,  et  partit  de  là  pour 
fonder  la  colonie  de  Providence  sur  des  bases 
de  liberté  religieuse  absolue  dont  il  n'avait 
certes  pas  trouvé  l'exemple  à  Salem. 

Rien  n'a  été  changé  aux  parois  ni  aux  solives 
de  la  chambre  où  il  se  berça,  au  cœur  môme 
du  plus  implacable  fanatisme,  d'un  beau  rêve 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  277 

de  tolérance  universelle.  Seulement  la  très 
large  cheminée  est  devenue  un  couloir  qui 
fait  communiquer  deux  pièces  ;  dans  Farrière- 
boutique,  on  vend  des  baguettes  de  coudrier 
et  différents  objets  relatifs  aux  sorcières.  En 
écoutant  bien,  j'entends  de  faibles  échos  répé- 
ter les  questions  ineptes  posées  à  ces  malheu- 
reuses :  «  Quand  vous  chevauchez  vos  bâtons, 
allez- vous  à  travers  les  arbres  ou  par-dessus  ?  » 
Peut-on  s'étonner  que  l'imbécillité  des  uns  ait 
produit  la  folie  des  autres,  et  que  les  prétendus 
suppôts  de  Satan  aient  fini  quelquefois  par 
avouer,  sans  avoir  en  réalité  rien  commis,  ou 
par  accuser  le  voisin,  ce  qui  était  le  meilleur 
moyen  d'obtenir  miséricorde? 

Cependant  le  pharmacien,  qui  a  très  avanta- 
geusement remplacé  magistrats  et  sorcières  dans 
la  vieille  maison,  nous  vend  une  friandise  par- 
ticulière au  pays,  le  «  gibraltar  »,  bonbon  forte- 
ment parfumé  à  la  menthe  et  dont  le  nom  tient 
sans  doute  à  la  dureté  de  roc  qui  le  distingue. 
Tandis  que  nous  lions  connaissance  avec  lui, 
on  est  allé  quérir  le  fameux  George  Arvedson, 
«  seul  guide  compétent  »  de  la  ville  de  Salem. 
Pour  mieux  dire,  Salem  appartient  à  George 
Arvedson,  et  il  croit  en  être  personnellement 
l'un  des  traits  principaux,  puisque,  dès  les  pre- 

16 


278     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE-ANGLETERRE. 

mières  politesses,  il  avertit  ses  clients  que  la 
généalogie  des  Arvedson,  d'origine  suédoise,  re- 
monte au  xv^  siècle,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
de  se  contenter  d'un  dollar  l'heure.  Il  condes- 
cend même  à  vous  procurer  des  voitures  et 
vous  commande  au  besoin  un  déjeuner  à  «  la 
vieille  boulangerie  »,  Old  Bakery,  que  le  fait 
d'être  antérieure  à  1690  recommande  appa- 
remment à  l'estime  des  gourmets.  Lorsqu'on 
revient  d'Amérique,  par  parenthèse,  les  objets 
anciens  font  horreur,  on  voudrait  proscrire  le 
mot  vieux  du  dictionnaire,  tant  le  culte  sans 
aucun  discernement  de  la  vieillerie,  quelle 
qu'elle  soit,  vous  a  souvent  offusqué.  Notre 
guide  américano-Scandinave  montre  du  génie 
en  rattachant  ses  origines  au  xv*^  siècle. 

D'un  air  d'autorité,  il  nous  conduit  où  bon 
lui  semble,  sans  s'inquiéter  de  ce  que  nous 
désirons  voir  :  «  Je  reconnais  tout  de  suite,  dit-il, 
la  nationalité  des  voyageurs  à  ceci  :les  Français 
sont  curieux  avant  tout  des  sorcières,  les  An- 
glais me  questionnent  sur  Haw^thorne.  »  Mais 
il  ne  doute  pas  un  instant  que  les  visiteurs,  de 
quelque  pays  qu'ils  viennent,  ne  s'intéressent 
à  sa  propre  maison,  la  maison  des  Arvedson, 
qu'il  désigne  avec  fierté  en  annonçant  qu'elle 
fut  celle  de  son  arrière-grand-père  et  que  deux 


DANS   LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  279 

fois  il  y  vit  le  jour,  car,  étant  devenu  aveugle, 
il  recouvra  la  vue. 

Salem  est,  somme  toute,  une  très  jolie  ville 
malgré  ses  allures  un  peu  somnolentes  et  sa 
réputation  tragique.  L'orme,  cette  parure  fores- 
tière de  l'Amérique,  s'y  manifeste  avec  splen- 
deur; on  se  promène  sous  de  hautes  voûtes 
de  verdure  dont  nulle  part  je  n'ai  rencontré 
l'équivalent.  Les  maisons  sont  enguirlandées 
de  feuillage,  tapissées  de  «  lierre  de  Boston  ». 
L'une  des  plus  belles  est  celle  de  Timolhée 
Pickering,  adjudant  général  des  armées  de 
Washington,  l'un  des  chefs  du  parti  fédéral 
aux  États-Unis  ;  une  plaque  de  bronze  au-dessus 
de  la  porte  nous  rappelle  ses  mérites. 

Auprès  des  hôtels  particuliers  de  date  ré- 
cente, les  habitations  primitives  se  font  recon- 
naître à  leur  cheminée  unique,  à  leurs  pignons 
bizarres,  à  leurs  toits  en  croupe,  à  pans  rompus, 
gambrel  roof  ou  lintoo  roof  ;  ce  nom  indique 
les  pans  inégaux,  descendant  d'un  côté  jusqu'à 
terre  ou  il  s'en  faut  de  peu.  Le  premier  étage 
en  saillie  servait  de  position  pour  tirer  sur  les 
Lidiens  quand  ils  attaquaient.  Une  de  ces 
cabanes  vermoulues  est  celle  de  Brigitte  Bishop, 
Ja  première  sorcière  exécutée,  personne  quelque 
peu  excentrique,  à  qui  l'on  pouvait  reprocher 


280  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

de  vendre  du  cidre  et  d'offrir  aux  consomma- 
teurs les  séductions  d'un  jeu  de  galet,  le  seul 
que  se  permissent  les  moins  intransigeants 
d'entre  les  puritains.  En  outre,  elle  portait  un 
corsage  rouge  à  l'époque  où  les  couleurs 
sombres  étaient  recommandées;  ces  méfaits 
ne  lui  parurent  pas  suffisants  pour  motiver 
son  arrestation,  car  elle  s'arma  d'une  bêche 
contre  ses  accusateurs  ;  mais  les  voisins  ayant 
prétendu  qu'elle  les  paralysait  en  braquant 
sur  eux  le  mauvais  œil,  ce  fut  assez  pour 
convaincre  de  son  crime  des  inquisiteurs 
calvinistes  tels  que  Jonathan  Gorwin,  John 
Haworth  et  le  ministre  Noyés,  groupe  sinistre 
de  terribles  honnêtes  gens  que  vint  renfor- 
cer ensuite  le  grand  théologien  de  Boston, 
Cotton  Mathers.  On  la  pendit.  On  pendit  bien 
un  pauvre  chien  convaincu  de  sorcellerie  I  Une 
petite  fille  de  quatre  ans  fut  tout  près  de 
subir  le  même  sort.  Mais  ce  ne  sont  là  que 
des  épisodes  insignifiants.  Arvedson  nous  fait 
toucher  les  pièces  authentiques  du  grand 
drame  dans  une  salle  du  Palais  de  Justice. 
Là  nous  nous  trouvons  devant  les  procès-ver- 
baux des  séances,  précieusement  conservés  avec 
quelques  épingles  rouillées  produites  comme 
pièces    à    conviction.    Ces    grosses  signatures 


DANS   LA   NOUVELLE-ANGLETERRE,  281 

laborieuses,  ces  autographes  en  caractères  vieil- 
lots évoquent  pour  nous  la  présence  même 
des  personnages  :  les  signes  appuyés  de  l'entê- 
tement, le  tremblement  nerveux  de  la  peur 
sont  visibles  et  comme  vivants.  Une  page  est 
tournée  au  nom  de  Gorey,  rappelant  la  plus 
affreuse  peut-être  de  toutes  ces  exécutions. 

Marthe  Corey,  intelligente  autant  que  coura- 
geuse, ne  se  borna  pas  à  affirmer  son  inno- 
cence, elle  osa  faire  entendre  qu'elle  ne  croyait 
pas  à  la  magie  ;  audace  presque  unique,  car 
la  bonne  foi  des  bourreaux  n'avait  d'égale  que 
la  superstition  de  la  plupart  des  victimes. 
Crédule  entre  tous  était  Giles  Corey,  le  mari 
de  Marthe,  un  bonhomme  de  quatre-vingts  ans. 
Ses  dépositions  absurdes  contribuèrent  à  faire 
condamner  sa  femme  ;  quand  il  essaya  de  les 
retirer,  il  devint  aussitôt  suspect  et  fut  arrêté 
à  son  tour.  Alors  ce  vieillard,  si  faible  jusque- 
là,  s'imposa  une  expiation  sublime.  Il  savait 
que  le  refus  délibéré  de  répondre  aux  juges 
entraînait  avec  lui  quelque  chose  de  plus 
affreux  que  la  mort  immédiate.  La  punition 
des  silencieux  consistait  à  être  pressé  jusqu'à  ce 
que  la  parole  sortît,  c'est-à-dire  que  le  coupable 
était  couché  presque  nu  sur  le  sol  de  son 
cachot,    sans    autre    couverture    qu'un    poids 

16. 


282     NOUVELLE-FRANCE   ET   NOUVELLE- A  NGLETERRE. 

énorme,  qu'on  ne  retirait  qu'après  l'aveu.  Le 
supplice  pouvait  durer  plusieurs  jours.  Corey 
se  laissa  presser  jusqu'à  la  mort  sans  prononcer 
un  mot. 

Avec  Arvedson,  l'intérêt  marche  crescendo; 
c'est  le  plus  habile  des  metteurs  en  scène.  Il 
nous  introduit  ensuite  à  l'Essex  Institut,  grand 
bâtiment  de  briques  qui  renferme  des  collec- 
tions d'antiquités  américaines,  indiscutables, 
celles-là.  Plusieurs  salles  sont  remplies  d'armes 
très  lourdes,  de  chaufferettes  énormes  portées 
autrefois  à  l'église  par  les  fidèles  pendant  les 
interminables  sermons,  de  chenets  de  fer,  de 
tournebroches,  d'ustensiles  certainement  moins 
curieux  pour  les  Européens  qui  s'en  servent 
encore,  que  pour  les  Américains  de  nos  jours 
initiés  aux  plus  récentes  inventions  en  fait  d'en- 
gins culinaires  et  autres.  Assortiment  complet 
de  boucles,  de  parapluies,  de  chapeaux,  de 
perruques,  de  chaussures,  etc.,  tout  cela  très 
simple  en  général,  la  loi  exigeant  que  la  toilette 
fût  en  rapport  avec  les  ressources  de  chacun, 
ce  qui  donnait  lieu  à  des  enquêtes  rigoureuses  : 
ainsi  se  fonde  la  liberté. 

Une  vitrine  recèle  quelques  bijoux  histo- 
riques, bagues,  peignes,  ouvrages  en  cheveux. 
Les  meubles   du  temps  sont  représentés  par 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  283 

des  rouets,  par  de  grandes  chaises  à  fond  de 
roseaux,  plus  deux  clavecins  et  la  table  sur 
laquelle  Moll  Pitcher,  la  devineresse  de  la 
Révolution,  disait  la  bonne  aventure.  Tout 
prouve  l'absence  absolue  de  luxe,  une  austé- 
rité générale.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
intéressant,  c'est  la  salle  des  portraits  :  gou- 
verneurs anglais,  prédicateurs  et  philanthropes 
célèbres,  magistrats  des  xvii^  et  xviii*"  siècles. 
Je  n'aurais  pu  me  figurer  plus  terrible  l'icono- 
claste Endicott,  premier  gouverneur  de  Salem, 
avec  ses  yeux  saillants  d'une  dureté  de  pierre 
et  sa  face  pâle  d'oiseau  de  proie  ;  il  est  présent 
à  trois  exemplaires.  Les  physionomies  qui  se 
détachent  des  cadres  vermoulus  semblent  se 
ressentir  de  la  farouche  discipline  qu'il  faisait 
régner  autour  de  lui.  Il  n'y  a  là  que  des  mines 
sévères  ou  renfrognées,  des  femmes  guindées 
dans  leurs  vêtements  sombres.  Quelques  pas- 
tels à  demi  effacés  attestent  cependant  que, 
mêm<^  alors,  on  pouvait  posséder  l'agrément 
de  la  jeunesse.  Le  peintre  quaker,  Benjamin 
West,  nous  apparaît  fort  laid,  personnifiant 
l'art  terne  et  ennuyeux  ;  il  se  hâta  de  passer 
en  Angleterre  où  l'on  sait  que,  favorisé  par 
George  III ^  il  fonda  l'Académie  royale  des 
Beaux-Arts,  ce  qui  doit  lui  faire   pardonner 


284     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

ses  tableaux.  Un  portrait  ridicule,  —  jambes 
torses,  habit  rouge,  large  figure  commune 
épanouie  par  le  contentement  de  soi,  —  c'est 
celui  de  William  Pepperell.  Marchand  par  état, 
il  était  soldat  par  goût  ;  c'est  lui  qui  força  de 
capituler  l'imprenable  Louisbourg.  Le  hasard 
l'avait  servi  sans  doute,  mais  ce  coup  de  main 
audacieux  lui  valut  les  plus  grands  honneurs 
militaires  et  le  titre  de  baronnet.  Sa  suffisance 
et  son  habit  chamarré  tranchent  sur  la  gravité 
environnante. 

Quelle  société  maussade  devaient  former 
tous  ces  visages  auxquels  le  sourire  semble 
inconnu  et  que  l'on  dirait  préoccupés  de 
la  recherche  du  péché  irrémissible  ou  d'autres 
investigations  intimes  non  moins  désolantes  ! 
J'ai  vu  peu  de  galeries  plus  caractéristiques 
d'une  race  et  d'une  époque.  On  voudrait  que 
ces  effigies  des  précurseurs  de  la  Révolution 
américaine  fussent  catalogués  au  profit  des 
travaux  historiques  de  l'avenir. 

Un  mauvais  tableau  représente  l'une  des 
principales  scènes  du  procès,  l'interrogatoire  de 
Jacobs,  un  vieillard  infirme  que  sa  petite-fille 
accusa  pour  échapper  à  la  prison.  Les  possédées 
se  tordent  et  désignent  le  pauvre  homme  à  la 
vengeance  des  juges  ;  une  furie,  les  griffes  en 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  2«5 

avant,  semble  prête  à  se  jeter  sur  lui.  Toutes  les 
figures  expriment  la  peur,  cette  peur  d'où  naît  la 
cruauté  ;  Jacobs,  avec  ses  longs  cheveux  blancs, 
son  air  d'honnêteté  parfaite,  aura  beau  supplier, 
le  gibet  l'attend;  la  rétractation  formelle  du 
témoignage  arraché  à  une  enfant  de  quinze  ans 
que  le  remords  déchire  ne  sera  pas  écoutée. 

A  côté  de  l'Essex  Institut  se  trouve  Plummer 
Hall,  ainsi  nommé  du  nom  de  son  fondateur  ; 
c'est  une  importante  bibliothèque  construite 
à  l'endroit  même  où  naquit  Prescott.  Salem, 
avec  ses  souvenirs,  semblait  prédestiné  à  pro- 
duire un  historien. 

Nous  entrons  dans  la  plus  ancienne  des 
églises  protestantes  d'Amérique.  Devant  elle, 
les  voyageurs  du  vieux  monde  se  sentent  vieux 
jusqu'à  la  caducité.  En  1634,  date  de  sa 
construction,  nous  avions  laissé  déjà  bien  loin 
derrière  nous  les  siècles  qui  virent  se  déve- 
lopper la  magnifique  floraison  des  cathédrales, 
et  l'Amérique  se  bornait  encore  à  cette  pauvre 
petite  cabane  de  planches  mal  dégrossies  I  On 
l'a  transformée  en  une  espèce  de  reliquaire, 
mais  les  reliques  ne  sont  pas  toutes  purement 
religieuses  ;  les  débris  d'une  chaire  à  prêcher 
et  de  vieux  bancs,  une  table  de  communion 
brisée,  qui  remontent  aux  Puritains,  côtoient 


2»0  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

le  pupitre  de  bois  massif  sur  lequel  Hawthorne 
écrivait  ses  romans. 

Quatre  maisons  à  Salem  rappellent  ce  nom 
célèbre  :  celle  où  naquit  l'écrivain  et  qui  se 
tient  à  l'écart,  avec  son  toit  «  en  jambe  de 
cheval  »,  dans  une  rue  étroite  et  modeste; 
celle  qu'il  habita  par  la  suite,  d'apparence 
plus  bourgeoise;  le  bâtiment  de  la  Douane  où, 
tout  en  s'acquittant  de  sa  besogne  terre  à  terre 
d'employé,  il  préparait  la  Scarlet  Letter ,  son 
chef-d'œuvre  ;  et  enfin  la  Maison  aux  Sept 
Pignons  dont  le  nom  sert  de  titre  à  une  très 
forte  étude  de  caractères.  Il  me  semble  en  voir 
sortir  un  à  un  tous  les  personnages  bizarres 
et  attachants  créés  par  ce  profond  psychologue, 
qui  est  lui-même  bien  à  sa  place  dans  l'at- 
mosphère morose  dé  Salem.  La  Maison  aux 
Sept  Pignons  demeure  toute  pleine  d'énigmes 
et  de  secrets  sous  les  grandes  branches  feuil- 
lues qui  l'enveloppent,  presque  à  l'extrémité 
d'une  rue  qui  aboutit  au  bras  de  mer  de 
l'autre  côté  duquel  se  trouve  Marblehead , 
fameux  dans  les  fastes  de  l'Indépendance. 

Pour  finir,  nous  allons  contempler,  d'un 
pont  à  l'ouest  de  la  ville,  la  montagne  des 
Sorcières,  Galloivs  Bill,  où  avaient  lieu  les  exé- 
cutions. Ce  sommet  aride  se  dessine  nettement 


DANS    LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  287 

sur  le  ciel  clair  :  on  distingue  un  grand  espace 
désolé  où  notre  imagination  peut  placer  le 
gibet.  Le  guide  précise  l'endroit,  car  il  sait 
tout.  Il  n'y  avait  pas  d'enterrement  chrétien 
pour  les  sorciers  et  sorcières,  on  les  enfouissait 
dans  quelque  trou,  sous  un  rocher  ;  le  petit- 
fils  de  Jacobs  réussit  cependant  à  emporter 
sur  son  cheval  le  cadavre  du  pauvre  vieux  qui 
repose  près  de  sa  ferme  encore  debout  ;  et  une 
digne  femme,  Rebecca  Nurse,  excommuniée 
avant  de  mourir  par  une  précaution  habituelle, 
a  reçu  depuis  les  honneurs  d'un  monument  de 
granit.  Parmi  ces  malheureux,  il  y  eut  une 
sainte,  Mary  Easty,  qui,  avant  le  supplice, 
adressa  aux  juges  une  humble  et  magnifique 
requête  afin  qu'ils  lui  accordassent,  en  échange 
de  sa  vie,  la  grâce  d'autres  innocents. 

Assez  de  tableaux  funèbres;  en  voici  un  très 
différent,  d'une  irrésistible  drôlerie  ;  il  m'a  fait 
éclater  de  rire  sur  le  chemin  même  du  gibet, 
tout  à  l'extrémité  de  ce  faubourg  qui  rejoint 
par  un  tramvs^ay  le  village  de  Peabody,  où 
naquit  le  fameux  philanthrope  ainsi  nommé. 
Une  enseigne  bizarre  se  balance  au-dessus 
d'une  porte  basse  ;  on  y  lit  en  lettres  tourmen- 
tées Lio  Sam  et,  la  porte  étant  ouverte  à  cause 
de  la  chaleur,  j'aperçois  le  plus  curieux  inté^ 


288     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

rieur  de  blanchisserie  chinoise,  un  vrai  sujet 
d'écran  :  deux  figures  d'hommes  pareils  à  de 
vieilles  femmes  ;  l'un  d'eux,  accroupi  derrière 
son  comptoir,  rit  et  se  contorsionne,  sa  grosse 
tête  roulante  entre  ses  grandes  manches  ;  l'autre 
s'occupe  diligemment  à  repasser  d'une  main 
légère.  La  silhouette  vue  de  dos,  les  épaules  en 
l'air  dans  une  ample  camisole  où  toute  la  brise 
qui  nous  manque  semble  s'engouffrer,  est  im- 
payable. Point  de  meubles,  sauf  un  réchaud, 
des  corbeilles  éparses  et  partout  du  linge 
enveloppé  de  papier  formant  des  paquets  de 
formes  biscornues,  variées  à  l'infini.  Il  y  a  de 
ces  boutiques-là  dans  toute  l'Amérique,  mais 
jamais  Chinois  n'ont  jailli  plus  à  propos 
pour  dissiper  d'un  coup  d'éventail  les  noirs 
fantômes  du  puritanisme  anglo-saxon.  Ce 
réduit  tout  païen  me  fit  l'effet  d'une  soupape 
de  sûreté  ouverte  sur  des  régions  où  il  n'y  a 
pas  de  terreur  religieuse,  pas  d'examen  de 
conscience,  ni  d'âme  torturée  par  conséquent, 
ni  de  péché  irrémissible,  ni  rien  que  de  la 
couleur  et  de  la  fantaisie.  Rencontrer  Lio  Sam, 
en  vue  de  la  montagne  des  Sorcières,  me  fut  un 
soulagement  inappréciable  dont  je  reste  recon- 
naissante à  toute  la  race  jaune. 


LA    PISCATAQUA. 


Je  ne  voudrais  pas  laisser  mes  lecteurs  sous 
l'antipathique  impression  que  Salem  peut 
donner  des  vieux  puritains.  Nous  irons  cher- 
cher ceux-ci  dans  des  campagnes  dont  la  beauté 
demande  grâce  pour  leurs  premiers  habitants 
trop  austères,  cette  beauté  que  reflètent  certains 
poèmes  d'Emerson.  Seul  il  pouvait  nous  en 
faire  sentir  les  nuances  infinies,  et  peut-être 
a-t-il  même  contribué  à  la  créer  en  lui  prêtant 
une  âme  exquise  ;  lisez  plutôt  la  petite  pièce 
intitulée  Rhodora,  Ailleurs,  il  y  a  des  bois  et 
des  pâturages,  mais  ils  n'ont  rien  de  commun 
avec  ceux  qu'a  célébrés  le  poète  par  excellence 
de  la  Nouvelle-Angleterre,  d'une  voix  à  laquelle 
j'ai  pensé  tout  à  coup  le  jour  oij  mon  oreille 

17 


290     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUV ELLE- ANGLETERRE. 

fut  surprise  sous  les  grands  pins  par  le  chant 
de  la  grive-ermite.  Chant  unique,  d'une  solen- 
nelle douceur,  d'une  limpidité  cristalline  qui 
tombait  à  intervalles  de  la  voûte  des  arbres 
comme  une  prière  interrompue,  puis  reprise, 
puis  lentement  éteinte,  en  vous  laissant  la 
nostalgie  de  l'entendre  encore.  Certainement 
ce  dut  être  une  grive-ermite  que  le  bon  moine 
de  la  légende  écouta  cent  ans  de  suite,  sans 
s'apercevoir  de  la  fuite  des  heures.  Nous  ne  la 
connaissons  pas  en  France,  nous  n'avons  pas 
non  plus  ces  bois  de  pins  qui  chantent  et  qui 
fleurissent,  où  l'on  cueille  des  orchis  admi- 
rables, des  fraises  sauvages  en  quantité,  où  la 
star-flower  sème  partout  ses  étoiles  d'argent. 
Voilà  pourquoi  je  reviendrai  un  instant  à  la 
Piscataqua. 

Cette  ravissante  rivière,  tout  en  décrivant 
de  nombreuses  chutes,  borne  le  Maine  à 
l'ouest  ;  il  fait  bon  suivre  ses  bords  du 
côté  de  South-Berwick  et  de  Salmon-Falls. 
Elle  court  entre  les  bois  et  les  pâturages. 
Immenses ,  sur  les  «  hautes  terres  »  qu'ils 
recouvrent,  sont  ces  pâturages  typiques  de  la 
Nouvelle -Angleterre,  entrecoupés  de  rochers 
où  les  genévriers  poussent  par  touffes  épaisses. 
Çà  et  là,  un  cèdre  battu  par  les  vents,  ou  un 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  291 

grand  sapin  noir  aux  branches  déchirées  rompt 
l'uniformité  du  plateau.  Des  chevaux  galopent 
en  liberté;  la  solitude  est  absolue;  pas  un 
être  humain.  Sur  les  barrières  grises  qui  bor- 
dent la  prairie  sont  perchés  des  bobolinks,  ces 
artistes  en  renom,  qui,  presque  autant  que 
le  mocking  bird,  sont  opposés  volontiers  à  nos 
oiseaux  d'Europe.  Mais  je  ne  connais  d'eux  que 
leur  habit,  un  habit  noir,  avec  petite  pèlerine 
cendrée  et  petit  capuchon  du  même  ton,  ourlé 
de  jaune.  Ils  se  taisent  prudemment,  comme 
s'ils  craignaient  de  risquer  leur  réputation 
devant  un  public  qui  a  entendu  le  rossignol. 

Heureux  les  enfants,  qui  ont  pour  s'y  ébattre 
ces  pâturages  merveilleux  où  l'on  découvre  un 
monde  !  Je  défie  les  voyageurs  eux-mêmes,  ces 
grands  enfants,  de  résister  à  l'envie  de  mettre 
au  pillage  les  trésors  qu'ils  recèlent  :  myrtilles, 
cornouilles,  airelles,  checkerherry  au  feuillage 
poivré  et  parfumé  que  l'on  goûte  comme  un 
fruit,  waxberry  qui  donne  de  la  cire,  ancolies 
d'un  rouge  de  corail  dont  nous  faisons  des 
gerbes,  ronces  luxuriantes  aux  fleurs  larges 
comme  des  églantines,  aux  traînes  intermi- 
nables ;  n'oublions  pas,  entre  mille  autres,  cette 
fleurette  délicate  sobrement  habillée  de  gris  et 
appelée  avec  justesse  Quaker  lady,  car  elle  a 


292  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

tout  de  bon  des  allures   réservées   de   petite 
quakeresse. 

Lorsque  nous  atteignons  les  fermes,  espa- 
cées à  de  longs  intervalles,  elles  nous  apparais- 
sent à  travers  les  lilas  en  pleine  floraison  et  les 
pommiers  qui  s'alignent  autour  d'elles.  Très 
anciennes  pour  la  plupart,  elles  sont  du  même 
gris  que  les  fences,  barrières,  —  le  gris  brillant 
du  white  pine  alternativement  lavé  par  les 
neiges  et  brûlé  par  le  soleil.  On  les  construi- 
sait sur  la  hauteur,  l'approche  des  Indiens 
étant  sans  cesse  guettée.  J'entends  à  ce  sujet 
des  histoires  terribles,  celle  entre  autres  d'une 
famille  dont  les  descendants  existent.  Le  mari 
et  la  femme,  nouvellement  accouchée,  furent 
emmenés  au  Canada,  chacun  de  son  côté,  par 
les  sauvages  qui  avaient  pillé  leur  ferme.  En 
route,  l'enfant  que  portait  la  jeune  mère  se 
mit  à  pleurer.  Un  Indien  le  saisit,  lui  brisa  la 
tête  contre  un  arbre  et  laissa  le  petit  cadavre 
aux  aigles  alors  très  nombreux  sur  la  Pisca- 
taqua.  Longtemps  après,  le  mari,  qui  avait 
réussi  à  s'échapper,  retrouva  sa  femme  au 
Canada  où  elle  avait  fini  par  se  remarier,  le 
croyant  mort  ;  il  la  reprit,  la  ramena  chez  lui 
et  ils  eurent  beaucoup  d'enfants  qui  firent 
souche  à  leur  tour  dans  le  pays. 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  293 

La  vie  rurale  n'a  pas  en  Amérique  l'aspect 
pittoresque  qu'elle  garde  encore  chez  nous  ; 
les  machines,  sans  relâche  perfectionnées,  y 
suppléent  trop  à  l'effort  des  bras;  là-haut, 
pourtant,  dans  les  vastes  pâtures,  rien  ne 
m'empêche  de  rêver  la  vie  des  Puritains  d'il  y 
a  deux  cents  ans,  avant  les  inventions  et  les 
progrès  de  l'industrie.  Le  colon  de  ce  temps 
primitif  fabrique  tout  chez  lui,  aussi  bien  le 
rude  lainage  à  rayures  qui,  avec  un  grand  cha- 
peau, de  longs  bas  et  des  culottes  de  cuir, 
habillent  les  hommes,  que  la  grosse  toile  à 
carreaux  dont  sont  faits  les  tabliers  des  ména- 
gères, occupées  tout  le  jour  à  fder,  à  tisser  et  à 
coudre  dans  leur  intérieur.  Ils  sont  solidement 
bâtis,  malgré  un  régime  plus  que  frugal  de 
porridge  et  de  pain  de  maïs.  Les  voici,  se  ren- 
dant au  meeting,  les  vieux  à  cheval  deux  par 
deux,  la  femme  un  bras  passé  autour  de  son 
mari,  les  garçons  et  les  filles,  à  pied,  portant 
dans  chaque  main  leurs  souliers  du  dimanche. 
Gens  trop  vertueux  et  sans  pitié  pour  qui  ne 
l'était  pas.  Toutes  leurs  étroites  pensées  mon- 
taient vers  un  Dieu  farouche  qu'ils  avaient, 
plus  que  ne  le  firent  jamais  aucuns  dévots, 
formé  à  leur  image;  un  Dieu  qui  défendait  les 
spectacles,  la  musique,  les  cartes,  tout  ce  qui 


294     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

n'était  pas  en  un  mot  le  travail  et  le  proche. 
Il  reste  encore  une  forte  dose  de  puritanisme 
dans  Tamalgame  dont  est  sortie  l'Amérique 
contemporaine,  mais  à  titre  de  levure,  —  ce 
mot  très  juste  est  de  M.  Ghapman,  —  il  a  son 
prix  inestimable.  Le  jour  où  des  terres  nou- 
velles réclamèrent  la  dispersion  de  ces  impi- 
toyables répresseurs,  leur  force  morale  conges- 
tionnée trouva  une  issue,  se  répandit,  s'infiltra 
dans  les  masses,  devint  bienfaisante*. 

Un  de  leurs  plus  graves  défauts  me  paraît 
avoir  été  une  disposition  à  incriminer  les  avan- 
tages que  tel  ou  tel  d'entre  eux  possédait  sur 
les  autres.  De  même  qu'à  Salem,  le  révérend 
Barrough  fut  pendu,  quoique  ministre,  pour 
cause  de  force  herculéenne,  ses  muscles  ne 
pouvant  lui  venir  que  du  diable,  et  une  pauvre 
fille,  Elisabeth  How,  condamnée  pour  le  charme 
de  douceur  et  de  bonté  qui  attirait  à  elle  les 
petits  enfants,  certain  riverain  de  laPiscataqua 
faillit  payer  de  sa  vie  l'intelligence  supérieure 
qui  lui  avait  fait  découvrir  un  chemin  de  tra- 
verse extraordinairement  court  conduisant  à  la 
forêt.  Nous  allons  profiter  de  ce  chemin  qui 
s'appelle  encore  le   Witchman's  Trot,  la  Trotte 

1.  Emerson  and  other  Essays,  by  John  Jay  Chapman.  New- 
York,  1898,  Scribner. 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  295 

du  Sorcier,  pour  gagner  les  bois  de  pins  où 
prudemment  il  prit  le  large  avant  d'avoir  la 
corde  au  cou. 

Je  ne  connais  rien  de  plus  délicieux  que  de 
parcourir  au  pas  de  deux  bons  chevaux  les  in- 
comparables bois  de  pins  du  Maine.  Il  y  a  bien 
une  douzaine  d'espèces  de  ces  arbres  :  pins 
blancs,  ce  que  nous  appelons  pins  du  Nord, 
pins  rouges,  pins  résineux,  pitch-pins,  hemlocks, 
le  sapin  du  Canada,  d'une  moins  délicate 
élégance,  mais  souvent  gigantesque,  d'autres 
encore  que  l'on  reconnaît  au  nombre  de  leurs 
feuilles  réunies  dans  une  même  gaine  cylin- 
drique. Il  s'ensuit  une  diversité  de  structure  et 
de  nuances  qui  empêche  que  l'accusation  de 
monotonie,  généralement  portée  contre  la  forêt 
de  pins,  soit  applicable  ici.  Le  voisinage  de 
l'eau  lui  prête  en  outre  une  physionomie  spé- 
ciale. A  travers  le  rideau  des  branches  appa- 
raît par  intervalles  la  surface  bleuâtre  de  la 
Piscataqua.  Une  trouée  dans  la  muraille  éter- 
nelleriient  verte  nous  permet  d'apercevoir  telle 
voile  blanche  qui  s'avance  fantastique  comme  si 
elle  nageait  dans  le  feuillage. 

A  l'endroit  où  l'épaisseur  du  bois  est  plus 
marquée  encore  qu'ailleurs,  Miss  Jewett  me  dit  : 

—  C'est   ici  qu'on  vient  en  décembre  cou- 


296     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOU VELLE- ANGLETERRE. 

per  les  arbres  de  Noël  et  tous  ces  panaches 
décoratifs  qui  remplissent  pendant  la  fête  les 
maisons  et  les  églises. 

Les  chevaux  cependant,  habitués  à  cet  exer- 
cice, écartent  de  leurs  têtes  patientes  la  ramure 
qui  partout  barre  le  passage,  et  qui  se  referme 
derrière  nous,  car  il  n'y  a  pas  de  chemin 
apparent;  la  petite  voiture  roule  sans  bruit  sur 
la  mousse,  et  mon  amie  descend  de  temps  à 
autre  pour  repousser  quelque  obstacle  d'une 
main  adroite  et  forte.  La  vie  au  grand  air 
donne  aux  femmes,  fussent-elles  des  dames, 
une  vigueur  qui  passe  pour  être  refusée  à  leur 
sexe  dans  les  pays  moins  rudes  et  moins  libres, 
où  il  ne  leur  est  pas  encore  permis  de  compter 
sur  elles-mêmes. 

La  beauté  des  bois  de  pins  et  des  pâtures  ne 
doit  pas  me  rendre  injuste  cependant  pour  la 
côte,  avec  ses  baies  profondes,  ses  promon- 
toires, ses  îles  et  ses  marais  salants. 


VI 


LES   PLAGES   DU   NORTII-SIIORE 


Tout  a  été  dit  de  Newport,  la  reine  des 
plages  américaines,  comme  on  l'appelle  ;  mais 
je  ne  crois  pas  qu'on  ait  autant  parlé  des  bains 
de  mer  de  la  côte  Nord  du  Massachuselts 
(North-Shore)  qui  n'ont  à  lui  envier  que  le  ta- 
page du  luxe.  Personne,  parmi  ceux  qui  les 
connaissent,  ne  leur  reprochera  de  se  borner  à 
l'élégance.  Et  cette  élégance  n'est  pas  extérieure 
seulement,  elle  implique  aussi  celle  de  l'esprit, 
les  innombrables  villas  qui  sont  le  séjour  d'été 
de  la  meilleure  société  bostonienne  à  Man- 
chester, à  Beverly,  à  Magnolia,  dans  les  loca- 
lités qui  se  succèdent  jusqu'à  l'extrémité  du 
cap  Ann,  se  vantant  d'avoir  reçu,  de  recevoir 
encore  les  écrivains,  les  artistes  les  plus  célèbres. 

17, 


298     NOUVELLE-FRANCE   ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

Voici  Manchester  par  exemple  :  la  plage, 
une  plage  de  sable  fin  et  blanc,  a  la  curieuse 
propriété  d'émettre  des  sons  d'harmonica  lors- 
qu'on l'agite,  d'où  son  nom  de  Singing  beach, 
grève  chantante  ;  tout  le  rivage  est  bossue  par 
de  grosses  roches  dont  la  plupart  supportent 
des  cottages  émergeant  d'un  fouillis  de  verdure. 
J'habite,  chez  une  amie,  l'un  des  mieux  situés  : 
il  n'est  qu'à  cinq  minutes  de  la  mer,  mais 
séparé  d'elle  par  des  bois  de  chênes,  do 
hêtres  et  de  pins  d'où  semblent  sortir  les 
voiles  des  bateaux  de  pêche  qui  s'éparpillent 
dès  l'aube  sur  cette  adorable  baie  endormie 
dans  le  calme  du  mois  de  juin.  Un  massif 
de  rochers  nous  protège  contre  le  vent,  il 
est  couvert  de  ces  roses  sauvages,  simples, 
mais  très  odorantes  qui  courent  ici  un  peu 
partout;  un  couple  de  rouges-gorges,  robins, 
gros  comme  des  merles,  au  poitrail  éclatant, 
vient  y  gazouiller  sous  mes  fenêtres  matin  et 
soir.  Derrière  cet  abri,  la  maison  paraît 
accroupie  sous  son  vaste  toit  rougeâtre  à  pans 
rompus  qui  s'incline  vers  une  seconde  toiture, 
éployée  pour  ainsi  dire  au-dessus  de  la  piazza. 
Celle-ci,  soutenue  par  des  troncs  de  pins  rouges 
non  équarris  auxquels  les  branches,  rustique- 
ment  taillées  comme  au  hasard,  prêtent  des 


DANS  LA   NOUVELLE-ANGLETERRE.  299 

chapiteaux,  est  garnie  de  coussins  et  de  ber- 
ceuses ;  on  y  prend  le  thé,  on  y  cause,  on  y 
vit.  Cette  piazza  enveloppe  d'ombre  tout  le 
rez-de-chaussée  d'où  nous  découvrons  la  mer 
des  deux  côtés.  L'intérieur  du  cottage  est  dé- 
coré avec  un  goût  sévère,  sur  le  modèle  des 
vieilles  maisons  de  puritains  :  peinture  som- 
bre sur  les  murs,  hautes  cheminées  de  bois, 
petits  carreaux  de  vitrage  ;  la  plupart  des  meu- 
bles ont  été  collectionnés  avec  soin  dans  les 
fermes  d'alentour.  Il  s'y  ajoute  des  objets  d'art 
discrètement  choisis,  beaucoup  de  fleurs. 

Je  ne  me  lasse  pas  du  spectacle  dont  je  jouis 
de  mes  fenêtres  au  premier  étage.  L'une  d'elles 
donne  sur  la  pleine  mer  dont  les  vagues,  très 
douces  en  cette  saison,  caressent  une  île  blanche 
toute  proche.  Des  cottages  couleur  de  brique, 
aux  toits  bizarres,  à  pignons,  à  galeries,  à  ba- 
lustres,  s'égrènent  parmi  les  roches  grises  et 
moussues.  De  mon  autre  fenêtre  je  découvre  la 
presqu'île  verdoyante  qui  cache  le  port  de 
Manchester.  Le  clocher  d'une  petite  église  res- 
sort sur  le  lointain  feuillu.  L'eau  immobile  dans 
une  vasque  arrondie  fait  penser  à  celle  d'un  lac. 

Par  le  raidillon  du  jardin,  je  descends  vers 
d'autres  jardins  sans  clôture  qui  s'ouvrent  avec 
une  hospitalité  familiale,  tout  le  long  de   la 


300  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

côte.  La  plupart  des  villas  attendent  encore  leurs 
propriétaires  respectifs  ;  peut-être  dans  un  mois 
y  aura-t-il  trop  d'équipages  sur  les  routes,  trop 
de  grandes  élégantes,  trop  de  monde;  profitons 
vite  de  ce  moment  sans  pareil. 

On  marche  au  hasard  au-dessus  des  plages 
qui  se  succèdent,  toujours  en  vue  de  la  mer, 
par  des  sentiers  agrestes  qu'envahissent  la 
fougère  odorante,  le  sassafras  ou  le  laurier  ; 
libre  à  vous  de  vous  reposer  sous  les  cèdres  aux 
branches  étendues  en  parasol  qui,  plantés  sur 
ces  falaises  déchiquetées  que  l'on  dirait  rous- 
sies au  soleil,  font  penser  à  des  pins  d'Italie. 
Je  me  rappelle  quelques  sites  merveilleux,  le 
point  entre  autres  où  les  roches  forment  un 
étroit  couloir,  une  sorte  de  canon;  la  marée 
haute  s'y  engouffre  écumeuse  à  vos  pieds.  Tout 
à  coup,  en  pleine  sauvagerie,  vous  vous  trouvez 
au  milieu  de  massifs  d'azalées  et  de  rhododen- 
drons ;  ce  sont  les  parcs  des  chalets  voisins  qui 
descendent  vers  le  rivage,  mêlant  l'art  à  la  na- 
ture d'une  façon  piquante  et  imprévue.  La  mer- 
veille en  ce  genre  est  un  certain  parc  alpestre 
de  Beverly  dont  le  Jardin  botanique  de  Genève 
pourrait  donner  ridée,'s'il  était  possible  de  com- 
parer cette  collection  méthodique  de  la  flore 
des  montagnes,  cette  espèce  d'herbier  vivant, 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  301 

l'admirable  désordre,  qui,  tout  étudié  qu'il 
5oit  ici,  semble  absolument  naturel.  Fantaisie 
sans  rivale  de  botaniste  et  de  poète.  Je  ne  crois 
pas  que  l'on  puisse  pousser  plus  loin  que  les 
Bostoniens  l'intelligence  du  décor. 

Retournons  à  Manchester  pour  nous  en 
convaincre,  regardons  quelques-unes  des  villas 
où  l'architecture  la  plus  capricieuse  s'est  donné 
licence,  toujours  en  faisant  servir  le  bois  aux 
usages  de  la  pierre.  Celle-ci,  par  exemple,  a  le 
caractère  de  la  période  coloniale,  laquée  blanche 
avec  une  piazza  qui  d'un  côté  se  trouve  à  la 
hauteur  du  premier  étage  sur  la  mer  ;  de 
l'autre,  elle  est  de  plain-pied  avec  le  jardin. 
On  entre  dans  un  hall  aux  baies  largement 
ouvertes,  sans  apparence  de  portes  ;  deux 
grands  salons  à  droite  et  à  gauche  ;  un  escalier 
très  original  au  milieu,  dont  le  palier  carré, 
visible  à  mi-hauteur  de  l'étage,  est  décoré,  à  la 
Véronèse,  d'étoffes  anciennes  retombantes  sur  la 
rampe  où  est  perché  un  paon  décoratif.  Le 
plus  joli  établissement  qui  se  puisse  imaginer 
est  formé  airisi  devant  une  espèce  de  lanterne 
d'où  la  vue  est  magique.  Dans  cette  maison, 
les  objets  précieux  rapportés  d'Europe  don- 
nent par  leur  entassement  pittoresque  l'idée 
d'une    razzia.    Ce  satin    à  figures  en    relief. 


302     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE- ANGLETERRE. 

accroché  en  guise  de  rideau,  fat  une  bannière 
ravie  à  quelque  couvent  ;  là-bas,  des  boiseries 
d'église  sont  converties  aux  usages  pratiques. 
Tout  est  d'un  cosmopolitisme  achevé  qui  se 
retrouve  chez  les  personnes  ;  la  conversation 
effleure  avec  une  spirituelle  volubilité  la  chro- 
nique des  vieux  pays.  Les  hôtes  de  céans 
n'aiment  et  ne  comprennent  que  ceux-là,  ils 
entremêlent  dans  leurs  discours  l'italien  et  le 
français,  comme  s'il  leur  était  plus  facile  parfois 
d'exprimer  leur  pensée,  frottée  aux  pensées 
étrangères,  dans  une  autre  langue  que  leur 
langue  maternelle  qui  n'a  pas  de  mots  pour 
toutes  leurs  sensations  ;  ils  ne  peuvent  vivre 
qu'à  Florence  ou  à  Paris  ;  ils  arrivent,  ils 
vont  repartir.  On  me  dit  que  la  guerre  a 
réveillé  chez  cette  catégorie  de  Bostoniens  l'in- 
stinct filial  pour  l'Amérique,  mais  n'oublions 
pas  que  nous  sommes  en  1897,  et  continuons 
notre  promenade. 

A  peu  de  distance,  sur  le  chemin  ombreux, 
s'arrondit  une  espèce  de  porche  frangé  de 
lianes  luxuriantes.  Voici  une  autre  villa  tout 
en  tourelles  et  en  pignons  revêtus  de  bar- 
deaux noirs  qui  rappellent  exactement  l'armure 
de  schiste  ajustée  aux  ressauts  et  aux  encor- 
bellements de  certaines  maisons  bretonnes  ;  un 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  303 

arceau  est  jeté  au-dessus  de  la  cour.  On  passe 
sous  cette  voûte  que  rougit  une  vigne  vierge  et 
on  entre  dans  un  intérieur  décoré  de  tapisseries 
de  Béarnais,  cadre  charmant  dédié  à  l'étude,  — 
la  plus  confortable  des  bibliothèques  l'atteste 
—  et  à  la  rêverie  surtout.  Comment  ne  pas  se 
perdre  dans  la  contemplation  des  panoramas 
découverts  de  chaque  fenêtre  ?  Tous  les  genres 
de  vues  existent  ici  :  vue  sur  la  pleine  mer, 
sur  la  campagne,  sur  les  rochers  sauvages,  sur 
un  parterre  soigneusement  entretenu  qui  côtoie 
un  parc  naturel  que  la  main  des  hommes  n'a 
jamais  touché.  La  mer  bat  cette  riche  végéta- 
tion bien  à  l'abri  sur  son  piédestal  de  granit. 

Si  vous  le  préférez,  nous  pouvons  nous 
diriger  encore  vers  des  vergers  que  Daubigny 
eût  voulu  peindre,  où  les  pommiers  projettent 
leur  ombre  sur  un  tapis  de  gazon.  Et  toujours 
la  grève  est  voisine,  mélodieuse  et  douce. 

Magnolia,  malgré  les  fleurs  qui  lui  ont  donné 
son  nom,  malgré  sa  belle  plage  en  forme  de 
croissant,  malgré  les  rochers  chantés  par  Long- 
fellow^,  malgré  l'amusant  voisinage  d'un  cam- 
pement d'Indiens  du  Maine  —  devenus  fort  doux 
et  sans  autre  intention  de  pillage  que  leur  petit 
commerce  de  paniers  joliment  tressés  en  herbes 
odorantes,    —  Magnolia,  malgré  ses  charmes 


304  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

variés,  n'a  pas  l'extrême  distinction  de  Beverly 
enveloppé  dans  des  bois  admirables  où  ses  villas 
trouvent  l'illusion  de  l'isolement.  Quelques- 
unes  sont  de  véritables  châteaux,  d'autres 
affectent  de  n'être  que  des  maisonnettes,  mais 
partout  se  manifeste  un  goût  bien  individuel 
et  une  recherche  exquise.  La  différence  entre 
la  plage  de  Magnolia  et  ses  deux  voisines, 
Beverly  et  Manchester,  c'est  qu'elle  n'est  pas 
accaparée  par  une  coterie  de  choix,  qu'elle 
se  prête  davantage  aux  simples  baigneurs, 
qu'on  y  trouve  beaucoup  de  maisons  à  louer, 
beaucoup  d'hôtels.  Beverly  et  Manchester  au 
contraire  sont  des  diminutifs  de  Boston,  aussi 
exclusifs,  aussi  repliés  sur  eux-mêmes,  aussi 
fermés  aux  intrus  que  peut  l'être  Boston  lui- 
même. 

De  la  piazza,  où  je  viens  de  passer  quelques 
semaines  j'assiste  aux  feux  de  joie  du  4  Juil- 
let,  la  fête  nationale.  Peut-être  est -elle 
bruyante  dans  les  villes  comme  l'est  le 
14  Juillet  à  Paris  ;  mais  ici  elle  n'est  que 
poétique.  Tous  les  jardins  qui  couvrent  les 
tertres  s'illuminent  ;  on  dirait  des  vers  luisants 
dans  les  bordures,  des  fruits  de  feu  suspendus 
aux  branches.  Puis  l'énorme  brasier  s'allume 
à  l'entrée  du  village,  dardant  sur  la  mer  des 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  305 

lueurs  d'incendie,  tandis  que  mille  fusées 
rivalisent  avec  les  étoiles  et  réduisent  à  néant 
l'éclat  des  mouches  phosphorescentes,  fire- 
flieSy  qui  défraient  notre  illumination  quo- 
tidienne. Chaque  soir  la  piazza  est  pailletée 
d'étincelles,  et  les  phares  qui  défendent  la 
côte,  entre  autres  les  deux  jumeaux  que  l'on 
nomme  les  Deux  Sœurs,  brillent  les  uns  fixes, 
les  autres  à  éclipse.  Mais  aujourd'hui  tout  est 
en  feu  pour  fêter  l'ère  de  la  liberté  améri- 
caine. Les  hôtes  des  bois  voisins  en  sont  épou- 
vantés, et  le  lendemain  nous  trouvons  collées 
aux  vitres  diverses  espèces  de  papillons  peints 
de  nuances  que  les  plus  belles  fleurs  pourraient 
envier  ;  éperdus,  ils  sont  venus  se  réfugier  sous 
l'auvent  de  la  piazza. 

La  population  de  Manchester  n'a  rien  épar- 
gné pour  cette  manifestation  patriotique. 
Curieux  petit  village  qui  possède  une  biblio- 
thèque digne  d'une  ville  importante  et  des 
églises-chalets  de  toutes  les  dénominations  ; 
baptiste,  unitairienne,  congrégationaliste,  épis- 
copale,  catholique.  Je  vais  à  cette  dernière,  où 
j'entends  un  bon  prêtre  extraordinairement 
énergique  tonner  contre  les  bicyclettes,  en 
accusant  les  jeunes  filles  de  n'avoir  que  des 
roues  dans  la  tête,  jeu  de  mot  qui  fait  sourire 


306     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

ces  demoiselles,  des  petites  ouvrières  en  chaus- 
sures ,  wheel  voulant  dire ,  par  extension , 
étourderie ,  billevesée.  C'est  le  jour  de  la 
première  communion  qui  est  donnée  à  cinq 
ou  six  enfants  dont  le  type  quasi  arabe  me 
frappe  tout  d'abord  ;  une  colonie  portugaise 
a  fourni  jadis  cet  appoint,  d'ailleurs  peu  consi- 
dérable, de  catholiques. 

Aux  petites  filles,  noires  comme  des  mouches 
et  couronnées  de  roses  blanches,  le  prêtre  fait 
promettre  solennellement  de  ne  boire  aucune 
boisson  fermentée  jusqu'à  leur  majorité.  Ce 
post-scriptum  au  renouvellement  des  vœux  du 
baptême  m'étonne  un  peu.  Les  catholiques  ne 
sont  ni  nombreux,  ni  riches,  ni  très  éclairés 
à  Manchester.  Ils  appartiennent  tous  à  la  classe 
inférieure,  je  le  devinerais  en  regardant  les 
vieux ,  mais  la  mise  des  jeunes  filles  me  ferait 
supposer  tout  le  contraire.  Une  bonne  partie 
de  ce  qu'elles  gagnent  passe  en  chiffons. 

Que  doivent  penser  de  cela  les  ancêtres  puri- 
tains? Qu'en  eût  dit  le  Salem  de  1692?  Il 
n'est  pourtant  qu'à  une  heure  de  distance  de 
Manchester,  de  Beverly  et  de  Magnolia. 


VII 


LE    «    COMMENCEMENT    »    A    CAMBRIDGE 


Je  ne  finirai  pas  [le  récit  de  ce  mois  de  juin 
dans  la  Nouvelle-Angleterre  sur  un  tableau  de 
modernité  esthétique  :  l'une  de  mes  dernières 
et  plus  vives  impressions  ne  fut  que  très  rela- 
tivement mondaine.  Je  l'éprouvai  à  l'Université 
de  Harvard  le  jour  de  la  distribution  des 
diplômes.  Il  y  a  cent  ans,  le  Commencement  de 
Harvard  Collège  était  la  grande  fête  populaire 
de  l'État  de  Massachusetts  ;  elle  débordait  sur 
le  terrain  communal  comme  jadis  chez  nous  la 
foire  du  Landy.  Telle  qu'elle  s'ofPre  à  moi  dans 
la  magnifique  salle  Sanders,  elle  a  un  carac- 
tère plus  intime.  Les  invités,  pourvus  de  cartes, 
envahissent  le  Mémorial  Hall,  le  grand  édifice 
commémoratif  élevé  à  la  mémoire  des  membres 


308  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

de  l'Université  qui  périrent  à  la  guerre.  Ce 
Hall  renferme,  outre  un  vestibule  grandiose 
décoré  de  tables  de  marbre  portant  les  noms 
des  victimes,  outre  la  grande  salle  des  portraits 
où  un  millier  d'étudiants  prennent  chaque 
jour  leurs  repas,  une  salle  de  spectacle,  le 
Sanders  Théâtre,  destinée  aux  grandes  céré- 
monies. Sur  la  scène  figurent  aujourd'hui, 
(30  juin  1897),  le  président,  les  administrateurs 
et  les  professeurs  de  l'Université.  Les  lauréats 
remplissent  le  parterre  ;  dans  les  galeries  se 
presse  la  meilleure  société  de  Boston  et  de 
Cambridge.  Discours  du  président,  lectures 
d'autres  discours  anglais  et  latins  prononcés  par 
les  nouveaux  bacheliers,  licenciés  et  docteurs. 
Défdé  des  jeunes  gens  qui  montent  les  degrés 
pour  recevoir  leurs  diplômes.  Si  l'on  songe  que 
près  de  trois  mille  étudiants  sont  répartis  à 
Harvard  dans  les  facultés  des  lettres  et  des 
sciences,  de  théologie,  de  droit  et  de  médecine, 
on  comprendra  que  la  liste  doive  être  longue. 
Un  étranger  trouve  beaucoup  d'intérêt  à 
cette  nombreuse  réunion,  au  spectacle  donné 
par  toute  cette  robuste  jeunesse,  à  qui  le  sur- 
menage paraît  être  inconnu,  grâce  à  l'habi- 
tude des  jeux  athlétiques  alternant  avec  les 
efforts  du  cerveau  ;  mais  enfin  dans  tous  les 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  309 

pays  du  monde,  il  y  a  des  distributions  de  prix 
équivalentes.  Un  Commencement  plus  nouveau 
pour  moi  fut  celui  de  l'Université  de  Radcliffe, 
l'annexe  féminine  de  Ha^rvard.  Il  avait  eu 
lieu  la  veille,  29  juin,  dans  ce  même  local, 
et  l'aspect  d'ensemble  était  rendu  beaucoup 
plus  riant  par  la  prédominance  des  jolies 
figures,  des  jolies  toilettes.  Les  graduées,  à 
qui  la  toge  et  le  bonnet  carré  prêtaient  un  petit 
air  très  coquet  de  travestissement,  entrèrent 
les  premières,  à  la  suite  de  leur  présidente 
madame  Agassiz,  la  veuve  du  grand  natura- 
liste, sa  collaboratrice  pour  le  Voyage  au  Brésil, 
et  de  Miss  Agnès  Irv^in,  la  doyenne  (dean)  de 
Radcliffe,  l'une  des  personnes  qui  donnent 
l'impulsion  la  plus  sage  et  la  plus  forte 
aux  progrès  de  l'éducation  des  fdles.  Le 
comité  des  dames  directrices,  M.  Arthur 
Gilman  qui  se  dévoua  si  activement  à  la  for- 
mation du  collège  dont  il  est  le  régent,  et 
les  représentants  officiels  de  l'Université  de 
Harvard,  prennent  place  aussi  sur  l'estrade  où 
les  blanches  toilettes  de  ce  qu'on  me  dit  être 
le  Glee  Club,  le  Club  de  la  Joie,  apportent  une 
note  brillante  et  gaie. 

Le  doyen  de  la  faculté  de  théologie  prononce 
la  prière  d'usage,  puis  les  gracieuses  personnes. 


310  NOUVELLE-FRANCE  ET  N  OU  VELLE- ANGLETERRE. 

au  nombre  de  quarante,  en  qui  s'incarne  si 
bien  la  Joie,  chantent  la  dixième  ode  du 
second  livre  d'Horace,  Rectius  vives,  Licini..,  à 
la  louange  de  la  médiocrité. 

Madame  Agassiz,  très  imposante,  en  velours 
noir,  s'approche  alors  d'une  petite  table  qui 
porte  une  rose  rouge  et  une  rose  blanche,  les. 
couleurs  de  Harvard  et  de  Radcliffe.  Sans  la' 
moindre  pédanterie,  comme  elle  parlerait  dans 
son  salon,  elle  passe  en  revue  l'œuvre  accom- 
plie pendant  l'année.  On  sait  comment  s'est 
fondée  cette  université  féminine,  sortie  tout 
naturellement  de  sa  grande  sœur  aînée.  Il  a 
fallu  deux  siècles  pour  que  l'on  reconnût  que 
les  jeunes  filles  avaient  autant  de  droits  que 
leurs  frères  à  d'excellents  professeurs  et  à  une 
admirable  bibliothèque.  Cependant  la  coédu- 
cation,  qui  réussit  dans  l'Ouest,  n'obtenait  pas 
les  suffrages  des  Bostoniens  très  européanisés 
sous  beaucoup  de  rapports.  L'idée  vint  à  de 
bons  esprits  de  réunir  deux  collèges  distincts 
sous  les  auspices  d'une  même  faculté  ;  on  la 
mûrit,  on  la  discuta  longtemps,  cette  excel- 
lente idée,  car  en  1878  seulement  elle  se  réa- 
lisa; môme  l'incorporation  proprement  dite 
n'eut  lieu  qu'en  1894,  après  dix-sept  années  de 
succès  soutenus. 


DANS   LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  311 

Depuis  lors  le  président  et  les  agrégés  de 
l'Université  de  Harvard,  qui  déjà  patronnaient 
l'Annexe,  sont  devenus  responsables  des 
diplômes  accordés  aux  étudiantes.  Celles-ci,  sans 
être  assises  sur  les  mômes  bancs  que  les  étu- 
diants, ont  part  dans  une  large  mesure  aux 
.  mêmes  privilèges.  Un  groupe  de  dames,  appar- 
tenant au  meilleur  monde,  veille  sur  elles  de 
la  façon  la  plus  maternelle  dans  le  collège 
même  et  hors  de  lui,  s'intéressant  à  leurs  tra- 
vaux, les  aidant  à  organiser  leurs  plaisirs,  les 
recevant  avec  aménité,  leur  offrant  les  inesti- 
mables avantages  du  contact  et  de  l'exemple. 
Voilà  ce  que  ne  rappelle  pas  madame  Agassiz 
qui  eut  dans  ces  développements  une  trop  belle 
part  pour  vouloir  en  faire  l'éloge.  Elle  expose 
les  progrès  matériels  du  Collège  grandi  par 
des  acquisitions  de  terrains  considérables,  elle 
parle  du  besoin  pressant  de  créer  de  nouveaux 
laboratoires  et  annonce  les  généreuses  dona- 
tions faites  par  certains  particuliers  en  vue  de 
créer  '  des  bourses. 

Les  noms  d'une  trentaine  de  bachelières  et 
d'une  demi-douzaine  de  licenciées  sont  procla- 
més. Elles  défilent  devant  leur  présidente  qui 
remet  à  chacune  un  parchemin.  J'aurais  voulu 
de  profondes  révérences,  mais  il  faut  bien  que 


312  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

les  pensionnaires  de  nos  pauvres  vieux  cou- 
vents aient  au  moins  un  petit  avantage  sur 
leurs  triomphantes  rivales  :  ce  joli  plongeon  au 
plus  profond  des  jupes  que  nous  a  légué  le 
menuet. 

Madame  Agassiz  parle  en  termes  chaleureux 
de  miss  Kate  Peterson  qui,  ayant  rempli  toutes 
les  conditions  nécessaires  pour  atteindre  au  doc- 
torat en  philosophie,  n'a  pu  cependant  obtenir 
ce  diplôme  ;  il  n'est  pas  accordé  aux  étudiantes 
de  Radcliffe.  Les  flatteuses  attestations  de 
ceux-là  môme,  qui  lui  refusent  un  titre  mérité 
so  mêlent  aux  compliments  que  miss  Peterson 
reçoit  de  ses  compagnes.  Je  demande  à  lui 
être  présentée,  et  je  suis  frappée  de  sa  sim- 
plicité parfaite.  Il  n'eût  tenu  qu'à  elle  d'aller 
demander  à  une  autre  université  le  diplôme 
en  règle  qu'elle  n'aura  pas  dans  celle-ci,  mais 
elle  s'en  est  gardée,  satisfaite  d'avoir  été  à 
l'honneur,  fût-ce  sans  profit.  Au  fond,  une 
simple  certificat  de  Harvard  vaut  tous  les 
brevets  du  monde,  et  miss  Peterson  ne  se  laisse 
pas  tenter  par  des  mots.  Elle  compte  parmi 
ces  jeunes  filles,  de  plus  en  plus  nombreuses, 
qui  travaillent  pour  le  plaisir  de  travailler, 
qui  tiennent  à  la  culture  pour  la  culture  elle- 
même.  Avec  ses  joues  rosés,  son  frais  sourire, 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  313 

cette  gentille  philosophe  est  une  preuve  vivante 
de  l'excellente  éducation  qu'on  reçoit  à  Rad- 
cliffe.  Un  prix  spécial  va  lui  permettre  de  se 
reposer  en  voyageant.  Le  prix  de  deux  cent 
cinquante  dollars  (douze  cent  cinquante  francs), 
réservé  au  meilleur  essai  en  langue  anglaise, 
est  décerné  à  une  bachelière,  miss  Dix,  qui  a 
écrit  déjà  plusieurs  pièces,  jouées  sur  la  scène 
de  VAuditorium, 

Puis  les  chants  recommencent,  les  serre- 
ments de  main  ;  de  joyeuses  et  cordiales 
conversations  s'engagent,  chacun  paraissant 
oublier  qu'il  y  a  là  une  plate-forme  et  sur  la 
plate-forme  un  escadron  de  savantes.  Ce  ne 
sont  que  de  vraies  jeunes  filles  aussi  gaies, 
aussi  naturelles  qu'elles  pourraient  l'être  au 
bal.  L'influence  de  leurs  patronnes  et  amies, 
qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  institutrices 
de  profession,  mais  qui  possèdent  l'usage  du 
monde,  l'expérience  de  la  vie,  est  certaine- 
ment pour  beaucoup  dans  cette  attitude  ;  elle 
obtiendrait  grâce  auprès  des  plus  farouches 
contempteurs  de  l'instruction  supérieure  des 
femmes.  Puissent  nos  doctoresses  de  l'avenir 
ressembler  à  miss  Kate  Peterson  si  parfaite- 
ment féminine  dans  sa  souriante  acceptation 
d'une  différence  injuste  au  fond  I 

18 


314  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

L'absence  de  formalisme  du  a  Commence- 
ment »  de  Radcliffe  opposée  à  la  pompe  un 
peu  emphatique  du  «  Commencement  »  de 
Harvard ,  marque  assez  qu'aux  États  -  Unis 
comme  ailleurs  les  femmes  de  goût  cherchent 
à  se  faire  pardonner  ce  qu'elles  savent.  Plus 
la  femme  sera  l'égale  de  l'homme,  moins  elle 
s'efforcera  de  le  paraître.  Les  voix  charmantes 
du  Glee  Club  nous  le  chantaient  tout  à  l'heure, 
avec  le  vieil  Horace  : 

Sache  replier  tes  voiles  enflées  par  un  vent  trop  favorable. 

Tout  en  repliant  prudemment  ses  voiles,  la 
nef  de  Radcliffe  Collège  est  sûre,  beaucoup 
plus  que  certains  navires  trop  orgueilleux,  —  ou 
trop  pressés,  —  d'arriver  glorieusement  au  port. 


VIII 


ENTRE    VOISINS 


Je  laisse  le  lecteur  tirer  les  conclusions 
qu'il  voudra  de  ces  notes  prises  un  peu  au 
hasard,  chemin  faisant,  et  me  bornerai  à 
indiquer  sur  une  dernière  page  quels  sont 
les  sentiments  réciproques  de  la  Nouvelle - 
France  et  de  la  Nouvelle-Angleterre. 

Ils  n'ont  au  fond  rien  de  sympathique,  quoique 
Francis  Parkman,  un  brillant  écrivain  dont 
s'enorgueillit  très  justement  Boston,  ait  con- 
tribué' plus  que  personne  à  mettre  en  lu- 
mière le  Canada  par  ses  travaux  devenus 
célèbres  :  les  Pionniers  français  dans  le  Nou- 
veau monde,  la  Découverte  du  Grand-Ouest,  les 
Jésuites  dans  r Amérique  du  Nord,  la  Conspi- 
ration de  Pontiac,  etc.   Il  y  a  là  une  série  de 


316     NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

beaux  livres  écrits  dans  le  style  vivant  et  coloré 
qui  fait  comparer  leur  auteur  à  Washington 
Irving,  et  palpitants  d'intérêt,  en  outre,  à 
l'égal  des  romans  d'aventure  les  mieux  ma- 
chinés, quoique  la  conscience  et  la  probité 
historique  comptent  parmi  les  qualités  maî- 
tresses de  Parkman.  Les  Canadiens  le  recon- 
naissent, mais  ils  lui  reprochent  cependant 
de  n'avoir  pas  su  choisir  les  matériaux  qui 
s'offraient  à  lui  et  qu'il  étale  avec  une  irritante 
impartialité,  contribuant  ainsi,  prétendent-ils, 
à  répandre  beaucoup  de  calomnies  ;  en  outre, 
il  est  protestant,  il  examine  les  événements  au 
point  de  vue  purement  humain  ;  il  écarte  les 
motifs  surnaturels,  le  miracle,  la  suprême 
beauté  de  la  légende.  Parkman  est  donc  pour 
les  Canadiens  un  de  ces  alliés  dangereux,  mais 
puissants,  dont  on  se  targue  tout  en  se  méfiant 
de  leurs  bons  offices.  Ils  ne  lui  pardonnent  pas 
d'avoir  représenté  le  gentilhomme  de  chez  eux 
en  bandit,  un  fusil  à  la  main,  le  crucifix  au 
cou,  sortant  de  la  forêt  avec  une  troupe 
mêlée  d'Indiens  hurlants,  en  peinture  de  com- 
bat, et  de  Français  presque  aussi  sauvages 
qu'eux,  pour  fondre  comme  un  lynx  sur  quel- 
que ferme  ou  quelque  hameau  écarté  de  la 
Nouvelle -Angleterre.    Et    Parkman    ajoute  : 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  317 

«  Combien  la  Nouvelle-Angletere  le  haïssait, 
que  les  chroniques  le  disent.  Les  taches  de 
sang  les  plus  rouges  sur  nos  vieilles  annales, 
marquent  la  trace  du  gentilhomme  canadien.  » 

Voilà  pour  le  Canadien  d'autrefois  qui, 
comme  le  font  remarquer  ses  défenseurs,  eut 
d'autres  procédés  de  guerre  pourtant  à  la  Monon- 
gahela,  à  Oswego,  à  Carillon,  à  Montmorency, 
à  Sainte-Foy,  partout  où  furent  battues  les 
troupes  anglo-américaines. 

Sur  le  Canadien  d'aujourd'hui,  écoutons  le 
romancier  qui  tient  le  premier  rang  auprès 
de  Henry  James,  William  D.  Howells.  Dans 
Their  Wedding  Journey  qui,  sous  prétexte  de 
voyage  de  noces,  est  un  véritable  Guide  en 
Canada,  il  rend  pleine  justice  aux  beautés 
pittoresques  du  pays,  mais  il  insiste  d'une 
façon  désobligeante  sur  l'apparence  lourde- 
ment rustique  des  habitants,  sur  l'alliance  mal 
assortie  de  leur  tendresse  pour  la  France  et  de 
leur  fidélité  à  l'Angleterre  : 

«  Cette  fidélité,  dit-il,  place  un  pays  énorme 
comme  le  Canada  dans  l'attitude  ridicule  d'un 
grand  garçon  collé  aux  jupes  maternelles  et 
sans  caractère  à  lui.  C'est  une  vie  commode, 
paisible  et  irresponsable  qu'il  mène,  sans  doulc, 
mais  il  y  manque   cette  grandeur  qu'aucune 

18. 


318  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

prospérité  matérielle  ne  peut  donner,  toute 
situation  volontairement  subordonnée  étant 
ignoble.  Malgré  soi,  on  sent  qu'il  n'a  pas  de 
bases  solides  dans  le  Nouveau  Monde  et  qu'il 
n'en  aura  pas  tant  qu'il  n'aura  point  secoué  la 
tutelle  anglaise.  » 

Il  faudrait  mettre  ici  les  véhémentes  ripostes 
lancées  par  le  Canada  :  «  C'est  cela  !  nous 
débarrasser  de  l'Angleterre  pour  nous  livrer 
aux  États-Unis  qui  nous  guettent,  aux  États- 
Unis  hérétiques  et  républicains,  ingrats  par 
surcroît,  car  ils  sont  toujours  prêts  à  oublier 
que  leur  indépendance  ils  la  doivent  à  la 
France  I  Que  lui  ont-ils  rendu  en  échange?  La 
Révolution  et  ses  crimes,  car  l'Indépendance 
de  l'Amérique  a  préparé  la  Révolution  fran- 
çaise, comme  la  guerre  d'Italie  prépara  les 
désastres  de  1870.  Pauvre  France,  toujours 
dupe  de  sa  générosité  I  On  l'exploite  et  on  la 
renie.  Nous  donner  aux  États-Unis  I  Mais  les 
États-Unis  ne  nous  ont  fait  que  du  mal  ;  leurs 
manufactures  nous  ont  enlevé  un  demi-million 
d'hommes  dans  la  force  de  l'âge,  dont  l'exemple 
est  un  malheur  pour  nos  campagnes.  Imiter 
seulement  les  États-Unis  serait  le  grand  péril 
de  l'avenir...  Nous  donner  à  eux  !  Le  ciel  nous 
en  préserve  I  » 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE.  319 

Howells  a  répondu  d'avance  avec  une  iro- 
nique et  dédaigneuse  sagesse  :  «  Ce  serait  grand 
dommage  en  effet  d'arracher  le  Canada  à  sa 
mère  simplement  pour  le  réunir  à  un  demi- 
frère  peu  sympathique  tel  que  nous...  Il  y  a 
des  expériences  qui  ne  nous  sont  plus  possibles 
et  qu'on  peut  encore  tenter  là- bas  au  profit  de 
la  civilisation.  Mieux  vaudraient  deux  grandes 
nations  côte  à  côte  que  l'union  de  traditions  et 
d'idées  discordantes,  mais  nous  n'en  disons  pas 
moins  au  jeune  géant  retardataire  qui  se  tient 
entre  le  Saint -Laurent  et  les  Lacs  :  «  Coupez 
une  bonne  fois  les  cordons  du  tablier,  les, 
lisières  de  l'obéissance,  et,  qui  que  vous  soyez 
tâchez  d'être  vous-même.  » 

Que  je  continue  mon  rôle  d'écho,  et  vous 
entendrez  un  prêtre  éloquent  qui,  sur  le  terrain 
de  l'histoire,  s'est  fait  l'avocat  de  son  pays, 
répliquer  de  la  belle  manière  : 

«  S'il  demeure  un  seul  Anglais  sur  le 
contipent  d'Amérique,  c'est  la  faute  de  votre 
fanatisme  puritain.  Sans  lui ,  nous  vous 
suivions,  en  1775.  Pourquoi,  dans  son  étroi- 
tesse,  ne  nous  a-t-il  pas  garanti  la  conservation 
du  peu  de  libertés  qui  nous  restaient  ?  » 

Mais  inutile  de  prolonger  la  querelle  ;  il  n'y 
aurait  pas  de  raison  pour  qu'elle  cessât,  chacun 


320  NOUVELLE-FRANCE  ET  NOUVELLE-ANGLETERRE. 

ayant  àdire  son  mot  :  Canadiens  et  «  Bostonais  » 
se  reprocheraient  véhémentement  par- dessus  la 
frontière,  ceux-ci  un  manque  absolu  de  culture 
et  de  distinction,  ceux-là  leurs  instincts  de 
parvenus,  ce  qui  n'empêche  pas  les  uns  d'aller 
chercher  à  Montréal  et  à  Québec  le  reflet  et  le 
souvenir  de  l'Europe  lointaine,  ce  parfum  d'un 
long  passé  qui  leur  est  si  cher,  et  aux  autres 
d'envier  quelque  peu  les  merveilles  d'industrie 
qui  ont  produit  si  près  d'eux  une  écrasante 
richesse. 

Je  trouve  difficile  et  intéressant  d'imaginer  ce 
que  pourra  bien  devenir  le  Canada  —  créé  par 
nous  et  conservant  notre  empreinte,  habitué 
par  TAngleterre  à  l'exercice  de  la  liberté, 
instruit  par  le  voisinage  d'une  république  des 
résultats,  bons  ou  mauvais,  de  la  démocratie, 
—  le  jour  où  il  se  décidera,  ayant  sagement 
éprouvé  ses  forces,  à  marcher  enfin  tout  seul. 

Quand  sera  tout  à  fait  caduque  l'Europe 
épuisée,  qui  sait  quel  glorieux  avenir  peut  être 
réservé  encore  à  cette  France  d'Amérique? 


TABLE 


I.   —   LES   FEMMES   DU   CANADA   FRANÇAIS 1 

II.    —   SAINT-LAURENT  ET  SAGUENAY 73 

III.  —  l'Éducation  et  la  société  au  canada.  149 

IV.  —  dans    la    NOUVELLE-ANGLETERRE 229 


IMPRIMERIE  CHAix,  RUE  BERGÈRE,  20,  PARIS.  —  23004-10-93.  —  (Encre  Lorilleui).